Plusieurs événements récents suscitent des interrogations sur la stabilité du régime chinois. Certains observateurs pointent une fragilité croissante du président Xi Jinping à travers une succession d’évènements inexpliqués et la montée des polémiques sur certains sujets clés.
En apparence, Xi Jinping détient la quasi-totalité des pouvoirs : il est à la fois président de la République populaire de Chine, secrétaire général du Parti Communiste Chinois (PCC) et président de la Commission militaire centrale (CMC). A ce titre, il est en mesure de régner en maître sur les destinées de la Chine, d’autant que depuis son arrivée au pouvoir en 2012, il prend soin de consolider son pouvoir en éliminant toute opposition, déclarée ou non. L’un de ses outils préférés pour y parvenir est la campagne de lutte contre la corruption qu’il a lancée la même année. En sont victimes des milliers de cadres du régime à tous les échelons du pouvoir, qu’ils soient ou non corrompus.
Pour autant, nombreuses sont ses décisions contestées. Parmi elles, sa gestion catastrophique de la pandémie du Covid 19 qui a causé une paralysie momentanée de l’économie ainsi que des scènes de désespoir d’une partie de la population contrainte à un isolement insupportable. Sa politique d’intimidations, de harcèlement et de menaces militaires contre Taïwan en est une autre. La diplomatie agressive menée à la fois contre des pays jugés hostiles à la Chine ou d’autres qui ne le sont pas par des diplomates devenus des « loups combattants » en est encore un autre exemple.
Depuis l’an dernier, l’atmosphère au sommet du régime n’est plus la même qu’avant. Les signaux se multiplient et semblent dénoter une colère montante dans les rangs du Parti, y compris au sommet de la hiérarchie du régime. Parmi ceux qui ont donné de la voix figurent plusieurs caciques du Parti. Leurs critiques ont fusé l’an dernier lors des rencontres traditionnelles en août dans la station balnéaire de Beidaihe, au bord de la mer au nord-est du pays, lorsque les hiérarques se retrouvent à huis clos pour discuter de l’avenir de la Chine. S’y retrouvent des vétérans de même que des dirigeants dont certains réputés proches de Xi Jinping.
Une succession d’événement inexpliqués
Premier événement : contrairement aux usages, aucune annonce n’a été faite en mai par les médias officiels chinois quant à la tenue d’une réunion mensuelle du Bureau Politique du PCC. Composée des 24 plus hauts responsables du Parti, cette instance est pourtant censée se réunir une fois par mois. Les statuts du Parti sont formels à ce sujet.
A la tête du Bureau Politique figure la Commission Permanente dont les sept membres prennent les décisions les plus importantes. Elle est de ce fait l’organe décisionnel suprême du Parti, placée sous la direction de Xi Jinping. Elle se réunit généralement une fois par semaine, dans le plus grand secret. Aucune annonce n’est faite quant à sa tenue ou au contenu des débats.
Lorsque le Bureau Politique s’était réuni le 25 avril, l’agence de presse officielle Xinhua n’avait, comme de coutume, pas manqué d’en faire état. En mai, rien de tel. La même agence avait gardé un silence assourdissant. Il est possible que la réunion ait bien eu lieu et qu’elle n’ait pas été rendue publique du fait du caractère hautement confidentiel des discussions. Mais il est tout autant possible qu’elle n’ait pas eu lieu.
Ces réunions sont pourtant d’une importance capitale car elles sont l’occasion pour les plus hauts dirigeants du pays de débattre des grands enjeux de la Chine ainsi que de ses défis sur des sujets économiques, politiques, géopolitiques ou encore militaires. Le plus souvent, c’est Xi Jinping et nul autre qui prend les décisions les plus importantes.
