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mercredi 7 mai 2025

La Chine et les Palestiniens : un soutien tactique

 

Les relations entre la Chine et les Territoires palestiniens s’inscrivent, depuis l’ère Mao Zedong (1949-1976), dans la volonté d’incarner une alternative à l’Occident dans le système international et, plus largement, dans la constitution des relations avec le monde arabo-musulman. Alors que la République populaire a développé des échanges économiques et technologiques toujours plus importants avec Israël à partir des années 1990, elle a conservé sa proximité avec l’Autorité nationale palestinienne (ANP) et l’Iran, et les massacres du 7 octobre 2023 – non condamnés explicitement par Pékin – et la guerre à Gaza n’ont pas modifié la vision chinoise au Moyen-Orient.

L’activisme diplomatique de Pékin lors de la conférence de Bandung (Indonésie) d’avril 1955 et de la Tricontinentale de La Havane (Cuba) de janvier 1966 a entretenu avec les Palestiniens des liens plus forts qu’avec les Israéliens (1). L’aura internationale de Mao Zedong, diffusée à travers les services spéciaux chinois et conceptualisée avec sa théorie dite des « Trois mondes », est bien accueillie par les factions politiques palestiniennes (2). La République populaire reconnaît même rapidement la Palestine comme « État » après sa proclamation, à Alger (Algérie), le 15 novembre 1988.

Une relation ancienne structurée par Mao Zedong

Si, durant la guerre froide, les relations avec l’État hébreu demeuraient limitées, notamment en raison des crises régionales (Suez en octobre-novembre 1956, guerres des Six Jours en juin 1967 et du Kippour en octobre 1973), lors desquelles Pékin soutenait les Arabes, dès la fin des années 1970, avec le rapprochement sino-américain et l’ouverture économique de la Chine, Israël accélère ses contacts avec le géant asiatique.

Dans la décennie 1960, Mao Zedong soutient la posture d’un État arabe palestinien, voyant dans l’existence d’Israël un miroir de la situation de Taïwan (3). En ce sens, Pékin a soutenu ­Yasser Arafat (1929-2004) et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), et développé le dialogue avec le Fatah. Dès les années 1960 et 1970, le régime communiste chinois a appuyé le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP). Après l’admission de la République populaire aux Nations unies en 1971, les canaux diplomatiques se poursuivirent, comme l’illustre l’ouverture en 1974 d’une « ambassade » de l’OLP à Pékin, qui maintient, malgré son rapprochement avec Israël, des liens avec les voisins arabes (Syrie, Liban) et l’Iran. En 1975, la Chine soutient la résolution 3379 de l’Assemblée générale de l’ONU, qui définit le sionisme comme une « forme de racisme et de discrimination raciale ».

La période Deng Xiaoping (1904-1997), entre 1978 et 1989, marque un tournant. En s’alignant sur les accords de Camp David de septembre 1978, Pékin entre dans une nouvelle phase de sa politique au Moyen-Orient. La décennie 1980 voit la République populaire favoriser ses liens avec les États-Unis et Israël. La question palestinienne devient alors une variable d’ajustement dans ses priorités diplomatiques et stratégiques. Durant plusieurs années, les « affaires palestiniennes » de la Chine sont notamment menées depuis Tunis (Tunisie), où se trouve installée l’OLP en exil. Puis, au milieu des années 1990, elle envoie plusieurs diplomates dans la bande de Gaza, où elle ouvre un « bureau de représentation ». En 2004, il est transféré à Ramallah ; son directeur a rang d’ambassadeur. Le président de l’ANP, Mahmoud Abbas (depuis 2005), se rend plusieurs fois à Pékin, où les autorités considèrent le Hamas comme une entité terroriste.

En juin 2023, un « partenariat stratégique entre la Chine et la Palestine » est acté lors d’une rencontre à Pékin entre le président Xi Jinping (depuis 2013) et Mahmoud Abbas, dont la venue s’inscrit dans l’offensive diplomatique chinoise post-Covid-19 en direction du « Sud global » ; le président de l’ANP est d’ailleurs le premier leader arabe invité dans la capitale chinoise après la pandémie. La diplomatie chinoise poursuit sa stratégie en direction du monde arabo-musulman tout en rappelant rester prête à jouer un « rôle positif pour aider la Palestine à réaliser la réconciliation intérieure et promouvoir les pourparlers de paix ».

