L’année 2024 a été marquée par un accroissement très notable des tensions entre Pyongyang et Séoul. Alors qu’en janvier dernier, Kim Jong-un faisait modifier la constitution pour faire de la Corée du Sud le « premier pays hostile », supprimant tous les symboles de réconciliation et de coopération entre les deux Corées, le régime nord-coréen a multiplié au cours de l’année 2024 les tirs de missiles. Comment expliquer cette tension croissante entre les deux pays ?
Il faut d’abord faire le constat que la fameuse zone démilitarisée (demilitarized zone), qui coupe la Corée en deux depuis soixante-dix ans, est bien le symbole d’une nation et de familles qui ont été séparées et dont le parcours a été profondément différent, humainement, socialement et politiquement. Aujourd’hui, nous avons des régimes diamétralement opposés, une dictature héréditaire et nucléaire au Nord, une démocratie libérale hyper-développée accueillant 30 000 soldats américains au Sud. Le sentiment d’identité nationale et d’appartenance à un même peuple — les Coréens parlent d’ethnie —, ou d’histoire commune, ne fait plus consensus. La thématique de la réunification à l’allemande longtemps mise en avant par le Sud n’est plus aussi mobilisatrice que dans les années qui ont suivi la sunshine policy (ou politique de rapprochement avec le Nord) lancée en 1997 par le président progressiste Kim Dae-jung. On notera d’ailleurs le caractère cyclique des relations intercoréennes qui dépendent en grande partie des efforts d’ouverture et de la ténacité du gouvernement du Sud à lancer ou relancer le dialogue avec le Nord. Les grands moments de rapprochement sont le fait de présidents progressistes, dont l’implication personnelle et les croyances religieuses sont fortes. Le dernier exemple en date est le président Moon Jae-in. Ses efforts se sont heurtés à la question nucléaire nord-coréenne (dont bien sûr je ne nie pas l’importance déterminante dans toutes les discussions sur la stabilité stratégique de la péninsule) et à l’intransigeance américaine sur l’organisation des négociations et le préalable d’un désarmement complet, vérifiable, irréversible et définitif (CVID) de la Corée du Nord. Les rencontres entre Donald Trump et Kim Jong-un à Singapour en 2018 et Hanoï en 2019 n’ont même pas permis aux deux Corées de signer un traité de paix. Elles sont donc techniquement toujours en guerre.
La brutalité calculée et méthodique de Kim Jong-un, lorsqu’il détruit tous les symboles des relations intercoréennes, est l’expression d’un dépit face au peu de résultats des négociations engagées à l’initiative du président Moon et plus largement d’un refus du principe de réunification des deux pays, ou alors, si l’on s’en tient à sa logique belliqueuse, d’une réunification qu’il entendrait réaliser par la force.
À cette lecture de fond et de la frustration qui en découle s’ajoute l’arrivée à Séoul en 2022 d’un président conservateur, Yoon Suk-yeol, qui va rapidement adopter un langage très dur voire menaçant à l’égard de la Corée du Nord et de ses essais de missiles balistiques intercontinentaux. Dans un premier temps, Yoon Suk-yeol a demandé des garanties américaines supplémentaires sur la dissuasion nucléaire élargie au profit de la Corée du Sud. Il a d’ailleurs obtenu la reprise d’escales de bombardiers stratégiques et de sous-marins nucléaires d’attaque américains en Corée du Sud. On notera par ailleurs que dans le Livre blanc de 2023, Séoul qualifie la Corée du Nord d’« ennemi ».
Où en est la situation aujourd’hui, après une année 2024 qui a vu la Corée du Nord se rapprocher fortement de Moscou, et la Corée du Sud des États-Unis, du Japon et de l’OTAN ? Quelles sont les perspectives sur l’évolution des relations entre ces deux pays ?
Il est à craindre que les relations restent extrêmement tendues car il ne s’agit pas uniquement des deux Corées, mais aussi de leur environnement régional et des superpuissances qui en font partie au gré des alliances et des coalitions. C’est d’ailleurs historiquement la malédiction de la Corée : jusqu’au XIXe siècle, elle a été intégrée au système tributaire chinois ; au début du XXe, elle a subi plus de trente ans de colonisation japonaise pour devenir, à partir de 1945, otage de la guerre froide et des rivalités d’influence idéologique entre deux blocs et subir le traumatisme de la division, sans oublier la guerre de Corée, et son niveau de destruction, qui va figer l’ensemble des protagonistes dans la configuration que l’on connait aujourd’hui.
