Le 21 mai, le dictateur nord-coréen Kim Jong-un, troisième de la dynastie des Kim, entendait renforcer son prestige sur la scène internationale et son aura dans son pays avec le lancement du plus important destroyer jamais construit en Corée du Nord. Mais l’opération a tourné au fiasco intégral lorsque le navire à brutalement chaviré sur son flanc.
Pour l’occasion, Kim Jong-un avait convié son peuple à Chongjin, ville portuaire stratégique, pour une cérémonie soigneusement orchestrée devant des milliers de citoyens et les caméras de la presse officielle. Jaugeant 5 000 tonnes, le bâtiment devait être un nouveau fleuron de la marine nord-coréenne et symboliser la grandeur du pays et sa puissance militaire. Tout cela a cependant tourné au désastre et à une humiliation personnelle pour le leader nord-coréen.
Jamais depuis longtemps sans doute le régime totalitaire n’avait connu pareil épisode qui, d’une façon ou d’une autre, frappera les esprits dans le pays mais surtout à l’étranger, tant il révèle les failles béantes et jusque-là encore largement insoupçonnées d’un régime peut-être plus fragile qu’on ne pouvait le croire.
La cérémonie a tourné au désastre lorsque le navire a brutalement et de façon inopinée chaviré sur son flanc lors de sa mise en eau, un échec cuisant pour le chef suprême au côté duquel se trouvait sa fille Kim Ju-ae, considérée comme son héritière potentielle.
Pour ne rien arranger, ce fiasco s’est déroulé sous les yeux du dirigeant suprême. Ce qui a fait dire au Rodong Sinmun, l’organe du Parti du travail de Corée (PTC), le parti unique dans un style inimitable : « Le vénérable camarade Kim Jong-un a formulé une sévère condamnation après avoir observé l’accident dans son intégralité, causé [selon lui] par une incurie, une irresponsabilité et un empirisme non scientifique absolus, qui sont au-delà des limites du concevable et ne peuvent être tolérés. »
Cet échec semble bien de nature à mettre en lumière une vulnérabilité réelle d’un régime entièrement dévoué à son leader maximo. Certes, l’ampleur du désastre a très vite été cachée par des bâches bleues couvrant le navire couché sur son flanc tandis que l’accident était qualifié de « grave et criminel », les dommages subis étant eux-mêmes décrits comme mineurs. Mais le mal était fait.
Comme il est de coutume en Corée du Nord, la faute a immédiatement été portée sur l’équipe technique, permettant ainsi d’esquiver les responsabilités intrinsèques d’un régime dont la devise affichée est qu’il ne se trompe jamais dans la conduite de son peuple vers un avenir qui ne peut être que glorieux.
Quatre personnes ont rapidement été arrêtées, dont Ri Hyong-son, directeur adjoint du département de l’industrie de l’armement du Parti des travailleurs au pouvoir tenu par le régime pour être « en grande partie responsable de cet accident grave, » selon l’agence de presse officielle KCNA. Ri Hyong-son, qui fait partie de la Commission militaire centrale du parti, est le plus haut responsable arrêté à ce jour dans le cadre de cette affaire. La Commission commande l’Armée populaire coréenne et est chargée d’élaborer et de mettre en œuvre les politiques militaires de la Corée du Nord.
Un fiasco révélateur d’une armée largement obsolète
Ces quatre personnes risquent fort d’être condamnées à mort et rapidement exécutées, payant ainsi pour les autres qui sont les vrais responsables, dont ceux qui, sur l’ordre du grand dirigeant, ont opté pour la précipitation dans la préparation de cette mise à l’eau ratée, facteur probablement déterminant du désastre.
L’accusation immédiate et violente portée contre l’équipe technique illustre une stratégie de survie bien connue en Corée du Nord : rejeter publiquement la faute pour préserver l’aura d’infaillibilité du régime.
Pour Shin Seung-ki, chercheur à l’Institut sud-coréen d’analyse de la défense cité par le site d’information NK News, le fond de la coque est probablement « gravement fissuré » sur une bonne partie de sa longueur. Un autre expert militaire, le Néerlandais Joost Oliemans, estime quant à lui que des dommages structurels ont probablement détruit d’autres composants clés, comme les hélices et les arbres d’hélice.