Une absence inexpliquée au forum sur la sécurité de Singapour
Deuxième événement tout aussi troublant : contrairement, là aussi, à une tradition bien rodée, le ministre chinois de la Défense, Dong Jun (董军), n’a pas assisté à la conférence annuelle sur la sécurité, le Shangri-la Dialogue, qui s’est tenue à Singapour du 30 mai au 1er juin, alors qu’il avait participé à cet événement l’année dernière. Traditionnellement, le ministre de la Défense est toujours là pour représenter la Chine et prononcer un discours à haute intensité idéologique dans le cadre de ces rencontres entre les principaux responsables militaires du monde.
Peu avant la tenue de ce forum, le ministère de la Défense avait, sans explication, supprimé le nom de Miao Hua (苗华), l’ancien chef du département du travail politique de la CMC, de la liste de ses membres. Constatant l’absence de Dong Jun, le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, qui faisait ses débuts au forum de Singapour, en a profité pour exprimer des critiques virulentes de la politique étrangère de la Chine qu’il a jugé guerrière et conquérante. N’étant pas représentée à Singapour au niveau requis, Pékin n’a eu d’autre choix que de garder le silence.
Cette absence remarquée était d’autant plus troublante que le régime chinois faisait preuve d’une fermeté totale quant aux droits de douane imposés à la Chine par le président américain Donald Trump, le dernier épisode de l’affrontement multiforme qui ne cesse de s’aiguiser entre les deux plus grandes puissances économiques mondiales.
L’absence du ministre chinois de la Défense, croient savoir certains observateurs familiers de la Chine, est selon toute vraisemblance à mettre sur le compte des fortes tensions qui agitent les instances supérieures de l’Armée Populaire de Libération (APL) depuis plusieurs mois, une situation elle aussi anormale et sans précédent depuis des décennies.
En novembre, Miao Hua, considéré comme le représentant politique de Xi Jinping au sein de l’APL, a été suspendu de ses fonctions pour « violations graves présumées de la discipline » tout en restant membre de la CMC. Avec la mise à l’écart de Miao Hua, le nombre de membres de la CMC est désormais réduit à cinq : Xi Jinping et quatre officiers supérieurs. Un changement qui pourrait être lourd de conséquences pour la gestion sécuritaire de la Chine, mais aussi pour celle de ses voisins en Asie de l’Est, dont tout particulièrement le Japon, la péninsule coréenne et Taïwan. Or aucune explication officielle n’a été donnée.
La purge du général He Weidong
Autre événement encore : le sort de He Weidong (何卫东), l’un des deux vice-présidents actuels de la CMC demeure lui aussi inconnu. Proche de Miao Hua, il a disparu de la scène publique il y a plus de deux mois et demi et sa purge ne fait plus guère de doute. Il est le deuxième officier le plus haut gradé après Zhang Youxia (张又侠) – l’autre vice-président de la CMC – et l’un des 24 membres du Bureau Politique du Parti. Il est également tenu pour être l’un des proches collaborateurs de Xi Jinping. Ou du moins, il l’était.
Les purges au sein de l’APL se sont multipliées à un rythme vertigineux ces derniers mois. Parmi elles, celle du numéro deux de l’armée, le général He Weidong, a suscité bien des interrogations. Son absence à des événements officiels depuis la fin mars avait surpris les observateurs et les médias qui n’avaient pas manqué de souligner son caractère exceptionnel.
Si elle était avérée, cette purge, jamais expliquée, aurait eu pour cible le responsable militaire du plus haut rang depuis deux ans. Par ailleurs, l’affaire He Weidong suit de près l’annonce le 26 mars dernier, celle-ci officielle, du limogeage du chef adjoint de l’unité anti-corruption de l’armée chinoise, le Lieutenant Tang Yong.
Ces évènements doivent être placés dans le contexte de la campagne anti-corruption des deux dernières années qui cible l’APL. Il est bon de rappeler la signification de la notion de « corruption » dans le contexte chinois. Un récent rapport du renseignement national américain (DNI) sur le sujet rappelle que la « corruption » en Chine est comprise comme « un crime politique, un signe de déloyauté et d’impureté idéologique », pouvant ainsi inclure un large spectre d’activités et d’attitudes jugées répréhensibles par le Parti.
