En matière de droits civiques et politiques, comment décrire la situation des Kurdes en Turquie actuellement ?
La Turquie mène une politique extrêmement répressive à l’égard de la population kurde depuis plusieurs décennies. À partir de 1992, une série de partis ont été interdits, des responsables ont été emprisonnés et des centaines d’assassinats ont été perpétrés par des escadrons de la mort. Aujourd’hui encore, il demeure impossible d’organiser des débats ouverts sur la question kurde et des traces de la répression linguistique sont encore visibles.
Malgré cette répression constante, une réalité de terrain subsiste : celle du mouvement légal kurde. En règle générale, à l’issue des élections en Turquie, ce mouvement kurde obtient autour de 10 % des suffrages, avec un potentiel estimé jusqu’à 15 %. Le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), formé en 1978, reste néanmoins au cœur des tensions. Plusieurs responsables de la mairie d’Istanbul, contrôlée par le CHP (Parti républicain du peuple) [principal parti d’opposition], sont accusés de collaboration présumée avec ce parti. Au Kurdistan même, nombre de maires appartenant au mouvement légal kurde, dont le dernier avatar se nomme DEM (Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples), sont destitués et remplacés par des administrateurs nommés par le gouvernement, les kayyum. Parallèlement cependant, l’État semble ouvrir le dialogue de manière ambiguë avec Abdullah Öcalan, leader du PKK emprisonné depuis 1999, en lui demandant d’obtenir la dissolution de son parti et la fin de sa lutte armée lancée en 1984.
Peu après l’attentat du mercredi 23 octobre 2024 à Ankara revendiqué par le PKK, Devlet Bahçeli, dirigeant du Parti d’action nationaliste (extrême droite), souhaitait qu’Abdullah Öcalan s›exprime devant le Parlement. Le président Erdoğan ajoutait qu’il fallait tendre la main « aux frères kurdes ». Comment expliquer cette nouvelle position ?
Malgré ces déclarations, on est dans le flou le plus total. Le discours officiel adopte une logique duale : d’un côté, l’amorce d’une solution ; de l’autre, la négation pure et simple de la question kurde. Selon Devlet Bahçeli, l’enjeu n’est pas la résolution de la question kurde en Turquie, mais la fin d’un chapitre « de terreur » : le pays vivrait sous l’emprise d’une terreur incarnée par le PKK depuis 1984. La dissolution de ce dernier et le dépôt des armes permettraient de clore cette page de l’histoire turque. Cette posture nie l’histoire républicaine, marquée par le nationalisme radical de l’ère kémaliste, l’interdiction de l’identité kurde, et la répression au Kurdistan. La question kurde est ainsi réduite à une simple menace terroriste.
Le discours officiel mobilise également des narratifs déjà utilisés pour justifier le génocide des Arméniens en 1915 : la question kurde serait manipulée par l’impérialisme et le sionisme. Lorsque Bahçeli a évoqué la première fois l’hypothèse de la dissolution du PKK, la guerre du Liban battait encore son plein, le régime syrien n’était pas encore tombé, mais la peur d’une instrumentalisation régionale, en Syrie, au Proche-Orient et même au sein de la Turquie, apparaissait clairement dans son discours.
Il faut aussi rappeler, et Erdoğan a été clair sur ce sujet, que la non-dissolution du PKK aura pour conséquence une nouvelle phase de répression. Nous sommes donc face à une approche fondamentalement ambiguë : si la reconnaissance de la question kurde devient inévitable, tant à l’échelle nationale que régionale, elle continue d’être réduite dans le discours d’État à une question exclusivement sécuritaire.
Le 27 février 2025, Abdullah Öcalan a pris une décision qualifiée d’historique en appelant au désarmement et à la dissolution de son groupe. Quels facteurs ont pu déclencher cet appel ?