Cette trajectoire historique inédite est une réalité politique qui apparait aujourd’hui immuable. Les systèmes sociopolitiques entre les « deux » Corées sont diamétralement opposés et les grands protecteurs sont toujours là et continuent à peser de tout leur poids. Il y a d’un côté la Corée du Nord, la Chine et la Russie avec certains aléas dans leurs relations, sans que l’on puisse parler d’alliance militaire au sens strict, et de l’autre coté la Corée du Sud et son allié stratégique américain avec des troupes et des équipements militaires déployés. Le rapprochement de la Corée du Sud avec le Japon parait encore très fragile. Il est en partie dû au volontarisme du président Yoon, ce qui a été très critiqué par l’opposition qui a un discours très antijaponais et qui instrumentalise les questions mémorielles au moins autant que le fait la Chine. De la même façon, les relations du Japon et de la Corée du Sud avec l’OTAN tiennent davantage du dialogue politique — un dialogue en partie centré sur la Chine — que de la coopération militaire. Mais, bien sûr, cela sert le narratif chinois qui dénonce la constitution d’une « OTAN asiatique ». Des formats comme le QUAD, dont la Corée du Sud ne fait pas partie, et surtout l’AUKUS, que Séoul et Tokyo pourraient soutenir sur le pilier technologique, sont beaucoup plus opérationnels.
Dans quelle mesure le théâtre ukrainien est-il en train de se transformer en guerre par procuration entre les deux Corées ?
Je pense que l’on peut parler de guerre de Corée à front inversé puisque l’on se retrouve avec les principaux protagonistes de ce conflit emblématique de la guerre froide mais sur le sol européen, avec une Corée du Nord qui a pris le risque d’adopter une posture de cobelligérance mais qui a gagné une exposition internationale de premier plan, ce que souhaitait Kim Jong-un, qui a obtenu de facto une alliance militaire avec la Russie — pendant, dans son esprit, à l’alliance américano-sud-coréenne.
La Corée du Sud, quant à elle, s’est montrée très active dès le début de l’agression russe en procurant une aide humanitaire et économique massive à l’Ukraine, notamment dans le domaine médical, mais aussi en matière de transfert d’équipement défensif, à l’instar du Japon. Le président Yoon et sa femme se sont d’ailleurs rendus en Ukraine. Se pose toutefois la question de la livraison éventuelle d’armes en réponse à l’implication nord-coréenne dans le conflit. La Corée du Sud est le neuvième exportateur d’armement mondial. Elle a déjà transféré de grandes quantités de munitions et de missiles aux États-Unis, mais aussi des chars et des obusiers à la Pologne, de façon à recompléter les stocks de ces deux pays. Jusqu’à présent, la Corée du Sud a hésité sur le principe d’un transfert direct d’équipements à l’Ukraine en se disant que cela ne serait pas sans conséquence tant vis-à-vis de Pyongyang que de Moscou. Toutefois, le pays est confronté à une crise intérieure, le sort du président Yoon restant incertain en raison de la procédure d’examen de sa destitution, ce qui empêche Séoul et son président par intérim de vraiment se projeter sur le front des affaires internationales.
Nous avons assisté ces dernières années à un rapprochement entre Séoul et Tokyo. Si les relations ont parfois été compliquées avec le Japon par le passé, quid de l’état actuel des relations entre la Corée du Sud et le Japon ?
Les relations entre la Corée du Sud et le Japon ont longtemps été dépendantes des questions mémorielles et de l’incapacité des deux pays à avancer en mettant de côté les questions du passé comme la France et l’Allemagne ont su le faire. Il est vrai que le président Yoon, dès son élection à la tête de la Corée du Sud en 2022, a souhaité se rapprocher du Japon alors que son prédécesseur avait créé une nouvelle crise en revenant sur la signature d’un accord sur le sujet éminemment délicat des femmes de réconfort.