Le principe de loyauté absolue de l’armée au Parti communiste chinois
En 2024, Xi Jinping soulignait lors d’un discours aux commandants militaires que « les canons des armes doivent toujours être entre les mains de ceux qui sont loyaux et fiables envers le Parti », soulignant de la sorte la loyauté absolue qui doit être celle de l’armée envers le Parti. Plus récemment, le Premier ministre Li Qiang annonçait l’effort continu de l’APL visant à maintenir la « direction absolue du Parti sur l’armée populaire, mettre en œuvre de manière complète et approfondie le système de responsabilité du président de la Commission militaire centrale, et continuer à approfondir la formation politique ».
Reste que si le ministre de la Défense Dong Jun avait assisté au forum de Singapour cette année, il ne fait aucun doute qu’il aurait fait face à une avalanche de questions de la part de l’assistance sur ces fortes turbulences à l’intérieur de l’armée chinoise. Mais depuis le 19 mai, aucun média chinois n’a fait état de réunions importantes auxquelles Xi Jinping aurait participé au sein des instances dirigeantes de l’APL.
Le décès le 29 mars de l’ancien vice-président de la CMC, Xu Qiliang (许其亮), a aussi pris de court les experts occidentaux car, âgé de 75 ans, il semblait en bonne santé lorsqu’en janvier il avait assisté à un gala organisé à Pékin en l’honneur des anciens combattants et des vétérans de l’armée. Là encore, l’usage aurait voulu que Xi Jinping et les autres membres de la Commission permanente du Bureau Politique de même que ceux de la CMC rendent hommage au défunt. Or aucun d’entre eux ne l’a fait, du moins publiquement.
Un anniversaire du massacre de la place Tiananmen bien embarrassant
Incidemment, le 4 juin marquait le 36ème anniversaire du massacre de la place Tiananmen (天安門大屠殺), lorsque des soldats de l’APL avaient ouvert le feu sur des milliers d’étudiants prodémocratie rassemblés sur cette immense place au cœur de la capitale chinoise. Aucun bilan n’a jamais été publié par les autorités mais, de l’avis de nombreux expert, le carnage a causé la mort d’au moins 2 000 étudiants qui manifestaient pacifiquement pour demander davantage de démocratie.
De l’avis quasi unanime des observateurs occidentaux de la Chine, c’est la mort en avril 1989 du membre du Bureau Politique du PCC Hu Yaobang (胡燿邦), officiellement d’une crise cardiaque, qui avait déclenché les manifestations monstres à Pékin de même que dans de nombreuses autres villes. Hu Yaobang était en faveur d’une démocratisation du régime et avait promis d’engager des réformes en ce sens, y compris à l’intérieur du Parti. Son décès brutal est resté quelque peu suspect puisque tous les hauts dirigeants chinois bénéficient d’une présence permanente de médecins qualifiés, prêts à intervenir de façon quasi immédiate en cas d’urgence.
Certes, Xi Jinping n’a pas pour autant disparu de la scène politique chinoise, tant s’en faut. Il est ainsi apparu à plusieurs reprises ces dernières semaines, dont le 4 juin lorsqu’il a reçu le président biélorusse Alexandre Loukachenko. Du fait même de l’opacité extrême du régime communiste chinois, il serait imprudent de tirer des conclusions définitives de cette succession d’événements inexpliqués.
Pour autant, cette conjonction d’événements étranges semble bien mettre en lumière une fragilité nouvelle dans les arcanes du pouvoir chinois. L’impact des purges déjà effectuées et celles à venir au sein de l’armée sur les capacités opérationnelles de l’APL est sujet à débat. De l’avis quasi unanime des experts de ce dossier, le lien semble clair entre la campagne anti-corruption visant l’armée et la volonté prêtée à Xi Jinping de s’emparer de Taïwan dans les années à venir selon des modalités encore très incertaines et jamais explicitées.
