Difficile de surestimer l’ampleur du changement opéré par l’Union européenne en matière de défense ces derniers temps. Il y a dix ans, la haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, la Britannique Catherine Ashton, interdisait encore les uniformes dans les couloirs du Conseil, enceinte pourtant censée mettre en œuvre la « politique de défense » de l’UE.
Aujourd’hui, l’expertise militaire est très demandée, jusque dans les bureaux de la Commission qui, auparavant, fut soigneusement tenue à l’écart de tout ce qui s’y rapportait. Le collège bruxellois s’engouffre dans la brèche ouverte par la guerre en Ukraine. Au motif de l’urgence et de l’efficacité, il part à l’assaut de l’article 346 du traité qui garantit la maîtrise des États dans ce secteur clé. Le but : devenir un « facilitateur » incontournable dans l’armement, au carrefour de la politique industrielle et de la politique étrangère et de défense. Début mars 2024, la Commission a présenté sa nouvelle Stratégie industrielle de défense (European Defence Industrial Strategy ou EDIS), déclinée dans une proposition de règlement établissant l’EDIP (Programme pour l’industrie européenne de défense). Elle vise à étendre le champ et le temps d’application des instruments mis en place récemment, tels l’ASAP, règlement relatif au soutien à la production de munitions (mai 2023), et l’EDIRPA, instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (juillet 2022). Passer de mesures ponctuelles d’urgence à des structures pérennes n’est pas anodin. Les concessions que l’on est prêt à tolérer à titre provisoire peuvent vite devenir inacceptables dès qu’il est question de les graver dans le marbre. Or la stratégie ambitionne d’investir « ensemble et européen » et lève ainsi deux lièvres. Elle ravive les débats sur les risques et les mérites de la logique supranationale d’un côté, et sur l’approche dite protectionniste de l’autre, jugée anti-américaine, voire anti-OTAN, par certains.
Une ambition qui remonte à loin
Depuis les années 1990, la coopération européenne en matière d’armement emprunte deux voies parallèles. S’agissant d’un secteur crucial conditionnant l’action politique dans les domaines les plus sensibles, les États privilégient la logique intergouvernementale : dans le cadre de l’OCCAR (Organisation conjointe de coopération en matière d’armement, créée en 1998), de la LoI (Letter of Intent, signée en 2000) ou encore de l’Agence européenne de défense (AED) mise en place en 2004 et associée à la PSDC, la politique de sécurité et de défense commune de l’UE, pilotée par le Conseil. Simultanément, la Commission tente de s’immiscer dans le secteur, à coups de Livres verts et de communications, en empiétant sur l’article 346 (article 296 avant le traité de Lisbonne).
Promoteur d’une approche de marché, éludant toute dimension politique, le collège bruxellois cherchait des brèches pour attirer dans son champ de compétence tel ou tel aspect de l’industrie de défense. En 2007, il a proposé « un paquet défense » contenant deux directives pour « normaliser » l’une, le transfert d’armes dans l’espace communautaire et l’autre, les marchés publics. Adoptées, elles n’ont pas été suivies d’effet visible, les États s’abritant derrière la dérogation offerte par l’article 346. Il aura fallu attendre encore dix ans et la relance de la PSDC en 2016, pour assister à l’amorce de ce qui pourrait devenir un changement de paradigme. Car le Fonds européen de défense établi dans la foulée participe d’une nouvelle logique. Il permet de financer à partir du budget communautaire des activités de R&D liées à la défense. Environ 1 milliard d’euros par an sont ainsi gérés directement par la Commission, l’AED et les États membres étant cantonnés dans un rôle d’assistant. Entre-temps, la Commission a découvert le concept de « sécurité économique », et multiplié les propositions « géopolitiques » dans de nombreux secteurs clés, hors défense, comme les semiconducteurs, les investissements étrangers, les matières premières critiques. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a redirigé les efforts vers les aspects militaires proprement dits. Dès le Conseil européen de mai 2022, la livraison d’armes, le renforcement de la BITD, la coordination des marchés publics de défense et la reconstitution des stocks deviennent des objectifs primordiaux. Très vite, la Commission a su se placer au centre du jeu. Tantôt dans la droite ligne de ses précédentes tentatives (en termes d’unification du marché), tantôt en rupture avec celles-ci (sur la question de la préférence européenne ou de la taxonomie), elle apparut comme l’instance la plus à même d’orchestrer à la fois une agrégation de la demande, une restructuration de l’offre et l’attrait de capitaux privés.
