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dimanche 29 juin 2025

L'Allemagne est-elle à l'origine de la débâcle des F35 suisses ?


Le F-35 est un engin très convoité. En plus des Etats-Unis, au moins 15 pays ont commandé cet avion de combat moderne. L'entreprise américaine Lockheed Martin, dans le Maryland, a plus de 3000 commandes à délivrer. Et les prix varient beaucoup, notamment parce qu'il existe une multitude de packs différents. 

Les Suisses en savent quelque chose: pour le même avion, ils débourseront 100 millions de francs de plus que les Allemands. Berlin a-t-il discrètement tiré les ficelles à Washington pour obtenir un meilleur prix, aux dépens de la Suisse?

La décision du Conseil fédéral d’acheter le F-35 américain a suscité la colère des gouvernements et des constructeurs aéronautiques européens. Pourtant, plusieurs pays européens – l’Allemagne, le Portugal, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et la Norvège – ont eux-mêmes opté pour ce chasseur furtif ultramoderne, qui échappe aux radars. 

Un prix Allemagne-Suisse différent

A la base, Lockheed Martin avait adressé à l'Allemagne une facture nettement plus élevée. Joachim Weber, expert en sécurité à l'Université de Bonn, avait comparé les paquets suisse et allemand. Il a ainsi déterminé que l’Allemagne devait payer environ 266 millions de francs pour chacun des 35 jets commandés. Soit 100 millions de francs de plus que le prix initial de la Suisse. 

Les médias allemands n'ont pas tardé à réagir: la ministre de la Défense du SPD, Christine Lambrecht, qui a entre-temps été destituée, s'est fait incendier. On lui a reproché de s'être laissée marcher dessus par les Américains et de jeter l'argent des contribuables par la fenêtre. La question des prix a aussi pris une dimension politique, provoquant une intervention de la gauche au Bundestag. Mais la réponse est restée vague: Berlin affirme ne pas avoir être informé des coûts ni du mandat de prestations lié à l'achat suisse. Quant aux détails du calcul des prix, ils sont classés «à usage officiel uniquement» – autrement dit, confidentiels.

L'Allemagne a-t-elle fait pression?

Après l’annonce mercredi du Conseil fédéral selon laquelle la livraison des F-35 pourrait coûter jusqu’à 1,3 milliard de francs de plus que prévu, malgré un prix fixe convenu, une question s’impose: cette hausse est-elle due à l’inflation, à l’augmentation des coûts de production ou d’énergie? Ou alors, est-ce dû à autre chose? Peut-on imaginer que le ministère allemand de la Défense, mécontent, ait exercé une pression sur les Etats-Unis pour qu’ils réajustent les prix – et que la Suisse en fasse indirectement les frais?

Interrogé par Blick, un porte-parole du ministère allemand de la Défense a évité toute comparaison directe: «Une comparaison avec les achats d'autres nations n’est pas possible», a-t-il déclaré, invoquant des raisons contractuelles. Il a également appelé à «faire preuve de compréhension» face à l’absence de précisions sur les prix et les modalités d’achat.

Mais pour les spécialistes, il y a anguille sous roche. «Il se passe énormément de choses en coulisses dans ce business», affirme à Blick Hansjörg Egger, expert en aviation et ancien membre des Forces aériennes suisses. S'il admet qu'il est difficile de faire une comparaison directe des prix en raison des différents forfaits, il estime d'un autre côté que «la différence de prix est très flagrante». Il ne rejette pas la possibilité d’une renégociation.

Ralph D. Thiele, président de la société politico-militaire allemande et d’Eurodefense Allemagne, n’écarte pas la possibilité d’une intervention. «Tout est envisageable. Le ministère allemand de la Défense ferait même bien de le faire», estime-t-il. Selon lui, le constructeur pourrait céder à une telle pression: «Après tout, Lockheed Martin souhaite encore vendre d’autres appareils.»

Un avion de combat nu

Ce que Thomas Süssli et le DDPS ne disent pas, c'est que le fiasco du F-35 risque encore de s'aggraver. De nouvelles incohérences apparaissent presque chaque jour. Non seulement les Américains demandent jusqu'à 1,3 milliard de francs supplémentaires, mais l'accord ne contient pas non plus de nombreux éléments qui font partie d'un avion de combat. Comme le montre l'enquête de Blick, le contrat ne prévoit qu'un armement rudimentaire.

Avec les six milliards de francs, la Suisse ne recevrait même pas une bombe pour tous ses avions. Sur les 36 avions commandés, seuls 24 seraient équipés d'une telle arme. C'est ce qu'affirme une source proche du dossier, qui ajoute qu'aucun missile Amraam, des missiles air-air à guidage radar de moyenne et longue portée, n'est inclus dans l'équipement. «Ceux-ci devront donc être payés séparément par la suite.» Un seul missile air-air appelé Sidewinder, qui sert pour les courtes distances, est livré avec chaque jet.

Les Etats-Unis ne fournissent donc pas à la Suisse des avions de combat dans leur équipement de base, mais des avions plutôt «nus». La conseillère nationale socialiste zurichoise et présidente de la Commission de la politique de sécurité (CPS), Priska Seiler Graf, déclare à ce sujet: «Avec cet équipement, les avions de combat sont en fait presque désarmés.»

