Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 11 mai 2025

La part invisible du 8 mai : ce que la victoire doit au renseignement

 

Le 8 mai 2025 marque le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe. À cette occasion, il est nécessaire de se souvenir que certaines victoires ne se jouent par sur les champs de bataille, mais bien dans l’ombre. L’un des épisodes les plus emblématiques de cette guerre secrète fut le décryptage de la machine Enigma, utilisée par l’Allemagne nazie afinn de sécuriser ses communications. Cette victoire fut collective, mais elle porte surtout le sceau d’un homme dont le nom reste encore méconnu du grand public : Gustave Bertrand.

Enigma est une machine de chiffrement créée en Allemagne par Arthur Scherbius en 1918 à des fins de sécurisation des communications privées. Elle a fait l’objet d’une utilisation militaire allemande dès les années 1920. Elle fut rapidement un outil important dans la protection des communications du régime nazi. En 1931, les services de renseignement français ont amorcé un travail sur le décryptage d’Enigma en se fondant notamment sur les informations obtenues par un agent allemand, Hans-Thilo Schmidt. La France a initié une coopération avec la Pologne puis avec le Royaume-Uni, jouant un rôle central dans la coopération internationale afin de casser le code Enigma.

Le rôle de Gustave Bertrand dans le décryptage d’Enigma est symptomatique de la culture de discrétion typique des services de renseignement français. Ils opèrent, naturellement, dans les coulisses de l’Histoire avec une efficacité souvent redoutable. Pour autant, les actions de ces services ne bénéficient généralement pas d’une reconnaissance publique — que l’on trouve plus généralement accordée à leurs homologues américains et britanniques. Le capitaine Bertrand a joué le rôle de facilitateur clé dans la coopération internationale permettant le décryptage d’Enigma, mais ce fut également un organisateur méthodique.

Le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), ancêtre direct de l’actuelle Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), incarne une certaine culture de l’efficacité discrète. La mission prime systématiquement sur la reconnaissance publique. Cette culture particulière se traduit par une pratique qui encourage les collaborations internationales, l’exploitation de sources humaines et techniques ainsi qu’une organisation rigoureuse du renseignement.

Bertrand lui-même, en tant que chef de la section D (cryptographie et décryptage), a mené ses opérations dans ce cadre. Le renseignement technique, en particulier la cryptanalyse, exigeait à la fois une compréhension technique profonde et une gestion pragmatique des contacts. Bertrand fut un chef de file pour son rôle dans la gestion des informations qui provenaient de sources humaines comme Hans-Thilo Schmidt. Il fut aussi l’organisateur des collaborations internationales qui furent nécessaires afin de décrypter Enigma.

Le rôle de Bertrand n’est pas celui d’un intermédiaire passif entre les Polonais et les Britanniques ; il orchestrait activement ces relations, en s’assurant que les informations cruciales obtenues par le biais de Schmidt aboutissent dans les bonnes mains. Discrétion et pragmatisme au service de la mission…

La contribution française au décryptage d’Enigma a pu être régulièrement sous-estimée en raison de la culture même du renseignement français. L’accent étant mis systématiquement sur la réussite d’une opération plutôt que sur la visibilité individuelle.

La relation entre la France et la Pologne en matière de cryptographie était déjà solide avant la Seconde Guerre mondiale. Cette coopération a, naturellement, permis aux Polonais de tirer parti d’un grand nombre d’informations collectées par les Français pour comprendre Enigma. Hans-Thilo Schmidt, connu sous le nom de code "Asche", travaillait pour les services secrets allemands avant de passer des informations vitales aux Français. Bertrand, grâce à son sens aigu de la pratique du renseignement, a su établir la liaison avec Schmidt. Il a utilisé les informations qui lui étaient données pour aider les Polonais à recréer des répliques de la machine Enigma. Cette aide a été décisive pour que Marian Rejewski puisse développer ses travaux en 1932.

Le rôle du SDECE dans cette affaire va bien au-delà d’une simple transmission d’informations. Le capitaine Bertrand et son équipe avaient saisi que le décryptage d’Enigma ne pouvait être réalisé que grâce à une collaboration internationale entre alliés.

C’est dans ce contexte, justement, qu’il s’est positionné comme l’instigateur de la réunion secrète de Pyry, en juillet 1939, lorsque les Polonais ont fait part de leurs avancées sur le décryptage d’Enigma avec les Français et les Britanniques.

Les Français, par l’entremise de Bertrand, ont ensuite continué à collaborer étroitement avec les Polonais, assurant que les recherches, qu’ils avaient participé à lancer et qu’ils aidaient à avancer, ne soient pas perdues au moment où une invasion de la Pologne semblait imminente. Ils ont, dès lors, sécurisé les travaux polonais et en ont facilité le transfert aux cryptanalystes britanniques à Bletchley Park. Bertrand a donc permis aux Britanniques de gagner un temps précieux et d’accélérer leurs propres avancées.

Bien que les cryptanalystes polonais soient souvent reconnus par l’Histoire pour leur rôle dans le décryptage d’Enigma, il est important de rappeler que la France possédait également des cryptanalystes particulièrement talentueux.

Sous la coordination de Bertrand, des cryptanalystes français ont travaillé aux côtés des Polonais sur Enigma, mais ils ont également travaillé de manière autonome. Leur expertise en cryptographie a été sollicitée dans d’autres domaines de la guerre, notamment dans le déchiffrement des communications italiennes et espagnoles, exemples moins connus de l’Histoire.

Le rôle de Gustave Bertrand dans le décryptage d’Enigma est à la fois symptomatique et représentatif de cette culture de discrétion héritée du SDECE.

Par l’organisation de la coopération entre la Pologne, la France et la Grande-Bretagne, Bertrand a été un instigateur et facilitateur décisif. Il a garanti que les informations critiques circulent entre les différents services.

Le SDECE a permis à la France de jouer un rôle central dans l’avancée du renseignement cryptographique dans une collaboration pragmatique avec les Polonais, en assurant, plus tard, la transmission des découvertes à l’équipe de Turing à Bletchley Park.Ce travail discret, mais essentiel, a permis la victoire contre Enigma. Cette victoire est le fruit d’un travail d’équipe international où la France a joué un rôle de coordinateur dans une stratégie nécessaire en temps de guerre : la « force combinée ».

Comme nous le confiait récemment le petit-neveu de Bertrand, Stéphane Chanut, lors d’une conférence pour le Centre d’Enseignement Militaire Supérieur de l’Armée de Terre :« Pour lui, servir la France, c’était agir. Son honneur, c’était d’avoir été utile. »

Jean Langlois

Morgane Villers

atlantico.fr