Un empilement d’acronymes
Un mois après la publication de la Stratégie EDIS, le journal Politico titrait : « L’UE déploie un arsenal d’acronymes de défense pour combattre Poutine ». Allusion cruelle, mais drôle, au goût de l’UE pour les organigrammes et les abréviations, en lieu et place de l’action. Toutefois, cette fois-ci, certains de ces acronymes cachent de véritables changements d’approche, et la bataille porte moins sur l’Ukraine que sur la future direction de l’Union. Le trio de départ (FEP, Facilité européenne pour la paix, reconvertie en fonds pour rembourser les livraisons de matériels de guerre, l’EDIRPA et l’ASAP) sert surtout de matrice pour la suite. La Stratégie précise : « Il est temps de passer des réponses d’urgence à la préparation structurelle de l’UE en matière de défense. »
Comment procéder ? Du côté de la demande, l’EDIRPA a déjà établi le principe d’un fonds consacré à l’achat en commun de matériel militaire, financé par le budget communautaire (avec une enveloppe de 300 millions d’euros jusqu’en 2025). Avec l’EDIP, la Commission propose « d’étendre le domaine d’intervention de l’EDIRPA » afin que l’acquisition collaborative « devienne progressivement la norme » et passe du niveau d’aujourd’hui, à savoir 18 % du total des dépenses d’équipements, à 40 % d’ici à 2030. Qui plus est, Bruxelles prend exemple sur le dispositif FMS (Foreign Military Sales) américain pour « créer un mécanisme européen de ventes militaires » (EU FMS). Le commissaire Thierry Breton explique les avantages du modèle américain : « Lorsque le gouvernement passe une commande, il réserve également un pourcentage en stocks, pour donner plus de profondeur à son industrie de défense et avoir la capacité de fournir et vendre » à des tiers. Il s’agit surtout d’améliorer la disponibilité ou, dit-il, la « defense readiness ».
Du côté de l’offre, l’ASAP a posé les bases d’une intervention, sur fonds communautaires, pour soutenir la montée en cadence de la production dans l’industrie de défense. L’enveloppe de 500 millions d’euros est partagée entre 31 projets sélectionnés dans 15 pays. L’EDIP « propose d’étendre la logique d’intervention du règlement ASAP, en ne la limitant pas aux munitions et missiles ; et de la compléter par le développement d’installations mobilisables en permanence et l’éventuelle réaffectation de lignes de production civiles ». S’y ajoute le FAST (Fonds pour l’accélération de la transformation des chaînes d’approvisionnement) censé faciliter l’accès au financement des PME, ainsi qu’un nouveau cadre juridique, la SEAP (Structure pour programmes d’armement européens), et une nouvelle enceinte de pilotage, le Conseil de préparation industrielle pour la défense, réunissant la Commission, le haut représentant/chef de l’AED et les États.
L’EDIP prendra donc le relais à la fois de l’EDIRPA et de l’ASAP, en les étendant et en les généralisant, avec une enveloppe de 1,5 milliard d’euros sur trois ans. Un montant particulièrement modeste au regard des objectifs, même si « toutes les possibilités de mobilisation de fonds » seront étudiées : du recours aux intérêts des avoirs russes gelés et de l’exonération de TVA jusqu’à l’idée d’un grand emprunt commun. Les négociations pour l’adoption de l’EDIP s’annoncent difficiles, mais l’ASAP et l’EDIRPA montrent que le ver est déjà dans le fruit. L’idée d’un rôle accru de la Commission en matière d’armement est acquise et, à partir de là, les budgets alloués seront réduits ou gonflés en fonction de la volonté politique. Pour l’heure, les États émettent de sérieuses réserves, de plusieurs types, par rapport aux initiatives.