D'autres promesses

Un deal en contradiction avec les présentations du DDPS. Il précise sur son site Internet qu'il recevra «en plus des avions, de l'équipement spécifique à l'engagement, de l'armement et des munitions» ainsi que d'autres prestations pour les six milliards de francs.

L'Office fédéral de l'armement Armasuisse fait savoir à ce sujet par l'intermédiaire de son porte-parole Kaj-Gunnar Sievert: «Avec le message sur l'armée 2022, 107 millions de francs ont été budgétés pour des engins guidés air-air à courte portée ainsi que pour des munitions de précision destinées au développement des capacités pour les engagements air-sol.»

Certains systèmes d'armes devront être achetés après le retrait des avions de combat F/A-18 actuellement utilisés, explique Kaj-Gunnar Sievert. «Cela a été prévu.» D'autres missiles acquis pour les F/A-18 pourraient continuer à être utilisés jusque dans les années 2040.

Mais plusieurs centaines de millions de francs seront nécessaires pour équiper entièrement tous les jets de bombes et pour acheter des missiles à longue portée. Selon la présidente de la CPS Priska Seiler Graf, il n'a pas été question de cela, il s'agit de conditions différentes.

Une surveillance ignorante

La situation du ministre de la Défense Martine Pfister n'est pas simple. Sa prédécesseure Viola Amherd avait toujours assuré que le prix fixe était garanti par les Américains. En 2022, le Conseil fédéral et Armasuisse avaient estimé que les doutes du Contrôle des finances étaient infondés.

Mais les commissions de surveillance parlementaires ne voyaient pas non plus de raison d'agir. Les CPS du Conseil national et du Conseil des Etats étaient en grande majorité opposées à la mise en œuvre des recommandations du Contrôle des finances. Les deux commissions des finances ne voyaient pas non plus de raison de le faire, et la commission de gestion du Conseil national s'est embrouillée avec la délégation parlementaire des finances sur la question de la compétence.

Pas de fin en vue

Cela se paie aujourd'hui amèrement. L'augmentation du coût de la commande de F-35 est donc accompagnée d'un coût supplémentaire pour l'armement et de pertes de change. 

Au prix fixe croissant, qui n'est plus fixe, aux coûts de l'armement ainsi qu'aux pertes de change s'ajouteront des dépenses plus élevées pour l'infrastructure, l'exploitation et la maintenance. Le Contrôle des finances avait également attiré l'attention sur ce point il y a trois ans.

Un coup d'œil au-delà des frontières ne contribue guère à rassurer: Au Danemark, les coûts d'exploitation du F-35 sont 50% plus élevés que prévu, et la Norvège s'attend à ce que les dépenses d'exploitation sur une période de 30 ans dépassent le prix d'achat d'un facteur 2,5. La Suisse table sur un facteur inférieur à 2.

Longtemps attendu au tournant après la démission de Viola Amherd, Martin Pfister risque également de subir les conséquences du F-35. Comme s'il s'agissait d'une malédiction.

Un contrat révèle une lourde erreur de Viola Amherd

Pendant des années, la conseillère fédérale avait répété, tel un mantra, que la Suisse achèterait les 36 avions de chasse furtifs américains à un prix fixe. Pour étayer ses dires, elle s’était notamment appuyée sur un document qualifié de «confidentiel», dont le journal la «NZZ am Sonntag» a obtenu copie.

Ce document a été signé par les gouvernements suisse et américain en décembre 2021. Mais à la lecture de ce contrat, il apparaît clairement qu’il présente des lacunes importantes. Ainsi, les États-Unis y utilisent à trois reprises le terme «fixed price» («prix fixe»), mais sans jamais indiquer concrètement à combien s’élève ce prix, que ce soit en francs ou en dollars. De plus, le document révèle un problème d’interprétation entre les deux parties: la Suisse et les États-Unis n’entendent pas la même chose par «prix fixe».

Selon la lecture américaine, le terme signifie que la Suisse paie le même prix que les États-Unis eux-mêmes versent au fabricant. Or, si ce prix change côté américain, il changera aussi pour la Suisse. Autrement dit, le prix peut évoluer, et c’est exactement ce que passe avec Washington aujourd’hui.

Décision communiquée mardi

Les opposants à l’achat du F-35 avaient pourtant averti dès le départ de ce scénario. «C’est exactement ce qui se passe toujours dans les ventes d’armes américaines», déclare la conseillère nationale Priska Seiler Graf (PS/ZH), présidente de la Commission de la politique de sécurité. Elle fait partie des premières à avoir critiqué ce projet.

Effectivement, dans les transactions d’armement, les États-Unis ont pour habitude de répercuter les surcoûts sur l’acheteur. Mais Viola Amherd a constamment balayé ces mises en garde d’un revers de main. La Commission de gestion du Conseil national a désormais décidé d’ouvrir une enquête sur l'achat par la Suisse des F-35. La décision doit être communiquée officiellement mardi.

 Guido Felder

blick.ch