L’observateur des mouvements en mer de Chine méridionale aura pu remarquer que la structure des actions des États de la région implique bien moins les marines de guerre que les flottes de garde-côtes et, dans le cas chinois, ses « troisième » et « quatrième » marines. Ce qui en fait des atouts stratégiques certains, et souvent sous-évalués.
Gages de libertés de manœuvre, ces flottes offrent une assertivité dans les revendications territoriales sans passer outre le seuil d’un certain niveau de violence, qui peut se manifester par des épaulements entre navires, voire des éperonnages, ou l’usage de canons à eau. Mais surtout, ces forces occupent l’espace, en maintenant une présence étatique affirmée, parfois continue, et fournissent du renseignement sur les activités. Dans le cas chinois, l’usage de la garde côtière permet des combinaisons tactiques avec la milice maritime opérant en essaim dans les Zones économiques exclusives (ZEE) et cherchant à en expulser les chalutiers y pêchant légitimement, celle-ci étant protégée contre d’autres gardes côtières par la première.
Mise sur pied en 2013 à la suite du regroupement de plusieurs administrations maritimes, la garde côtière chinoise est la plus importante au monde et constitue une véritable « deuxième marine » comprenant plus de 130 bâtiments de plus de 1 000 t.p.c. – 60 de ces navires on une longueur de plus de 90 m –, dont deux Zhaotou de 12 000 t.p.c. et quelques hélicoptères. Une vingtaine de corvettes Type‑056 lui ont été transférées, de même que des frégates Type‑053. Certains de ces navires sont armés de canons de 76 mm et semblent pouvoir accueillir des missiles antinavires. La milice maritime possède quant à elle quelques unités, mais sa force provient surtout de la mobilisation de pêcheurs et de leurs chalutiers, sachant que des formations leur sont dispensées par la marine et la garde côtière. L’ensemble crée une masse qui peut être dirigée vers telle ou telle zone, avec une prédilection pour la ZEE vietnamienne.
Les garde-côtes japonais sont à peine moins puissants, avec cinq unités de 9 300 t.p.c., quatre de 6 500 t.p.c., une de 5 300 t.p.c., six de 4 080 t.p.c., neuf de 4 030 t.p.c., neuf à terme de 3 500 t.p.c., trois de 2 000 t.p.c., 20 de 1 700 t.p.c., neuf de 1 300 t.p.c., six de 1 250 t.p.c., une vingtaine d’autres de plus de 500 t.p.c. et, comme en Chine, un grand nombre de petites unités de patrouille côtière. S’y ajoute une aéronavale relativement puissante, surtout destinée à la recherche et au sauvetage, mais qui inclut des Dash 8 et des Falcon 900, ainsi que des drones MQ‑9B pour les missions de surveillance maritime. Tokyo va également disposer d’un bâtiment polyvalent de 30 000 t permettant d’opérer simultanément deux hélicoptères. Si cette force est historiquement dévolue aux missions constables et de sauvetage, l’activisme chinois dans les îles Senkaku, revendiquées sous le nom de Diaoyu, a fait évoluer son rôle.
Les garde-côtes taïwanais ont, comme en Chine et au Japon, directement bénéficié de processus de modernisation dans les années 2010. Avec 13 000 hommes (17 000 environ au Japon), elle disposera de quatre unités de 5 000 t.p.c., deux de 3 700 t.p.c., au moins quatre de 2 160 t.p.c., deux de 2 105 t.p.c., sept de 1 900 t.p.c., une de 1 800 t.p.c. et d’un grand nombre de petites unités, du RHIB (Rigid hull inflatable boat) aux patrouilleurs de quelques centaines de tonnes en passant par des vedettes. Dix-huit autres unités de 2 000 à 8 000 t.p.c. représentant trois classes différentes sont envisagées. Surtout, ils reçoivent 12 Anping, très proches des corvettes catamarans de la classe Tuo Chiang, pouvant comme elles tirer des missiles antinavires Hsiung‑Feng 2. La plupart des unités les plus importantes sont dotées de canons de 40 mm et de mitrailleuses.
Le Vietnam connaît lui aussi un accroissement capacitaire, dans la foulée de celui de sa marine, dans un contexte d’affrontements réguliers avec la Chine. Il a reçu trois cutters de classe Hamilton américains, quatre patrouilleurs Damen de 2 500 t.p.c. et a commandé six patrouilleurs de 1 500 t.p.c. au Japon, la centaine d’autres unités déplaçant moins de 400 t. Les Philippines ont pour leur part reçu deux patrouilleurs de 97 m, un autre de 83 m construit par Ocea, quatre de 56 m et dix de 44 m qui, comme les premiers, ont été construits au Japon. Une trentaine de plus petites unités ainsi que des vedettes, des embarcations diverses et quelques drones aériens, en plus de deux hélicoptères et deux avions légers, complètent l’ensemble.