Autonomie en trompe-l’œil
De tout temps, la question de la participation d’alliés non membres de l’UE aux projets de défense européenne fut la principale pierre d’achoppement des discussions entre États membres. Qu’on la désigne par « accès de pays tiers » ou « critères d’éligibilité », c’est toujours la même problématique et elle concerne, en premier lieu, Américains et Britanniques. Cette fois-ci, la Commission assume une ligne clairement « autonomiste ». Elle déplore le fait que 78 % des achats d’armes depuis le début de la guerre en Ukraine ont été réalisés auprès de tiers (l’Amérique représente à elle seule 63 %) et invite les États membres à « faire en sorte qu’au moins 50 % de leurs investissements en matière de défense soient réalisés au sein de l’UE d’ici à 2030, et 60 % d’ici à 2035 ». La Commission observe que « la dépendance excessive à l’égard des approvisionnements des pays tiers nuit à la liberté d’action en cas de crise ». Qui l’eût cru ?
Les partenaires, eux, n’en reviennent pas. Londres regrette que les initiatives de l’UE en matière de défense « ne permettent pas de participation significative des alliés OTAN non membres de l’UE » et s’offusque de ces règles inhabituellement « restrictives ». La Chambre de commerce américaine se plaint qu’il n’y ait « pas suffisamment de discussion substantielle sur la manière dont l’UE envisage la collaboration industrielle avec ses proches alliés ». En réalité, les États membres restent profondément divisés. Les uns dénoncent l’absurdité de l’idée même de financer, sur fonds européens, des concurrents étrangers au lieu de renforcer notre propre BITD. Les autres font valoir le double argument de l’urgence et des économies. Les initiatives actuelles laissent les deux camps sur leur faim. Pour les premiers, il n’y a pas de garanties assez solides : les partisans de l’achat sur étagère, majoritaires, pourront exploiter les exceptions contenues dans les dispositions. Pour les seconds, le principe d’autonomie risque d’aliéner les protecteurs-partenaires et de fragiliser ainsi leur précieux parapluie. En fin de compte, les deux types de réserves s’additionnent pour freiner les poussées fédéralistes de la Commission. Aucun des deux camps ne sera prêt à abandonner le contrôle national tant qu’il n’obtiendra pas entière satisfaction.
Haro sur l’article 346
La Commission européenne dit « ne pas être intéressée par un accaparement de pouvoir », mais ses initiatives ressemblent bel et bien à un assaut contre ce qui est conçu par les traités comme étant la chasse gardée des États. L’article 346 établit une dérogation aux règles du marché commun et donne à chaque État membre le droit à la fois d’exclure du champ communautaire tout ce qui se rapporte à la production et au commerce de matériel de guerre et de ne divulguer aucune information aux autorités de Bruxelles (1). Avec l’EDIP, cette exemption est sous attaque. À commencer par le droit au secret : la cartographie des chaînes d’approvisionnement, le catalogue centralisé des produits de défense et le suivi des capacités de fabrication que propose la Commission constitueraient une intrusion au cœur des informations sensibles des nations. Thierry Breton se félicite qu’une « autorité politique européenne [puisse] voir ce qui se passe dans toutes les usines du continent quand auparavant elles étaient jalousement cachées par chaque pays ».
Et ce n’est que le début. Sur la base de ces informations, la Commission aurait le droit d’adopter des mesures d’intervention directe et de passer des commandes prioritaires si un « état de crise d’approvisionnement » était déclaré par le Conseil… à la majorité qualifiée. La Commission s’introduirait aussi dans ce qui relève de l’intergouvernemental en présidant le nouveau Conseil de préparation industrielle pour la défense. Autant de tentatives d’empiétement juridiquement contestables, et contestées. Trois mois jour pour jour après l’annonce de l’EDIP, le Sénat français conclut à la non-conformité de la proposition de règlement avec les principes énoncés dans les traités (2). Il note que la Commission fait reposer son texte sur quatre bases légales (articles 173, 114, 212 et 322), en écartant l’article 42 qui est pourtant celui qui régit le domaine de la défense. La proposition donnerait à la Commission un rôle que les traités ne lui attribuent pas, dans un domaine de compétence nationale où le cadre naturel de la co-
opération est intergouvernemental. D’après le Sénat, l’intention est claire : « La Commission voulait proposer un texte d’ensemble, dans une logique exclusivement communautaire. »
Les « trucs » et les arrière-pensées
Jean-Laurens Delpech, directeur de ce qui était à l’époque la Délégation ministérielle pour l’armement, avait remarqué dès 1976 : « La coopération européenne est une nécessité et, malgré ses difficultés, elle devrait finir par s’imposer : elle suppose toutefois que les différents pays prennent conscience d’appartenir à un ensemble ayant des buts et des intérêts communs et coordonnent leurs actions en conséquence. » Il convient de noter qu’à l’époque les vingt-sept n’étaient que neuf et que Jean-Laurens Delpech parlait de coopération sans concevoir un quelconque rôle pour la Commission. Que les temps ont changé ! À mesure que l’UE s’élargit et que la dimension communautaire prend de l’ampleur, la tentation est grande de mettre la charrue avant les bœufs. Selon un membre du cabinet de l’ancien ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, l’un des artisans de la relance de 2016, « pour les diplomates, il faut faire des trucs européens dans le domaine de l’armement, même si c’est con. Ça les fait travailler. Ce n’est plus une logique industrielle, mais diplomatique (3) ». À quel prix ?