Interrogé par le quotidien anglophone de Hong Kong South China Morning Post (SCMP), le professeur Yang Moo-jin, président de l’Université des études nord-coréennes basée à Séoul, rappelle que cet incident s’est produit alors que Pyongyang s’efforce d’achever un plan quinquennal de renforcement militaire qui « a perdu tout son éclat en un instant .» « Kim Jong-un est furieux, » explique-t-il. « C’est un sérieux coup porté à son prestige personnel », estime-t-il, prédisant lui aussi que les responsables du lancement raté « pourraient être exécutés. »
Pour Joost Oliemans, auteur d’un ouvrage de référence The Armed Forces of North Korea : Ground Forces ( Les Forces armées de Corée du Nord, non traduit en français), le lancement de ce type de navire est « essentiellement destiné à annoncer le début d’une nouvelle ère pour la marine [du pays] : une ère dans laquelle la Corée du Nord s’affirme avec plus d’audace, afin d’atteindre des ‘capacités de haute mer’ et égaler la Corée du Sud en matière de production navale. »
L’image ternie du grand leader Kim Jong-un
Depuis 2011, Kim Jong-un, petit-fils de Kim Il-sung et fils de Kim Jong-il, gouverne dans le sillage d’une dynastie vénérée. Sa légitimité repose sur un culte de la personnalité exacerbé, la répression féroce et des démonstrations régulières de puissance militaire. Il reste néanmoins que cet échec spectaculaire, sous les yeux de sa fille Kim Ju-ae, pourrait ébranler l’image soigneusement entretenue de la famille dirigeante.
En réalité, pour nombre d’observateurs familiers de la Corée du Nord, cet épisode met en lumière une rare fragilité dans la narration dynastique du régime. Il révèle les fissures du régime qui, du fait même de sa nature ultra-totalitaire, est contraint de maintenir à tout prix une image de force absolue.
Kim Jong-un a, sans surprise, ordonné une réparation immédiate du destroyer car se tiendra en juin une réunion cruciale du Parti des travailleurs de Corée. Une décision qui reflète une stratégie habituelle : rétablir par la force le prestige perdu sans admettre une remise en question profonde. Par ailleurs, le dirigeant annonce qu’il sanctionnera sévèrement les responsables. De ce fait, il alimente un climat de terreur destiné à étouffer toute contestation interne.
Ce destroyer représentait la concrétisation des ambitions maritimes de la Corée du Nord, jusqu’ici principalement focalisée sur ses capacités terrestres et balistiques. L’objectif stratégique était de permettre à Pyongyang de briser son isolement maritime et de renforcer son potentiel militaire. Ceci pour mieux se positionner face aux puissances voisines, notamment la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis. Ce fiasco révèle cependant cruellement les limites industrielles et technologiques d’un pays isolé par de sévères sanctions internationales.
Le lancement latéral du navire est une technique inhabituellement risquée. Selon les spécialistes, les infrastructures nord-coréennes ne sont pas adaptées, conséquence directe de sanctions économiques internationales renforcées au fil des années. Ainsi, cet événement souligne à quel point la Corée du Nord doit se résoudre à faire usage de ressources limitées pour alimenter des démonstrations grandioses organisées par la propagande.
Les raisons techniques de ce fiasco
Selon un rapport du programme 38 North du groupe de réflexion Stimson Center à Washington cité le 22 mai par le quotidien britannique Financial Times, le navire devait être lancé sur le côté depuis le quai, une méthode inhabituelle pour la marine nord-coréenne. La Corée du Nord avait jusque-là lancé des navires en utilisant des méthodes gravitationnelles ou flottantes tandis que ce lancement avait utilisé une cale sèche flottante.
Exceptionnellement, le régime a reconnu publiquement cet échec majeur. Mais pouvait-il en être autrement puisque tout ceci s’est déroulé devant les caméras du régime ? Dans la réalité, l’admission de cet échec permet à Kim Jong-un de se présenter comme un dirigeant implacable mais capable de corriger les erreurs.
Ce retournement stratégique constitue une manœuvre classique de la propagande nord-coréenne : transformer l’humiliation en épreuve nationale, unissant le peuple derrière un leader présenté comme seul garant du redressement.
D’autre part, cet échec met en lumière les limites réelles de la coopération stratégique russo-nord-coréenne. Selon certaines sources citées par les médias sud-coréens et américains, ce destroyer aurait bénéficié d’un soutien technologique discret mais substantiel de la Russie.
Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, les relations entre Moscou et Pyongyang se sont intensifiées avec tout particulièrement des échanges discrets de technologies militaires et de munitions. Quelque soient les discours officiels triomphalistes à Pyongyang et à Moscou, ce fiasco pourrait bien illustrer les limites opérationnelles de cette coopération.
En chiffres, Pyongyang possède l’une des plus grandes armées au monde, ainsi qu’une flotte navale et une force aérienne gigantesques. Elle dispose d’un arsenal de missiles et d’armes nucléaires dont l’efficacité reste à prouver mais qui constitue néanmoins une menace réelle pour les États-Unis et la Corée du Sud.