Objectivement pourtant, les deux pays, qui sont les deux principaux alliés des États-Unis, et qui sont en butte à un environnement très incertain, devraient davantage dialoguer sur les sujets de sécurité, notamment concernant les activités de la Corée du Nord, échanger du renseignement sur ce sujet et davantage se coordonner dans l’optique de l’éclatement d’une crise sur la péninsule coréenne. Lors de la rencontre entre le président Yoon et l’ancien Premier ministre japonais Fumio Kishida en mars 2023 — la première à ce niveau depuis douze ans —, ces sujets ont d’ailleurs été abordés. Plus décisif, un sommet trilatéral a été organisé à Camp David à l’été 2023 incluant cette fois les États-Unis et débouchant sur l’engagement des trois pays à institutionnaliser une coopération trilatérale avec l’organisation de sommets de haut niveau et de réunions de travail entre diplomates et militaires.
On notera que face à ce rapprochement, très bien orchestré par l’administration Biden, la Chine a tenté de reprendre l’initiative en s’efforçant elle aussi de resusciter un format de rencontre trilatéral Chine-Japon-Corée du Sud. Les trois pays ont des relations économiques et commerciales importantes mais leur divergences politiques restent fortes : vu de Séoul, le soutien sans faille de Pékin à la Corée du Nord bloque le développement de relations de confiance ; quant au Japon, il fait face à une agressivité grandissante de Pékin concernant les litiges maritimes sur les iles Senkaku. De fait avec le renforcement de la coopération militaire entre la Russie et la Corée du Nord et la proximité de la Chine avec ces deux pays bellicistes, le Japon et la Corée du Sud devraient poursuivre leur rapprochement.
Si l’arrivée de Joe Biden au pouvoir avait été une source de rapprochement avec Washington, qu’est-ce que la Corée du Sud doit attendre d’une présidence Trump 2.0 alors que Séoul s’inquiète d’une éventuelle tentative de Donald Trump de renouer le dialogue avec Kim Jong-un ?
Le retour de l’administration Trump fait craindre à la plupart des alliés des États-Unis une remise à plat de la relation bilatérale, notamment sur ses aspects financiers. Le Japon et la Corée du Sud n’y échapperont pas et devront de surcroit faire face à l’impact de la polarisation de la relation entre les États-Unis et la Chine. Cela ne devrait pas leur laisser une grande marge d’autonomie stratégique et ils devront plus ou moins s’aligner sur la politique chinoise de leur grand allié. La Corée du Sud possède peut-être l’avantage de pouvoir mettre en avant son niveau d’excellence dans des secteurs à haute valeur technologique intéressant les États-Unis comme les semi-conducteurs ou les batteries, mais elle devra cependant accepter de relocaliser ses entreprises produisant des puces mémoires de Chine vers les États-Unis.
Séoul redoute particulièrement une nouvelle initiative en direction de la Corée du Nord. On notera cependant que celle-ci n’a pratiquement pas été mentionnée dans les discours de campagne de Donald Trump. D’ailleurs, depuis l’échec des rencontres de Singapour et de Hanoï, Kim Jong-un a fait son autocritique et a pris ses distances tant avec les États-Unis qu’avec Séoul. Son rapprochement avec la Russie et son rôle dans le conflit ukrainien lui confèrent par ailleurs une position internationale plus forte qui ne l’incitera pas à rechercher un dialogue quelconque avec Trump.
Face à l’accroissement des tensions internationales et des rapports de force entre puissances, la Corée du Sud pourrait-elle être tentée d’acquérir l’arme nucléaire comme cela a été évoqué par l’ancien président en janvier 2023 ?
On peut constater que le débat, qui est loin d’être tabou comme au Japon par exemple, est plus que jamais d’actualité. Ces deux dernières années, le président Yoon s’est exprimé sans détour sur le sujet en expliquant que son pays pourrait recourir au nucléaire en raison de l’accroissement de la menace nord-coréenne. Il est soutenu en cela par une opinion publique tout à la fois inquiète devant le nouveau bellicisme nord-coréen et sceptique sur la permanence de l’engagement de sécurité des États-Unis et les garanties du « parapluie nucléaire » américain. L’idée fait donc son chemin au sein de la population et de la classe politique sud-coréenne et un relatif consensus existe sur le fait que le pays doit se doter de ses propres capacités atomiques et ainsi ne plus dépendre exclusivement de l’allié américain.
