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jeudi 29 mai 2025

Entre la Chine et les États-Unis, Singapour ne choisira pas

 

Alors que le pays a changé de Premier ministre en 2024 avec la nomination de Lawrence Wong — le quatrième à occuper ce poste depuis 1965 —, il est peu probable que la politique étrangère de la cité-État change, tant la voie privilégiée semble être la continuité et la stabilité, pour maintenir son rôle de pont connecteur entre l’Asie et l’Occident, entre les États-Unis et la Chine.

Singapour est un micro-État d’Asie du Sud-Est de 719 km², peuplé de 6 millions d’habitants. Situé quasiment sur l’équateur à l’extrémité méridionale de la péninsule malaise et du détroit de Malacca, cet ancien territoire britannique s’est séparé de la Fédération de Malaisie en 1965. Depuis cette date, la cité-État a connu une croissance économique exponentielle. Son produit intérieur brut (PIB) a été multiplié par 500 en 60 ans, passant de la condition de pays du tiers-monde à celui de l’un des plus prospères, avec le 5e PIB par habitant au monde en 2024.

Carrefour stratégique et commercial incontournable en Asie, Singapour a largement bénéficié et été un acteur clé de la croissance régionale depuis la seconde moitié du XXe siècle. Le système politique de cette République, une démocratie parlementaire, multiraciale (1) et méritocratique, est parfois qualifié d’autoritaire. Singapour est pourtant souvent érigé en exemple pour son extraordinaire réussite économique, son harmonie sociale, sa qualité de vie (sécurité, santé, espaces verts) et son environnement favorable aux affaires.

En matière de politique internationale, la Cité-État est étroitement liée aux deux superpuissances américaine et chinoise. Pourtant, le pays reste profondément attaché à son indépendance et revendique sa neutralité, voire son multialignement, en se positionnant comme un médiateur régional incontournable tout en promouvant le régionalisme de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), dont il est l’un des États fondateurs. 

Xīn jiā pō (新加坡) (2) la Chinoise

Cité fondée de toutes pièces par les Britanniques, la population de Singapour est néanmoins devenue majoritairement chinoise dès le début du XIXe siècle, avec l’afflux de commerçants et de coolies. Les Singapouriens d’origine chinoise constituent aujourd’hui près de 75 % de la population. Ennemi déclaré du communisme en Asie, le pays dirigé par Lee Kuan Yew sera le dernier de l’ASEAN à reconnaitre diplomatiquement la République populaire de Chine en 1990. Pourtant, le père fondateur de la cité-État a vite anticipé l’émergence de Pékin dans les relations internationales. Dès 1969, Singapour adopte les caractères simplifiés, ceux de la Chine continentale, contrairement à Taïwan et Hong Kong qui utilisent encore les caractères traditionnels. Dix ans plus tard est lancée la « Speak Mandarin Campaign », visant à marginaliser les dialectes largement utilisés par la population (Hokkien, Teochew, Cantonais, Hakka, Hainanais) et à généraliser le Putonghua (le mandarin standardisé par la RPC). Les dignitaires chinois ne s’y trompent pas et considèrent Singapour comme un État chinois, mettant l’accent sur le lien culturel entre les deux pays (théorie de la « quatrième Chine », après Pékin, Hong Kong et Taïwan).

Économiquement, Singapour est très proche de la Chine, son principal partenaire commercial, devant les États-Unis et la Malaisie. En 2008, un accord de libre-échange est signé et Singapour participe au sommet Belt Road Initiative (BRI, Routes de la soie) en 2019. Les investisseurs singapouriens ont contribué et bénéficié du « miracle économique » chinois et pilotent largement les investissements estampillés BRI en ASEAN. Depuis 2020, Temasek, le puissant fonds souverain singapourien, compte plus d’investissements en Chine qu’à Singapour.

Politiquement, une certaine affinité entre les deux systèmes est parfois soulignée, notamment à travers la promotion de valeurs proprement asiatiques influencées par le confucianisme, les relations amicales entre les dirigeants, depuis Lee Kuan Yew et Deng Xiaoping, ainsi que le concept géoculturel de Nanyang (南洋), qui unifierait la péninsule sud-est-asiatique sous une influence culturelle chinoise. On retrouve cette référence dans le nom de l’une des principales universités singapouriennes (Nanyang Technological University).

Les liens sino-singapouriens en matière de défense sont plus complexes, marqués par un incident en 2016, quand neuf véhicules militaires singapouriens revenant d’un entrainement à Taïwan sont bloqués à Hong Kong par les autorités chinoises. Le message a bien été reçu par les autorités singapouriennes, qui limitent désormais leurs activités sur l’ile rebelle. L’accord de coopération sino-singapourien en matière de sécurité signé en 2008 a été renouvelé et renforcé en 2019 et 2022. Des exercices militaires conjoints ont lieu depuis 2009, et des manœuvres maritimes sont organisées annuellement. Une ligne téléphonique entre les deux capitales, dédiée à la défense, a même été établie en 2023. Cependant, ces relations restent modestes, car derrière les bonnes intentions de façade, Singapour reste en matière de défense beaucoup plus proche des États-Unis.

