Régulièrement pointées comme manquant d’interopérabilité entre elles, les composantes de l’armée russe semblent agir en silos, ou uniquement au profit de la composante terrestre. Certains analystes stratégiques ont également avancé qu’au sein même d’une composante, les plateformes manqueraient d’interopérabilité et de compatibilité technique entre elles. Établi en 2022, ce fait s’est confirmé à plusieurs reprises depuis bientôt trois ans. De leur côté, bien que manquant d’épaisseur, les forces de l’OTAN sont liées par une doctrine, des tactiques, mais surtout une compatibilité technique qui favorisent l’interopérabilité.
Moyennant un faible préavis, une patrouille de chasseurs polonais pourrait interagir avec un bataillon français en manœuvre, permettant de coordonner les feux d’artillerie et aériens. Autre exemple : les avions de guet aérien américains opèrent régulièrement au profit des groupes de surface de l’OTAN, et les liaisons de données tactiques et les télécommunications radio sont établies quasi instantanément. Une bulle de contrôle aéromaritime est alors générée par l’interaction entre ces avions et ces plateformes navales, contrôle qui serait moins aisé pour les uns et les autres sans appui mutuel. Aux niveaux technique et tactique, une « liaison des armes » s’établit, permettant de conjuguer les capacités des différentes capacités disponibles, pour un effet démultiplié.
Qu’est-ce que cette liaison des armes ? Pourquoi est-elle si puissante ? Comment se manifeste-t‑elle ? Pour cerner ce concept, il est nécessaire de revenir aux travaux de l’amiral Castex sur le sujet. Ainsi, ses ressorts et manifestations seront plus évidents au sein des forces navales modernes. Nous verrons également que cette liaison n’est pas que technologique ou tactique, mais également humaine.
Le principe de liaison des armes de Castex
L’amiral Castex a consacré un livre à ce principe de liaison des armes sur mer. L’idée maîtresse en est la suivante : « L’efficacité des armes est multipliée par leur action solidaire. (1) » Castex élargit sa thèse aux milieux terrestre et aérien. Afin de l’étayer, il balaie plusieurs exemples historiques et affirme ainsi que la victoire revient en général à celui qui utilise – en synergie – toutes les armes à sa disposition. Sur terre, ce sont les combinaisons d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie qui avaient fait triompher les grands capitaines tels qu’Alexandre, Annibal, César ou encore Napoléon.
Sur mer, dès l’âge de la voile, la mise en synergie de plusieurs unités navales a permis de triompher, à l’instar du Chevalier Paul et d’Abraham Duquesne, qui triomphèrent à Gétaria en 1638 contre la flotte espagnole par l’usage combiné de tirs d’artillerie depuis des vaisseaux et l’envoi de brûlots (2). Les premiers déstabilisaient les unités adverses et généraient une épaisse fumée permettant l’envoi à pleine vitesse de brûlots contre les coques ennemies.
Castex en déduit ainsi que toutes les armes sont utiles, car elles se complètent et s’entraident mutuellement (3). À son époque, il avait prédit qu’il en serait de même pour l’avion, le navire et le sous-marin, utilisés en synergie grâce à la radiophonie et à la télégraphie (TSF). Hypothèse prémonitoire de la réalité du combat naval lors de la Deuxième Guerre mondiale.
Plus proche de nous, en 1991, la révolution dans les affaires militaires a mis en réseau les unités terrestres, navales et aériennes pendant « Desert Storm ». Cette mise en réseau a été rendue possible grâce aux liaisons de données tactiques, aux liaisons satellitaires et à une approche réseaucentrée (4). L’opposant irakien a été foudroyé par cette combinaison de moyens et de feux.
Pourquoi ce principe est-il si important ? Et notamment en mer ? Une explication simple pourrait être sa proximité avec le principe de concentration, et l’importance de ce principe en mer. En effet, la concentration des forces et des moyens constitue un principe reconnu de la guerre. Quelle que soit sa culture stratégique, il fait partie de ces principes prescrits à tout chef militaire. À titre d’illustration, tous les pays cités par Martin Motte dans La Mesure de la force reconnaissent la concentration comme principe de la guerre (5). Grâce à la synergie qui existe entre tous les moyens sous son commandement, le chef militaire peut combiner ses efforts dans le temps et dans l’espace. Ainsi, il devient en mesure de percer le dispositif ennemi, au point choisi.