Ce geste s’inscrit dans un contexte dont les tenants et les aboutissants nous échappent largement. Il existe probablement une double temporalité. Dès le début des années 2000, Abdullah Öcalan appelait à l’abandon de la lutte armée. Il soulignait que cette forme de combat appartenait aux décennies 1960-1970, lorsque la violence révolutionnaire traversait les continents. Le XXe siècle, qualifié de « siècle de sang et de fer », fut dominé par une logique de guerre exacerbée, qui s’est poursuivie avec la guerre froide. C’est dans ce climat, aggravé par la répression étatique, qu’a émergé le PKK. À présent, la guérilla a quasiment cessé toute activité sur le sol turc et le contexte global a fondamentalement évolué. Abdullah Öcalan fonde son discours sur cette mutation historique, avec le passage à une nouvelle phase : celle de la dissolution.
En Turquie, seules des actions isolées sont rapportées, les bases militaires des forces kurdes se concentrent surtout en Irak. La géographie de la lutte kurde s’est déplacée jusqu’à faire du Kurdistan syrien son épicentre. Depuis 2012, une entité autonome y a émergé, que la Turquie tente de faire disparaitre par des campagnes militaires et une politique de nettoyage ethnique, notamment dans la région d’Afrine, jadis peuplée à 90 % de Kurdes. Ce mouvement kurde cherche à garantir la pérennité de son entité, dans l’espoir que la Turquie reconnaisse son existence, comme elle avait dû le faire pour le Kurdistan irakien, après des années d’opposition.
Comment l’appel d’Abdullah Öcalan a-t-il été perçu par la population kurde ?
Une large partie de la population soutient cet appel, car, une nouvelle fois, la situation a évolué. Le Kurdistan a traversé des transformations sociologiques majeures au cours des quarante dernières années avec une urbanisation fulgurante. Alors qu’il était rural à 80 %, il ne l’est plus qu’à 25 %. On a vu une classe moyenne émerger en quelques années, accompagnée par une profonde modification des pratiques sociales. Par exemple, les familles sont passées en moyenne de 8 à 2 enfants par foyer. Ces mutations rendent la violence armée obsolète pour nombre de Kurdes. Néanmoins, une part de la population demeure méfiante. Beaucoup y voient une manœuvre orchestrée par le régime du président Erdoğan, comme en 2015-2016, lorsque les négociations avaient été brutalement interrompues.
Le dialogue entre le PKK et le gouvernement turc a-t-il réellement avancé depuis deux mois ? Quels changements sont observés sur le terrain ?
Les évolutions restent limitées, principalement en raison de l’absence d’initiative du côté des autorités turques. Les interlocuteurs kurdes, qu’il s’agisse du PKK ou du DEM, se heurtent à de nombreux blocages. Si une amélioration a toutefois été constatée dans les conditions de détention d’Abdullah Öcalan, qui peut désormais communiquer avec son parti et les représentants du DEM, aucun geste significatif de la part de l’État n’est venu répondre à son appel ou convaincre la société kurde. Cette inertie est préoccupante et elle interroge aussi la démocratisation du pays. À cet égard, on peut proposer une comparaison avec la période 1975-1978 en Espagne, lorsque la transition démocratique post-franquiste s’est accompagnée d’une reconnaissance des identités basque et catalane. Aujourd’hui, en Turquie, si l’autorité d’Abdullah Öcalan est admise de facto, l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, accusé de terrorisme et de collusion indirecte avec le PKK, ne laisse pas présager une perspective de démocratisation. Le mouvement kurde évolue dans l’incertitude absolue quant à son avenir immédiat.
Quel rôle peuvent tenir les partis kurdes, DEM ou PKK, au côté de l’opposition dans le mouvement de contestation déclenché depuis l’arrestation d’Ekrem İmamoğlu ?
Les membres du DEM expriment leur solidarité avec la contestation à l’encontre du régime d’Erdoğan, malgré leur situation politique complexe et délicate. Le principal parti d’opposition peine à se détacher totalement d’un nationalisme turc, latent ou franchement prononcé selon ses multiples courants, bien qu’il comporte une composante démocratique. Les clivages entre la société turque et la société kurde sont profonds, comme en témoignent les dynamiques électorales. L’amertume reste d’ailleurs vive au sein de la classe politique kurde : lors de la destitution des maires kurdes, le parti d’opposition était resté plutôt silencieux. Ces silences nourrissent les malentendus. Néanmoins, le parti DEM a clairement manifesté sa solidarité avec la contestation contre le régime d’Erdoğan.
Alicia Piveteau
Hamit Bozarslan