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mercredi 21 mai 2025

Pourquoi Taïwan est un enjeu stratégique majeur pour l’Occident

 

Taïwan est un bastion de démocratie face à un océan de totalitarisme, le lieu où la vaste majorité des semiconducteurs de dernière génération sont produits, et elle est surtout un verrou crucial qui contrôle l’accès à une bonne partie de l’océan Pacifique.

L’île de Taïwan et les autres petites îles administrées par le gouvernement taïwanais ne représentent en superficie guère plus que la Belgique. Sa population de 23,5 millions d’habitants comparée au 1,4 million de continentaux en fait un David contre Goliath face à la Chine continentale qui pourrait n’en faire qu’une bouchée.

Depuis des décennies, l’Armée populaire de libération chinoise (APL) se prépare à s’emparer de Taïwan. Les menaces se sont considérablement aiguisées depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping en 2012 et davantage encore ces deux dernières années, au point que nombreux sont les experts de ce dossier à s’interroger sur un risque croissant de conflit qui pourrait dégénérer en guerre chaude entre la Chine et les Etats-Unis. Mais pourquoi récupérer Taïwan est-il devenu une obsession pour Xi Jinping dont la rhétorique guerrière ne laisse guère de doute sur sa détermination à parvenir à ses fins dans les années à venir, et ce quel qu’en soit le coût.

L’une des raisons de cette obsession est liée à la politique intérieure en Chine : l’ambition dévorante du nouvel empereur rouge de rester dans l’histoire du pays comme celui qui l’aura « réunifié », devenant ainsi en quelque sorte le digne successeur (sinon la réincarnation) non pas du tyran Mao Zedong mais de l’empereur Qinshihuang (秦始皇) qui régna de 259 à 210 av. J.-C. et devint l’unificateur de l’Empire ainsi que l’empereur fondateur de la dynastie Qin (221 à 207 av. J.-C.).

L’autre raison est, à l’évidence, celle pour la Chine de s’emparer du même coup du géant taïwanais des semiconducteurs TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) qui, à lui tout seul, fabrique plus de 70% de la production mondiale des circuits intégrés de dernière génération au cœur de la nouvelle révolution industrielle de notre monde dit « moderne ». La Chine aurait alors toutes les cartes en main pour devenir maître de quasiment toutes les hautes technologies, la seule essentielle qui lui manque encore étant, précisément, la maîtrise de la fabrication des semiconducteurs les plus performants.

Conquérir Taïwan, verrou stratégique, pour contrôler l’océan Pacifique

Mais la troisième est sans doute la plus importante à ses yeux : conquérir Taïwan ferait du même coup sauter un verrou stratégique vital pour le contrôle d’une bonne partie du Pacifique. Taïwan est en effet un nœud crucial pour accéder à l’espace océanique le plus important de la planète puisqu’il borde les États-Unis, l’Amérique Latine, le Japon et la péninsule coréenne.

« Si Taïwan tombe sous le contrôle communiste chinois, plusieurs choses se produiront, dont aucune ne sera bonne pour les États-Unis ou le monde libre, sans parler des Taïwanais eux-mêmes. Sur le plan militaire, cela constituera un énorme avantage pour l’Armée populaire de libération de la Chine communiste, » explique le colonel Grant Newsham dans les colonnes du quotidien américain conservateur The Sun le 16 mai. Ancien officier de marine de l’armée américaine devenu plus tard un diplomate de carrière, basé pendant plusieurs années au Japon, il poursuit : « Pour commencer, la première chaîne d’îles serait brisée. L’APL aurait résolu un problème stratégique de longue date, à savoir comment pénétrer la chaîne d’îles qui s’étend du Japon jusqu’à la Malaisie et qui empêche un accès facile au Pacifique. »