Sur mer, la capacité des plateformes (6) d’une même force à délivrer un armement sur une même cible traduit leur synergie. Pour ce faire, ces unités doivent être en mesure de tenir une même situation tactique et de coordonner leurs feux dans le temps et dans l’espace, et avoir des équipements radio et satellitaires compatibles pour communiquer. Cette synergie induit une liaison des armes, permettant d’annihiler la cible désignée. La combinaison de l’immensité de la mer et de la mobilité des forces navales oblige les forces navales à être distribuées dans l’espace. Cette distribution est nécessaire pour rechercher la force compétitrice ou adversaire. C’est cette liaison d’armes qui crée la synergie et la coordination pour couvrir l’immensité de la mer, détecter l’ennemi, le pister, et concentrer les feux.
Sur terre, il s’agit de concentrer ses feux d’artillerie, son infanterie, sa cavalerie sur un point afin de déstabiliser le dispositif adverse, l’obliger à reculer. Il devient alors possible de manœuvrer pour avancer, et ainsi tenir un terrain supplémentaire.
La liaison des armes sur mer au XXIe siècle
Au XXIe siècle, une force navale est composée de plusieurs plateformes évoluant dans les airs, sur mer, et sous la mer. Son domaine d’application est multimilieux multichamps (M2MC) : terre, mer, air, cyber, champs électromagnétiques, espace, fonds marins. Ainsi, pour pouvoir tirer le meilleur parti de cet ensemble d’armes et couvrir le périmètre de la conflictualité moderne, la liaison des armes est vitale. Concrètement, ces plateformes sont connectées entre elles via des liaisons radio et des liaisons de données tactiques (L‑16 et L‑22 par exemple). Leurs systèmes de direction de combat partagent en temps réel et de manière automatisée la même situation tactique. Les équipements sont compatibles, les doctrines d’emploi identiques. L’interopérabilité matérielle, tactique, culturelle des unités navales des pays de l’OTAN constitue un avatar de cette liaison des armes mentionnée supra. Les groupes aéronavals sont « au cœur de la liaison des armes en mer, terminologie portée et diffusée par l’amiral Castex (7) ».
Toujours plus de modernité
Les liaisons de données constituent l’une des premières briques relatives à une approche dite « réseaucentrée ». L’étape suivante est le combat collaboratif. Au lieu d’échanger des pistes représentant des mobiles, cette nouvelle étape repose sur le partage des détections primaires des senseurs de chaque unité. Chaque plateforme contribue donc à la piste à hauteur de sa détection radar. La piste représentant le mobile pisté reçoit donc les contributions de chaque plateforme. Cette piste est dite collaborative, et profite de la complémentarité des senseurs. Elle est notamment plus précise, et enrichie. Cette capacité de détection et de partage en temps réel des détections est la Veille coopérative navale (VCN), ou Network cooperation system (NCS). Elle est la première brique du combat collaboratif. Toutes ces données sont stockées au sein d’un réseau partagé en temps réel. Les données sont transmises par communications satellitaires et/ou par communications radio adaptées et chiffrées.
Pour répondre à des scénarios de plus en plus sévères, les plateformes navales doivent combiner leurs atouts en détection et en action, en réseau. Les données constituent les impulsions électriques de ces systèmes nerveux. Après la radio, le radar et les liaisons de données tactiques, la capacité de combat collaboratif constitue une nouvelle étape vers la mise en synergie des plateformes navales. Elle aura un impact substantiel sur les tactiques et doctrines de lutte. Au niveau tactique, ces nouvelles capacités influeront sur les dispositifs de lutte antiaérienne, à savoir la manière d’agencer des navires et des avions pour optimiser la détection, la classification et l’engagement face à une menace. En somme, la capacité de combat collaboratif devrait renforcer la liaison qui existe entre les plateformes.
Expérimentant cette dernière, la Marine nationale a pris la mesure de ce nouvel enjeu pour le combat naval : « la supériorité opérationnelle [passant] par le combat collaboratif (8) », l’officier de cohérence opérationnelle de l’État-major des armées (EMA) précisait en 2022 que les projets de combat collaboratif se développaient brique par brique (9). La route est donc tracée. L’interopérabilité est garantie grâce à des standards technologiques communs, et partagés. Au sein de l’OTAN par exemple, ces standards sont diffusés au sein de STANAG, standardization agreements.