Mais Kim, le dictateur de 41 ans, a un problème de qualité. Son pari tous azimuts sur les armes nucléaires a laissé d’autres aspects de l’armée du pays à l’état embryonnaire. Selon nombre d’experts des questions militaires, les avions, les chars et les navires nord-coréens sont pour beaucoup inutilisables ou obsolètes.
Cet arsenal militaire est donc potentiellement pour partie obsolète ou inutilisable alors que la Corée du Sud et le Japon voisins se dotent de systèmes d’armes capables de lancer des frappes préemptives avant une éventuelle attaque nord-coréenne.
La marine nord-coréenne est considérée comme une simple force de défense côtière, bien qu’elle dispose, selon une estimation de l’armée sud-coréenne, d’environ 60 000 hommes, plus de 420 navires de combat et 70 sous-marins. La capacité de la marine nord-coréenne à mener des opérations en haute mer est limitée, ses navires étant vieillissants et ses systèmes d’armement d’une technologie ancienne et largement dépassée.
L’aide de la Russie en question
Mais le navire de guerre de classe « Choe Hyon », du nom d’un ancien guérillero nord-coréen, mesure 143 mètres de long, soit environ la moitié de la taille de l’USS Gerald R. Ford, l’un des plus grands navires de guerre au monde.
Selon une analyse du Center for Strategic and International Studies, basé à Washington, ce bâtiment est équipé de systèmes d’armement modernes, tels que des cellules de lancement vertical pour missiles sol-air et missiles de croisière.
Pyongyang affirme disposer de missiles balistiques à longue portée (ICBM) en mesure d’atteindre le continent américain. La Corée du Nord a mené les seuls essais nucléaires de ce siècle et a fourni à l’armée russe des missiles utilisés contre les forces ukrainiennes.
Il reste donc que la Corée du Nord pourrait à terme devenir une menace en mer de nature à bouleverser les fondements de la dissuasion nord-coréenne pour Séoul, Tokyo et Washington.
Disposer de navires de guerre capables de tirer des missiles donnerait au régime de Kim Jong-un une capacité de « deuxième frappe » qui viendrait compléter son arsenal terrestre. La Corée du Nord manque cependant cruellement d’une flotte militaire capable de constituer une menace permanente maritime crédible pour ses voisins.
Pour pouvoir rivaliser en mer avec les États-Unis et la Corée du Sud, Pyongyang aurait besoin de sous-marins à propulsion nucléaire capables d’échapper à la détection et de parcourir de longues distances, selon les analystes en armement. Des sous-marins difficiles à détecter pourraient épuiser les ressources de surveillance de ses ennemis et permettre à la Corée du Nord de raccourcir la distance de frappe vers le continent américain.
Mais de l’avis général dans les milieux militaires occidentaux, la Corée du Nord est encore très loin de pouvoir en posséder car elle ne détient pas les hautes technologies nécessaires pour leur fabrication.
Des ambitions militaires largement compromises
Les forces affaiblies de la Corée du Nord pourraient néanmoins représenter un défi dans une région où les ambitions territoriales de la Chine autour de Taïwan et en mer de Chine méridionale exigent davantage de ressources navales de la part des États-Unis.
Les aspirations navales de Kim bénéficient de ses liens militaires avec Moscou qui se renforcent notablement depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’envoi de milliers de soldats nord-coréens sur le front ukrainien.
Pour certains experts et responsables sud-coréens, Pyongyang a sans doute pu développer le Choe Hyon grâce à une aide multiforme de la Russie, en échange de l’envoi de troupes et de munitions pour soutenir sa guerre contre l’Ukraine.
« Moscou a probablement offert une aide technologique pour la construction du navire de guerre dès le début, » a déclaré Cheong Seong-chang, chercheur au groupe de réflexion Sejong Institute à Séoul. « Mais le quai semble avoir été construit à la hâte, et le navire de guerre a été mis à l’eau précipitamment, sans examen approfondi. »
Reste que pour les pays voisins de la Corée du Nord, ce fiasco pourrait être une bonne nouvelle puisqu’il met en évidence l’obsolescence de l’armée nord-coréenne et ses difficultés pour la moderniser. Mais le risque est la surenchère car derrière cet échec retentissant surgit aussi la volonté plus que jamais inébranlable de son dirigeant suprême d’aller de l’avant à tout prix, quel qu’en soit le coût humain et les risques pour un régime affaibli.
Pierre-Antoine Donnet