« Bien défendues, ces îles encerclent l’APL. Taïwan se trouve juste au milieu. Imaginez les remparts d’un château qui sont percés. Opérant depuis Taïwan, l’APL se dirige vers le nord et encercle le Japon. En descendant vers le sud, l’Australie est coupée du reste du monde. L’APL obtient ainsi un accès facile au centre du Pacifique et au-delà », explique encore l’auteur de cet article qui est aussi chercheur au Center for Security Policy du Yorktown Institute et un membre du Japan Forum for Strategic Studies. Grant Newsham, auteur du livre When China attacks : A Warning to America, ajoute encore : « Cela inclut la zone jusqu’ici « sûre » formée par les États librement associés — Palau, la Micronésie et les Îles Marshall. Ce « corridor de liberté » est-ouest est la principale voie logistique des Yankees opérant dans le Pacifique occidental. Tout devient plus difficile, voire impossible, si l’armée américaine doit se battre pour se frayer un chemin jusqu’au combat. »

Pour cet expert, « les objectifs de l’APL s’étendent à tout l’océan Pacifique, jusqu’en Amérique latine. La Chine met en place les infrastructures portuaires et aéroportuaires nécessaires en Amérique du Sud. Le nouveau port de Chancay, au Pérou, n’en est qu’un exemple ».

Si Taïwan tombe, les Etats-Unis perdent toute crédibilité

Les conséquences en seraient colossales car « Si Taiwan tombe, l’Asie deviendra « rouge » du jour au lendemain. Tous les pays de la région concluront un accord avec Pékin. Les Japonais pourraient résister, mais la question sera de savoir quelle liberté la Chine laissera à Tokyo et combien de territoire le Japon pourra conserver, » selon Grant Newsham.

De plus, le jeu de domino finira par toucher aussi l’Australie qui, à son tour, se sentirait trahie par les Etats-Unis, de même que « Au-delà de l’Asie, tous les pays qui comptaient sur des promesses explicites ou implicites de protection américaine » qui eux aussi auraient de sérieux doutes car au bout du compte « la réputation des États-Unis serait ruinée. Ils auraient du mal à se maintenir dans la région Asie-Pacifique et seraient progressivement repoussés vers Hawaï et la côte ouest américaine. Au niveau mondial, ils seraient au bord du gouffre. »

Le sort de Taïwan aura de ce fait des implications majeures pour la sécurité et la prospérité des États-Unis. Il aura également une incidence sur les questions fondamentales de l’ordre international et de l’avenir de la démocratie, estime de son côté David Sacks, chargé d’études sur l’Asie au Council on Foreign Relations (CFR), où ses travaux portent sur les relations entre les États-Unis et la Chine, les relations entre les États-Unis et Taïwan, la politique étrangère chinoise, les relations entre les deux rives du détroit et la pensée politique de Hans Morgenthau.

« Bien que les États-Unis se trouvent à des milliers de kilomètres de Taïwan, le sort de l’île aura des répercussions majeures non seulement sur la sécurité et la prospérité des États-Unis mais aussi s’agissant des questions fondamentales d’ordre international et sur l’avenir de la démocratie, » écrit-il dans un rapport datant de 2023. Il y souligne, lui aussi, que les États-Unis ont des intérêts stratégiques vitaux en jeu dans le détroit de Taïwan et examine comment les États-Unis devraient protéger ces intérêts.

Les intérêts vitaux des Etats-Unis à Taïwan

« Si la Chine devait annexer Taïwan et baser sur l’île des moyens militaires tels que des dispositifs de surveillance sous-marine, des sous-marins et des unités de défense aérienne, elle serait en mesure de limiter les opérations de l’armée américaine dans la région et, par conséquent, sa capacité à défendre ses alliés asiatiques. Avec Taïwan sous le contrôle de la Chine, il serait beaucoup plus difficile pour les États-Unis de maintenir l’équilibre des forces dans la région indopacifique ou d’empêcher la Chine de tenter de dominer la région, » explique-t-il. « Ce qui se passera dans le détroit de Taiwan aura d’énormes répercussions sur l’avenir des alliances américaines dans la région, qui constituent l’avantage asymétrique le plus important de Washington par rapport à Pékin, » affirme-t-il.