Faire du neuf avec du vieux, même au XXIe siècle
Le conflit en Ukraine donne de nombreuses illustrations du principe de liaison des armes. Un périmètre particulier de cette dernière est souvent pointé : l’usage d’anciennes armes, en combinaison avec des armes nouvelles. Vus par l’amateur comme une aberration, ces modes d’action démontrent néanmoins leur efficacité. Du côté russe par exemple, la mise en synergie de plusieurs plateformes, dont certaines obsolètes, aurait permis une meilleure défense de la base navale de Sébastopol. Prises une à une, ces plateformes ont une plus-value moyenne, voire faible, mais leur combinaison génère une synergie qui permet d’atteindre un résultat tactique significatif. Ces enseignements amènent les armées occidentales à se doter de nouveau de capacités qui avaient disparu de leurs ordres de bataille : il s’agit en quelque sorte de « faire du neuf avec du vieux » (10).
Paru le 21 décembre 2023, un article du site Naval News (11) explique cette liaison des armes : lorsque l’état de la mer est favorable à l’emploi de drones ukrainiens de surface (USV) pour des actions suicides, un avion de reconnaissance de type Be‑12 Mail (datant des années 1950) surveille les abords de la base navale, en coordination avec des patrouilles côtières. À la détection d’USV, plusieurs options sont possibles : destruction au canon par un avion de combat qui décolle pour l’occasion, destruction aux canons et roquettes (anciennes) par un hélicoptère, ou encore par l’utilisation de drones aériens quadrirotor mis en œuvre depuis des (vieux) patrouilleurs/vedettes. En cas d’attaque saturante, tous les moyens peuvent être employés en même temps. Via les télécommunications radio, ce serait le vieux Be‑12 Mail qui assignerait les cibles aux autres effecteurs : il assurerait une détection et une identification rapides, puis la distribution des objectifs. « Toutes les armes sont utiles parce qu’elles se complètent et s’entraident mutuellement (12) », même les plus anciennes. Exemple surprenant de liaison des armes, notamment de la part des marins russes.
Les catalyseurs de la liaison des armes
Nous avons pu entrevoir les moyens techniques qui favorisent la liaison des armes. D’autres forces agissent. Elles sont d’origine humaine : vouloir agir ensemble, s’y entraîner, entretenir ce lien. Le premier de ces catalyseurs est la doctrine. « La doctrine est simplement un code de règles selon lequel nous agissons spontanément et sans ordre, pour l’accomplissement de la mission. Pour avoir de la valeur, la doctrine doit être fondée sur des principes et des méthodes corrects de conduite de la guerre. (13) » La doctrine synthétise donc un savoir-faire commun de forces militaires, afin de pouvoir agir de concert dans le chaos du combat. La fulgurance et la létalité du combat naval, et plus particulièrement de la menace aérienne, peuvent conduire à ce genre de chaos. Les forces navales doivent donc développer et partager une doctrine commune. Unies par cette force invisible, elles sont capables d’agir, de façon décentralisée s’il le fallait, notamment dans le chaos du combat. « La doctrine constitue des méthodes pour l’action. (14) »
L’entraînement est un autre catalyseur de la liaison des armes. Il est tout aussi puissant et vital, et il est – d’un certain point de vue – gratuit. Sur les touches disponibles, il est donc celle qui est le plus souvent utilisée. Napoléon l’avait compris avec ses camps à Boulogne : une fois constitués, ces corps d’armée (et interarmes : artillerie, infanterie, cavalerie) se sont entraînés pendant de longs mois ensemble. Ainsi, lorsque ces « sept torrents » (15) ont dévalé vers le Rhin, ils étaient liés par une force puissance grâce à leur entraînement commun. La distribution et la concentration spatiales en étaient fortement facilitées. Les succès d’Ulm et d’Austerlitz s’expliquent par le génie de Napoléon, mais également par la liaison des armes qui existait entre les corps de la Grande Armée. L’entraînement continue à tenir une place importante au sein des programmes d’activités : les exercices comme « Polaris », « Mare Aperto » ou encore « Formidable Shield » visent à entraîner les unités navales de différentes nations de l’OTAN pour vérifier leur interopérabilité, mettre en œuvre une doctrine et des tactiques communes, se synchroniser pour unir leurs efforts. Ce faisant, elles sont prêtes ensemble à un éventuel futur combat.