Brunei ne dispose pas de garde-côtes : c’est essentiellement sa petite marine qui assure cette fonction avec quatre patrouilleurs hauturiers de classe Darussalam dotés de missiles Exocet, quatre patrouilleurs de 41 m, deux patrouilleurs ex-singapouriens de classe Fearless dotés de torpilles et deux patrouilleurs côtiers faiblement armés. Le pays, qui a développé des relations économiques avec la Chine, maintient une attitude de « revendicateur silencieux » à l’égard de quelques îlots en mer de Chine méridionale et a mené quelques exercices avec les États-Unis, tout en restant membre de l’ASEAN.
Si les garde-côtes singapouriens sont essentiellement dotés de petites unités pour des missions de police maritime dans les îles de la cité-État et de protection du port, la Malaisie dispose d’une Maritime enforcement agency qui bénéficie d’une aide notable de la part du Japon. Ce dernier lui a ainsi fait don de deux patrouilleurs garde-côtes de 92 et 87 m, et les garde-côtes américains ont transféré un patrouilleur de 65 m. Le pays construit de son côté trois patrouilleurs Tun Fatimah de 1 890 t.p.c. et 83 m et deux patrouilleurs de 75 m sont passés de la marine à la garde côtière. S’y ajoutent 67 patrouilleurs de 20 à 45 m de longueur et plus de 250 vedettes et autres plus petites embarcations, ainsi que quelques drones et hélicoptères. Les missions premières de la garde côtière malaisienne sont liées à la lutte contre la piraterie et les trafics, et la surveillance des pêches. Il en est de même pour la Sea and Coast Guard indonésienne, qui compte sept unités de 60 m, 15 unités de 40 m et plus de 370 autres, plus petites.
Enfin, l’US Coast Guard (USCG) est également un acteur majeur en mer de Chine méridionale, et ailleurs. Sa posture opérationnelle la fait ainsi se déployer à une échelle mondiale, avec une politique dynamique d’exercices et de formations. En l’occurrence, la rivalité avec Pékin n’est pas uniquement liée à la mer de Chine méridionale, puisque l’USCG surveille notamment les transits chinois vers le détroit de Béring – sachant que Pékin déploie de plus en plus ouvertement une stratégie arctique. Publiée en octobre 2024, son Operational posture 2024 fait de l’Indo-Pacifique une priorité : d’une part, au regard de ses missions au profit de Guam, de l’Alaska, d’Hawaii ou encore des États librement associés aux États-Unis et, d’autre part, au regard de l’appui aux gardes côtières amies. Elle est en outre engagée dans la protection des ressources halieutiques face aux politiques prédatrices – dont la Chine est coutumière.
Ses moyens sont importants, avec plus de 45 500 personnels d’active, plus de 7 000 réservistes et un programme de modernisation dynamique, largement hérité du programme Deepwater, après plusieurs décennies ayant vu le vieillissement de ses capacités. Ainsi, aux 11 cutters océaniques de classe Bertholf (Legend), il faudra ajouter jusqu’à 25 cutters de patrouille hauturière de classe Argus (Heritage) de 4 500 t.p.c., jusqu’à 70 fast response cutters de classe Bernard C. Webber (Sentinel) de 359 t.p.c. pour 46 m et une série de bâtiments spécialisés, en plus de trois futurs brise-glaces remplaçant deux bâtiments plus anciens et plus de 1 400 unités de moins de 20 m. L’USCG dispose également de capacités aériennes non négligeables, avec une petite trentaine de HC‑130 de recherche et sauvetage, qui peuvent aussi mener des missions de surveillance, 18 HC‑144 (variante de surveillance maritime du CN‑235) et plus de 140 hélicoptères.
Comparativement à la guerre froide, l’armement des plus grandes unités ne comprend plus que des canons de 57 mm et n’inclut plus la possibilité d’installer des RGM‑84 Harpoon, comme sur les bâtiments de la classe Hamilton. La Navy a cependant expérimenté l’embarquement de MH‑60R sur un cutter de classe Bertholf durant l’exercice « RIMPAC 2022 ». La stratégie poursuivie par Washington reste par ailleurs celle d’une coopération étroite entre les services au profit des opérations navales, et de la liberté de navigation, ce qui a amené les garde-côtes à effectuer plusieurs transits à travers le détroit de Taïwan. Dans pareil cadre, on peut s’interroger sur la conversion des Bertholf en frégates à proprement parler. Plus fiables que les LCS, ces bâtiments peuvent embarquer deux hélicoptères de la classe 10 t et leurs systèmes de capteurs (incluant un radar TRS‑3D) et de brouilleurs ainsi que l’espace disponible à bord en font des bâtiments potentiellement supérieurs aux corvettes de la Navy. À certains égards, c’est également le cas pour les futurs Argus.
In fine, quelque soit l’armement choisi, on ne peut extraire l’action des garde-côtes d’un cadre stratégique plus large, où leurs fonctions, en particulier en Asie, sont loin de se limiter à « l’action de l’État en mer », où priment les missions de police. Au contraire, leurs missions s’insèrent dans un cadre plus large d’assertion ou de dispute des souverainetés, permettant d’éviter l’escalade tout en jouant un rôle évident dans les stratégies déclaratoires des acteurs. En sachant également qu’en temps de guerre, leurs fonctions opérationnelles, en matière de surveillance et de protection, importeraient également…
Philippe Langloit