« Si les États-Unis choisissaient de se tenir à l’écart de l’agression chinoise contre Taïwan et que la Chine parvenait à annexer l’île, celle-ci ne serait plus qu’à 70 miles du territoire japonais et à 120 miles des Philippines. Les alliés des États-Unis en viendraient à se demander si les États-Unis se porteraient ou même pourraient se porter à leur défense. Ayant perdu confiance dans l’engagement des États-Unis en faveur de leur sécurité, les alliés envisageraient soit de s’accommoder de la Chine, soit de se prémunir contre elle en développant leur armée, voire en mettant au point des armes nucléaires. Dans les deux cas, l’influence des États-Unis diminuerait et l’instabilité régionale et mondiale augmenterait, » ajoute encore cet expert américain.

« Une attaque chinoise contre Taïwan, qu’elle soit couronnée de succès ou que les États-Unis choisissent d’intervenir, déclencherait également une dépression économique mondiale et réduirait la production économique mondiale de plusieurs milliers de milliards de dollars, » ajoute encore David Sacks. « Si le monde perd la capacité de production de Taïwan [de semiconducteurs], aucune autre entreprise ne sera en mesure de combler le vide à court terme. En cas de blocus ou d’attaque de la Chine, la production et l’expédition de semiconducteurs s’arrêteraient, ce qui entraînerait une pénurie de presque tous les produits contenant de la technologie, des smartphones aux ordinateurs en passant par les voitures. Les entreprises d’un grand nombre de secteurs devraient réduire, voire arrêter leur production, » relève-t-il.

« Quant aux implications pour les principes les plus fondamentaux de l’ordre international, à l’instar de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, si la Chine parvenait à absorber Taïwan en dépit de la résistance taïwanaise, elle établirait un modèle de pays autoritaires recourant à la force pour attaquer des voisins démocratiques et modifier les frontières. L’un des piliers les plus fondamentaux des relations internationales, à savoir que les pays ne peuvent recourir à la force pour modifier les frontières, serait gravement ébranlé, » souligne encore David Sacks.

Les enjeux économiques colossaux de l’Asie de l’Est

Il faut ajouter le poids économique présent et à venir de l’Asie de l’Est. Taïwan se trouve précisément au cœur de cette région qui représente l’épicentre de la croissance économique potentiellement la plus élevée du monde à venir. Plus que toute autre région du monde, l’Asie au sens large du terme dispose des fondamentaux nécessaires pour réaliser une performance économique pérenne et sans équivalent à l’horizon 2050 et même au-delà.

D’ici 2050, l’Asie comptera vraisemblablement quatre des sept plus grandes économies au monde, dont la Chine, l’Inde et le Japon. L’Indonésie pourrait devenir la septième grande économie mondiale aux alentours de 2050. Parmi les autres réservoirs de puissance dans la région figurent en tête la Corée du Sud, le Vietnam et les Philippines. Selon certains experts, l’Asie émergente pourrait représenter 58 % de la croissance mondiale d’ici 2050.

Les enjeux de Taïwan pour la Chine et pour l’Occident expliquent en grande partie la stratégie poursuivie par son président Xi Jinping et sa détermination plus forte que jamais à avancer ses pions. Ceci place sous une lumière crue l’importance vitale d’une dissuasion efficace et surtout crédible de la part des Etats-Unis. Sans elle, la porte serait grande ouverte pour que la Chine mette ses plans à exécution. Or depuis le retour à la Maison Blanche de Donald Trump le 20 janvier, rien n’est moins sûr dans ce domaine. Les interrogations sont nombreuses sur ses intentions réelles ou supposées, d’autant que le 47è président des Etats-Unis change d’avis presque chaque jour, du moins dans ses déclarations. Les annonces ou décisions à venir de Donald Trump et son inconséquence déjà avérée font planer ainsi un risque majeur, à la fois militaire, stratégique et économique, pour la destinée de l’ensemble de l’Occident.

Pierre-Antoine Donnet

asialyst.com