Les entraînements donnant un retour d’expérience, ce dernier doit être formalisé et exploité afin de remettre à jour la doctrine. Les idées ne doivent pas rester dans les cartons, mais être confrontées à la réalité pour être améliorées. C’est à cet effet que l’amiral Vandier, Chef d’état-major de la Marine (CEMM) de 2020 à 2023, a créé le Centre du combat naval (C2N) à Toulon. On entrevoit ainsi un lien entre deux catalyseurs de la liaison des armes. Il n’est pas le seul.
Le sens du collectif est un troisième catalyseur. Au sein d’une frégate, il prend la dénomination d’esprit d’équipage. Au sein d’un groupe aéronaval ou d’un groupe de surface, il s’agit de l’état d’esprit du « commander » : les commandants d’unités navales doivent connaître l’état d’esprit du chef pour appliquer au mieux ses intentions. Le tout à travers l’immensité de la mer, et possiblement dans le chaos du combat.
Au sein de la composante terrestre, ce sens du collectif est le même, et peut s’exprimer selon un vocabulaire différent. Au niveau du régiment, il s’agit de l’esprit de corps. De la même manière, les commandants de groupements tactiques/bataillons doivent entretenir un lien particulier avec leur commandant de brigade, afin de cerner son état d’esprit et ainsi agir en cohérence avec ses intentions. Pour les commandants de ces équipages ou corps, il convient d’identifier les ressorts qui créeront – en interne – une unité d’action : sentiment d’appartenance, sens de la mission, entraînement…
Permanence de la liaison des armes
Prophète stratégique, l’amiral Castex avait pressenti dès les années 1920 et 1930 la forme du combat naval qui allait se tenir de 1939 à 1945. Les groupes de surface, les sous-marins, les avions, vieux comme neufs, ont agi de concert grâce aux télécommunications radio. Liées au niveau technique, unies dans l’action par la doctrine, l’entraînement ou encore un sens collectif, ces plateformes ont conjugué leurs points communs et leurs différences pour un résultat tactique qui n’avait encore jamais été égalé. La campagne navale de l’amiral Nimitz dans le Pacifique n’aurait jamais été imaginée quelques décennies auparavant. Aujourd’hui, si une confrontation majeure venait à éclater, la liaison des armes devrait conduire à des résultats tactiques foudroyants.
Notes
(1) Raoul Castex, La liaison des armes sur mer, Economica, Paris, 1999, p. 73.
(2) Navire-suicide en feu, envoyé à pleine vitesse contre la coque du navire adverse. Pour augmenter son capital meurtrier, les marins français les chargeaient de matières inflammables et explosives.
(3) Raoul Castex, op. cit., p. 73.
(4) Approche américaine nommée Network centric warfare (NCW).
(5) Martin Motte, Georges-Henri Soutou, Jérôme de Lespinois et Olivier Zajec, La mesure de la force, Tallandier, Paris, 2018, p. 117.
(6) Frégates, sous-marins d’attaque, hélicoptères, avions de chasse, avions de patrouille maritime.
(8) Dossier consacré au combat collaboratif dans Esprit défense, no 5, automne 2022 (https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/ministere-armees/esprit-defense-numero-5-automne-2022-dossier-combat-collaboratif-combat-du-futur.pdf).
(9) Ibid.
(10) François-Olivier Corman, Stratégie et innovation navale, Nuvis, Paris, 2020, p. 111.
(11) H. I. Sutton, « Russia Forced To Adapt to Ukraine’s Maritime Drone Warfare in the Black Sea », Naval News, 21 décembre 2023 (https://www.navalnews.com/naval-news/2023/12/russia-forced-to-adapt-to-ukraines-maritime-drone-warfare-in-black-sea).
(12) Raoul Castex, op. cit., p. 73-74.
(13) Trent Hone, Learning War: The evolution of fighting doctrine in the US Navy, 1898-1945, Naval Institute Press, Annapolis, p. 117.
(14) Formule prêtée à Napoléon, selon les officiers de l’armée de Terre.
(15) Comprendre ses sept corps d’armée, chacun commandé par un maréchal.
Capitan Pól