Depuis vingt ans, la Chine prend une place toujours plus importante dans les échanges commerciaux avec les Territoires palestiniens : en 2022, elle est leur troisième fournisseur de biens (7,4 %, avec une valeur de 670,8 millions de dollars) après Israël (52,3 % ; 4,7 milliards) et la Turquie (10 % ; 908,1 millions), devant la Jordanie (3,7 % ; 333,1 millions) et l’Égypte (3,3 % ; 302,2 millions). Plusieurs entreprises chinoises développent des relations par l’intermédiaire des marchés régionaux arabes, notamment par le truchement du Caire. Globalement, la montée en puissance commerciale (et diplomatique) de la République populaire au Moyen-Orient a un impact significatif dans le commerce local (biens manufacturés, électroménagers, vêtements, etc.). Le lancement des nouvelles routes de la soie en 2013 entraîne de manière périphérique une implication dans les territoires de Gaza (centrales électriques, infrastructures de développement). Des diasporas chinoises sont établies dans toute la région, notamment des commerçants et des ouvriers (4).

Un acteur du processus de paix ?

Dès la fin des années 1990, la répression des Ouïghours, sujet de politique intérieure pour la Chine, affecte (relativement) les relations avec le monde arabo-musulman. Afin de neutraliser toute velléité de fraterniser, Pékin affirme lutter contre le séparatisme, tout en promouvant une stratégie de développement en dehors de la trajectoire occidentale et des grandes institutions financières internationales. Elle anticipe le parallèle entre l’autodétermination des Palestiniens et la situation dans les territoires périphériques et marginaux chinois, à l’instar des régions autonomes du Xinjiang et du Tibet. Après 2006 et la victoire électorale du Hamas, dans un contexte de tensions entre l’Iran et les États-Unis, la Chine affiche une « bonne distance » avec l’ensemble des acteurs, tout en tissant des liens politiques et économiques croissants, surtout à mesure que la puissance américaine s’embourbe dans les conflits en Afghanistan (2001-2021) et en Irak (2003-2011). Pékin et Téhéran nouent des liens renforcés sur le plan économique, mais également diplomatique, en signant, en mars 2021, un Pacte de coopération stratégique de vingt-cinq ans.

L’image de la Chine va globalement s’améliorer pour l’ensemble des acteurs (étatiques ou non) du Moyen-Orient et celle-ci va progressivement être perçue comme une alternative à l’Occident en général, et en particulier aux États-Unis. Dans le même temps, Pékin intensifie sa présence dans les aspirations de paix du conflit israélo-palestinien, et participe à la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) – en janvier 2024, sur les 9 722 Casques bleus déployés dans le sud du « Pays des Cèdres », 414 sont Chinois. De manière générale, la République populaire souhaite s’engager davantage dans la résolution des tensions entre Israël et le Liban, mais aussi entre Israël et la Syrie (années 2000). Enfin, en 2021, l’ANP a appuyé Pékin dans la répression des populations ouïghoures, comme la quasi-totalité des États arabo-musulmans. Cela témoigne non seulement de la proximité diplomatique entre Pékin et Ramallah, mais également de l’image de « puissance juste des opinions et des gouvernements arabes » (5). C’est, pour la Chine, un vecteur diplomatique, dont la cible première est le monde arabo-musulman. Peu à peu, et à la suite de la réconciliation à Pékin entre l’Iran et l’Arabie saoudite en mars 2023, la République populaire apparaît comme une puissance non occidentale médiatrice. Le sommet sino-arabe à Riyad en décembre 2022 donna du lustre à cette dynamique chinoise visant à réduire l’espace stratégique américain au Moyen-Orient.

Si Pékin a su défendre ses intérêts à l’ONU à propos de la répression des Ouïghours, son investissement plus fort dans le processus de paix est l’autre sujet de relations internationales sur lequel les enjeux stratégiques au Moyen-Orient font écho à la rivalité sino-américaine. Pékin fait entendre sa voix pour une solution à deux États. Cette posture tactique et stratégique est à resituer dans le cadre plus général de la politique internationale de la Chine au Moyen-Orient ; à savoir, devenir une puissance extrarégionale faisant contrepoids à la présence américaine (6). Pékin souhaite peser de tout son poids à l’ONU en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, puissance économique majeure possédant le réseau diplomatique le plus important au monde avec 171 ambassades. Depuis la fin des années 2000, à chaque période de montée des tensions, Pékin lance des appels à la retenue et à la reprise des pourparlers, toujours mieux coordonnés et audibles, à la fois par la voix du ministère des Affaires étrangères et par celle de la Commission des affaires étrangères du Comité central du Parti communiste chinois (PCC).