Certes, l’esprit des propositions de la Commission est souvent aux antipodes des positions qu’elle prenait jadis. Exit le mot d’ordre « best value for money » qui cherche, sans aucun autre souci, l’efficacité au moindre coût possible : il est maintenant très largement encadré par la prise en compte des considérations politiques. Exit aussi l’éloge de « l’efficience » et du flux tendu : l’heure est à la redécouverte de la sécurité d’approvisionnement et des stocks stratégiques. Oubliée, la volonté de « normalisation » du secteur de l’armement que l’exécutif bruxellois rêvait de soumettre aux habituelles lois du marché : le même souligne aujourd’hui la spécificité de ce domaine et prône l’intervention des pouvoirs publics. Miracle suprême, la préférence européenne cesse d’être un tabou, méprisable et malsain, et devient le fil directeur des réflexions officielles. Autant de virages à 180° pour épouser enfin des principes de bon sens, préconisés depuis toujours par la France. Sauf que la Commission a son propre agenda.
Si elle n’essaie plus d’imposer des règles contre nature en matière d’armement, c’est parce qu’elle estime que les temps sont mûrs pour que les États lui laissent de plus en plus les manettes de ce secteur. N’a-t‑elle pas réussi déjà, ces dernières années, à se frayer une place dans tout le cycle de l’armement, de la recherche et développement jusqu’au financement du transfert d’armes, en passant par la production et les achats ? Or l’expérience montre qu’une fois que l’exécutif bruxellois parvient à mettre le pied dans la porte, il élargit toujours davantage le périmètre de son intervention. Pourtant, dans ce domaine régalien, sa participation est basée sur une contradiction. D’un côté, la Commission souligne que la BITD constitue le fondement de toute crédibilité en matière de défense et de sécurité. De l’autre, elle assure que ses initiatives ne portent « que » sur la BITD et que les États restent donc maîtres de leurs propres politiques de défense et de sécurité. De deux choses l’une, il faut choisir.
L’EDIS invoque les défis géopolitiques (la guerre en Ukraine, l’imprévisibilité des États-Unis et la montée des rivalités internationales) pour justifier les initiatives « armement » et faire valoir l’argument selon lequel l’échelle européenne serait la seule capable de faire face. En théorie, c’est peut-être vrai. Dans la pratique, toutefois, l’Europe risque de s’affaiblir en déresponsabilisant les États. Les propos du général de Gaulle, prononcés en d’autres circonstances, anticipaient ce danger : « ll se produit que, dans l’intégration, le pays intégré est amené à se désintéresser de sa Défense nationale puisqu’il n’en est pas responsable. Alors tout l’ensemble y perd de son ressort et de sa force. » L’Europe deviendrait une Europe-alibi, une simple addition de 27 abandons. Vouloir passer outre les « égoïsmes » nationaux dans ce domaine pourrait se révéler être l’exemple type des bonnes intentions dont sont pavés les chemins de l’enfer.
Notes
(1) Voir de l’auteur : « L’article 296 du TCE : obstacle ou garde-fou ? », Défense & Stratégie, no 18, automne 2006.
(2) Résolution du Sénat portant avis motivé sur la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement, 5 juin 2024.
(3) Samuel B. H. Faure, Avec ou sans l’Europe – Le dilemme de la politique française d’armement, Éd. de l’Université de Bruxelles, 2020.
Hajnalka Vincze