Le projet d’envahir Taïwan loin de faire l’unanimité
L’une des explications des purges à répétition au sein de l’APL pourrait donc bien être un débat sur l’opportunité d’une invasion de Taïwan. Il semble acquis que ce projet d’invasion de Taïwan, mainte fois brandi par Xi Jinping, est loin de faire l’unanimité dans les rangs des milieux dirigeants de l’APL car celle-ci serait des plus risquée. Or une défaite militaire que l’on ne peut exclure entraînerait des conséquences désastreuses à la fois pour le Parti et pour la population du pays. Certains experts occidentaux estiment qu’une guerre à Taïwan pourrait signifier, si elle est perdue par Pékin, un suicide du régime communiste chinois.
Le 12 juin dernier, un éditorial du média japonais Nikkei Asia rédigé par son ancien directeur du Bureau de Pékin, Katsuji Nakazawa, explique que « les généraux de Xi Jinping font face à un champ de bataille politique périlleux. » Pour Katsuji Nakazawa, « Il est désormais incontestable que le général He Weidong a été purgé. » « La chute de cet influent militaire rappelle une fois de plus que l’endroit le plus dangereux pour les généraux chinois de haut rang n’est pas un poste de commandement où les armes peuvent faire long feu, mais bien le champ de bataille politique, où ils risquent de tout perdre .» Lorsqu’ils sont victimes d’une purge, « Ils peuvent être privés de leur honneur et de leurs biens et passer le reste de leur vie derrière les barreaux s’ils se retrouvent impliqués dans une lutte pour le pouvoir politique au sein du Parti communiste chinois. » Le général He Weidong, âgé de 68 ans, est le premier vice-président en exercice de la CMC à être purgé depuis la Révolution culturelle (1966-1976), souligne Katsuji Nakazawa.
Mais si la Chine reste silencieuse sur son sort, des preuves incontestables de sa chute sont apparues lors des funérailles de Xu Qiliang le 29 mars au cimetière révolutionnaire de Babaoshan à Pékin réservé aux dignitaires du parti. Xi Jinping et d’autres dirigeants chinois lui avaient rendu un dernier hommage avant que son corps ne soit incinéré. Des images diffusées par la chaîne de télévision publique China Central Television (CCTV) montrent Xi Jinping s’inclinant trois fois devant sa dépouille exposée dans un cercueil, avant de s’éloigner lentement. Ces images montrent également des couronnes de fleurs derrière Xi Jinping portant les noms des membres du Bureau Politique. Celui du général He Weidong brille par son absence, une scène que la CCTV n’a pas cherché à dissimuler et qui semble attester de la lutte politique acharnée qui se déroule à huis clos au sein de l’APL.
La répression au sein de l’APL avait atteint un tournant en 2023 et 2024, après le XXème Congrès du Parti en octobre 2022, lorsque la campagne anti-corruption conduite par Xi Jinping s’était tournée vers les fonctionnaires plus proches du leader suprême. D’autres personnalités influentes considérées comme des membres clés de la faction Xi au sein de l’APL ont également disparu sans explication.
Dans cette atmosphère devenue délétère comme jamais au sein du régime chinois, bien rares sont ceux qui s’aventureraient à tout pronostic sur la durée de vie politique du chef suprême de la Chine communiste tant sont nombreuses les incertitudes en Chine. Celui qui prend goût à se présenter sous les attraits du grand réunificateur de la Chine comme le fut l’empereur Qin Shihuang (秦始皇) dont il aime à se présenter comme son auguste successeur, fera à l’évidence tout pour rester au pouvoir, quel qu’en soit le coût politique, économique et social pour son pays.
Pierre-Antoine Donnet