Si le président Xi Jinping a convié plusieurs fois Israéliens et Palestiniens (de tous bords) à Pékin afin de poursuivre des pourparlers de paix et proposer une solution à deux États, cela n’a pas eu d’effet ; pas plus que sa proposition devant la Ligue arabe, en janvier 2016 au Caire, de créer un État palestinien avec Jérusalem comme capitale. La pandémie de Covid-19 a aussi été l’occasion pour Pékin d’asseoir son influence à travers les nouvelles routes de la soie « sanitaires », par le don de vaccins et d’autres matériels médicaux aux Palestiniens de Gaza en 2021 et en 2022. Une façon de montrer sa présence, sa « responsabilité » et de poursuivre son œuvre post-tiermondiste contre l’Occident. Voilà qui est davantage l’illustration de la rivalité avec les États-Unis qu’une démarche spontanée et désintéressée.

Demeure sur le long terme la question de l’implication discrète de la Chine dans l’armement de groupes au Moyen-Orient, le tout dans l’articulation des relations anciennes et structurantes entre Pékin-Téhéran-Damas (extension au Liban avec le Hezbollah) et le Hamas. Après l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, les massacres du 7 octobre 2023 révèlent toujours plus les lignes de fracture du monde contemporain. Pékin recourt au terme « neutralité » pour utiliser le monde non occidental comme levier pour sa politique internationale.

La fin des intentions cachées ?

Au 1er juin 2024, si la République populaire s’est opposée à des « actes portant atteinte à des civils », elle n’a pas officiellement condamné les attaques du 7 octobre. Dès le début, les médias chinois ont développé une hypertrophie de la guerre et des destructions à Gaza, sans évoquer les pogroms de juifs israéliens. Si le ministre des Affaires étrangères, Wang Yi, a appelé, le 14 octobre 2023, à « l’arrêt des combats le plus tôt possible » et au respect du « droit humanitaire international », les termes « terrorisme » et « Hamas » sont méticuleusement évités. Ils n’ont depuis lors pas été mentionnés une seule fois. La diplomatie israélienne a de son côté exprimé sa « profonde déception » devant les déclarations chinoises, déplorant qu’il n’y ait « pas eu de condamnation claire et sans équivoque du terrible massacre commis par l’organisation terroriste Hamas » (7). Zhai Jun, envoyé spécial chinois pour le Moyen-Orient, a condamné « les actions qui nuisent à des civils innocents » et s’est contenté d’exprimer sa « sympathie aux familles endeuillées ».

La posture chinoise n’est pas sans rappeler sa « neutralité » dans la guerre en Ukraine, tout en soutenant implicitement la Russie (diplomatiquement, matériellement, technologiquement et économiquement). Certes, les contextes stratégiques ne sont pas identiques. Cependant, l’observation de la diplomatie chinoise depuis plus de vingt-cinq ans, et plus récemment depuis le 7 octobre 2023, tend à montrer une politique marginalisant Israël et renforçant l’alignement avec Téhéran, Damas et les factions politiques arabes du Proche-Orient (8). Tout en accentuant son soutien aux Territoires palestiniens, Pékin critique l’État hébreu et s’active à afficher une posture médiatrice avec comme objectif le face-à-face américain et le discrédit de sa puissance. Les États et les sociétés civiles sont pris en compte dans cette stratégie.

Fin avril 2024, Pékin accueillait pour la première fois les principales factions palestiniennes, le Hamas et le Fatah, afin de discuter de leurs divisions en vue d’une réconciliation. Cela rappelle sa stratégie de densification de sa présence diplomatique et de son implication dans les affaires stratégiques du Moyen-Orient. Ses liens confortés avec l’Organisation de la coopération islamique (OCI), l’ensemble des pays arabes et l’Iran lui assurent une place et une voix majeures dans la région. En ce sens, Pékin s’unit au monde arabe pour demander un « cessez-le-feu » et poursuit son action à l’ONU pour une adhésion de la Palestine, qualifiant la situation à Gaza de « tragédie pour l’humanité ». Concrètement, l’aide humanitaire chinoise reste limitée. À la suite du veto de la Russie et de la Chine contre un projet de résolution américain le 25 octobre 2023 au Conseil de sécurité, le chef du Hamas, Ismaïl Haniyeh, a publié une déclaration saluant la position des deux pays. Puis, en février 2024, le mouvement islamique a salué la position chinoise devant la Cour internationale de justice (CIJ), condamnant la colonisation. Le mois suivant, la Russie et la Chine opposaient leur veto à un projet de résolution américain sur l’établissement d’un cessez-le-feu à Gaza pour « ne pas faire le jeu » de la Maison Blanche, soutien sans faille au gouvernement de Benyamin Netanyahou depuis le début du conflit.