La réélection de Trump semble renforcer cette idée, d’autant que Séoul n’exclue pas une nouvelle initiative du président américain en direction de la Corée du Nord. On peut observer dès maintenant combien ce dernier s’est rapproché de Vladimir Poutine, dont il a quasiment épousé la vision d’un plan de paix avec l’Ukraine, très favorable aux intérêts russes. Dans ces conditions, pourquoi ne pas imaginer que Trump puisse se rapprocher une nouvelle fois de Kim Jong-un en demandant à Poutine de jouer les bons offices ? On a vu combien l’Ukraine et les Européens ont été marginalisés dans les discussions, et Séoul ne doit pas s’attendre à être mieux traitée en cas de reprise des discussions américano-nord-coréennes.
Une autre hypothèse verrait la Russie aider Pyongyang à améliorer son programme d’armes et acquérir une capacité de seconde frappe crédible. En l’état, la Corée du Sud, dont la capitale est à portée de l’artillerie et des missiles de courte portée nord-coréens, est déjà très vulnérable face à son imprévisible voisin. Séoul a largement investi dans la défense antimissile, au grand dam de la Chine qui estime que le système est dirigé contre elle. Mais, face à un adversaire nucléarisé et désinhibé comme Kim Jong-un, est-ce suffisant ?
L’administration Biden a accepté de renouveler les garanties américaines concernant la dissuasion nucléaire élargie et a créé un dialogue spécifique sur ce sujet avec la partie coréenne. Mais le retour de Trump a relancé les inquiétudes sud-coréennes sur l’évolution de l’alliance ainsi que sur ce que pourrait être la politique nord-coréenne des États-Unis. Par ailleurs, quelles seraient les réactions du président américain face à la décision sud-coréenne d’acquérir des capacités nucléaires autonomes ? La logique transactionnelle qui domine chez Trump pourrait porter sur les économies en hommes et en argent que cette décision impliquerait pour les États-Unis — le président américain s’en trouverait satisfait.
Enfin, dans quelle mesure la crise politique que traverse actuellement la Corée du Sud peut-elle avoir une influence sur la politique étrangère du pays et les enjeux de sécurité dans la région ?
La crise politique provoquée par le président conservateur Yoon depuis décembre 2024, avec sa tentative brouillonne d’imposer la loi martiale en Corée du Sud, a ramené le pays aux pires heures de son passé, dont la dictature des généraux Park Chung-hee et Chun Doo-hwan. Elle a donné un avantage politique au clan progressiste, c’est-à-dire au Parti démocrate (PD) et à son chef Lee Jae-myung en cas d’élection présidentielle, si la destitution du président Yoon était confirmée. Mais la situation chaotique que connait le pays n’est pas sans conséquence en matière de politique étrangère. Comme nous l’avons vu, le président Yoon a encouragé la reprise du dialogue avec le Japon. Il a renforcé la posture et l’influence de son pays au sein du triangle stratégique États-Unis / Japon / Corée du Sud, alors que le PD restait a contrario très réservé voire hostile à un rapprochement avec le Japon, réservé également sur la coopération militaire avec l’allié américain, tout en se montrant plus ouvert sur la relation avec la Chine mais aussi avec la Corée du Nord. On se souvient que la relation entre les présidents Moon et Trump étaient restées distantes. Moon n’avait pas endossé la stratégie indo-pacifique qui avait la faveur de Trump, la jugeant trop « antichinoise ». Le président Yoon a su au contraire développer une relation assez forte voire amicale avec le président Biden et son secrétaire d’État Antony Blinken. De fait, au-delà de la crise politique en Corée du Sud, la fragilité parlementaire du Premier ministre Shigeru Ishiba au Japon peut déboucher sur une période de plus grande instabilité dans les relations avec les États-Unis de Trump, à la fois entre les trois pays et de manière bilatérale entre eux. Cela est une aubaine pour les régimes autoritaires voisins qui se sont fortement rapprochés et qui sont solidement en place à Pékin, Moscou et Pyongyang.
Thomas Delage
Marianne Peron-Doise