En janvier 2024, Israël a signalé avoir découvert un important stock d’armes chinoises utilisées par le Hamas. L’implication croissante de la Chine dans la vente d’armements à des États du Moyen-Orient, tout en étant peu regardante sur la livraison indirecte à des groupes terroristes, témoigne de la consolidation des liens, notamment stratégiques, avec l’Iran et la Syrie. Alors que la République populaire avait développé ses relations avec l’État hébreu jusqu’à susciter l’inquiétude stratégique de Tel-Aviv et de Washington, qui s’est traduite par une limitation des échanges économiques sino-israéliens d’une part et par la restriction à divers domaines technologiques et militaires de la Chine en Israël d’autre part, son activisme diplomatique tend, depuis le 7 octobre 2023, à montrer une réduction durable des relations avec Israël au profit de Téhéran et des régimes arabes.

La motivation chinoise est portée par l’accélération de la rivalité systémique avec la puissance américaine. Le choix des mots de la diplomatie de Pékin vise à discréditer les États-Unis dans la région, à élargir les lignes de fracture entre les mondes occidentaux et non occidentaux, à augmenter son espace stratégique au Moyen-Orient, et à gagner les opinions publiques arabo-musulmanes. Stratégiquement, la Chine profite de la guerre et l’instrumentalise, à l’instar de Moscou, afin de multiplier les fronts pour la puissance américaine et d’anticiper l’usage de la force pour Taïwan (9). Comme pour le dossier ukrainien, le conflit Israël/Hamas est utilisé par Pékin à des fins de politique intérieure et de logique stratégique pour diluer le soutien américain à Taïpei. La contestation par la Chine de la puissance américaine, à laquelle sont associés l’Occident et Israël, est symétrique à la neutralisation de toutes critiques du régime de Xi Jinping (à propos des Ouïghours, de Hong Kong et de Taïwan) et à la recherche de sympathie auprès du « Sud global ».

Des relations anciennes issues de la vision de Mao Zedong et le tournant de Deng Xiaoping au Moyen-Orient n’auront fait rompre les liens ni avec Israël ni avec les Palestiniens. La répression des Ouïghours a été un temps un sujet international que Pékin a dépassé par une diplomatie de proximité et de montée en puissance de son aura tous azimuts. Le processus de paix dans les tensions israélo-palestiniennes est devenu un terrain d’affrontement international sino-américain. Si Pékin a pu prendre pied par l’économie et l’alternative à l’Occident, le 7 octobre 2023 semble induire un ralentissement de la relation Chine/Israël au profit d’une recrudescence du soutien propalestinien et d’une volonté de puissance incontournable au Proche-Orient. 

Notes

(1) Roger Faligot, Tricontinentale : Quand Che Guevara, Ben Barka, Cabral, Castro et Hô Chi Minh préparaient la révolution mondiale (1964-1968), La Découverte, 2013.

(2) Selon Mao Zedong, le système international est composé de « Trois mondes » : d’abord, il y a les deux grandes puissances rivales, les États-Unis et l’URSS ; puis, les puissances moyennes industrialisées et développées (Occident, Japon) ; enfin, le Tiers-Monde, qui a vocation à être dans le sillon de la République populaire de Chine.

(3) Jean-Pierre Cabestan, La politique internationale de la Chine : Entre intégration et volonté de puissance, Les Presses de Sciences Po, 2022.

(4) Pour en savoir plus : « Chine : Puissance du Moyen-Orient ? », in Moyen-Orient no 58, p. 15-69, avril-juin 2023.

(5) Bassma Kodmani, « Au Moyen-Orient, la Chine garantit aux dictateurs la longévité », Institut Montaigne, 18 mai 2021.

(6) Tuvia Gering, « Full throttle in neutral: China’s new security architecture for the Middle East », Atlantic Council, 15 février 2023.

(7) Quentin Couvreur, « La Chine face aux attaques du 7 octobre 2023 », CERI, octobre 2023.

(8) Tuvia Gering, « China: Neither a “A Match Made in Heaven” Nor the “Axis of Evil” », in INSS Insight no 1820, 25 janvier 2024.

(9) Mark Leonard, « China’s Game in Gaza: How Beijing Is Exploiting Israel’s War to Win Over the Global South », in Foreign Affairs, 8 janvier 2024.

Emmanuel Véron

areion24.news