Une place forte du dispositif américain en Indo-Pacifique

Ancienne base majeure de l’Empire colonial britannique, la cité-État a maintenu un lien avec son ancien colonisateur à travers les Five Power Defence Arrangements signés en 1971 (3), et c’est vers les États-Unis que les dirigeants singapouriens se sont principalement tournés pour assurer leur sécurité. Dès 1990, un mémorandum d’entente est signé entre le vice-président Dan Quayle et Lee Kuan Yew, facilitant l’accès des forces américaines aux bases aériennes et navales de Singapour. 

Ainsi, des porte-avions américains mouillent régulièrement dans la base navale de Changi, la base aérienne de Paya Lebar héberge le 497th Combat Training Squadron de l’US Air Force, et une unité logistique de la VIIe flotte américaine est basée à Singapour (Task Force 73). Parallèlement, les forces singapouriennes ont largement soutenu les opérations extérieures américaines, notamment en Irak et en Afghanistan, et se sont impliquées dans la lutte contre le terrorisme en participant activement aux manœuvres orchestrées par les États-Unis, notamment contre la piraterie dans le golfe d’Aden. Les liens en matière d’armement sont solides, avec l’acquisition d’équipements tels que les F-15, F-16, F-35 et hélicoptères AH-64D. Les exercices conjoints (« Pacific Griffin », « Commando Sling », « Valiant Mark » et « Forging Sabre ») et les entrainements singapouriens sur le sol américain (Guam, Luke) renforcent l’interopérabilité entre les deux forces. Le mémorandum d’entente de 1990 a été renouvelé en 2019 pour 15 ans, et en 2023, une nouvelle étape a été franchie avec la signature d’un Accord de Sécurité d’Approvisionnement (SOSA), garantissant une livraison prioritaire de ressources industrielles essentielles pour la défense.

Si la relation est au beau fixe, des tensions surgissent sporadiquement, comme en 1988 quand un diplomate américain est expulsé pour ingérence. Plus récemment, Singapour ne fut pas invité par les États-Unis au « Sommet pour la démocratie 2023 ». Conscients de ne pas pouvoir dépendre exclusivement du partenaire américain, les dirigeants singapouriens ont tout mis en œuvre pour assurer et autonomiser leur système de défense. 

Une crevette venimeuse

« Dans un monde où les gros poissons mangent les petits poissons, et où les petits poissons mangent les crevettes, Singapour doit être une crevette venimeuse pour survivre ». Cette déclaration de Lee Kuan Yew en 1966 illustre l’obsession des élites singapouriennes de disposer d’une force militaire crédible et autonome afin de préserver leur indépendance et d’éviter d’être réduit au rôle de pays satellite. Plus gros budget militaire de l’ASEAN, conscription obligatoire pour les hommes pendant deux ans, concept de « défense totale » (4) impliquant toutes les sphères de la société dans la défense de la cité, importateur majeur d’armements étrangers (notamment de matériel français), Singapour cherche à se protéger au maximum d’un environnement considéré comme hostile.

Contrairement à certains de ses voisins en Asie du Sud-Est, la Cité-État n’a aucune revendication en mer de Chine méridionale, ce qui lui permet d’adopter une position plus neutre et moins passionnée sur ce sujet très épineux dans la région. Néanmoins, dans son « étranger proche », les relations avec les grands voisins malaisien et indonésien ont été houleuses, notamment pendant la période de la Konfrontasi (1963-1966). Des contentieux persistent sur le tracé des frontières maritimes et la souveraineté de certains ilots, alimentant un certain complexe d’infériorité singapourien, petit « point rouge » perdu dans un océan vert de pays bien plus grands à majorité musulmane. Cette « tyrannie de la géographie » marquée par une absence totale de profondeur stratégique avec un espace aérien, maritime et terrestre très réduit, est omniprésente dans la pensée des dirigeants singapouriens et nécessite, par exemple, l’externalisation de l’entrainement militaire dans des pays alliés (Australie, États-Unis, Taïwan, et même en France, avec la base de Cazaux en Gironde qui héberge un escadron singapourien depuis 1998).

Singapour doit également défendre sa position stratégique dans le détroit de Malacca, artère vitale du commerce international sous tension, ce qui implique une coopération dans la lutte contre le brigandage avec les pays voisins (Malacca Strait Patrols, l’initiative « Eyes in the Sky »), coopération parfois complexifiée par la doctrine de la « hot pursuit », qui permet de poursuivre un navire suspect à travers les eaux territoriales d’un autre État sans demander l’autorisation.

L’outil militaire singapourien ne suffit pas à assurer intégralement la sécurité de la Cité, qui joue également sur ses capacités de soft power comme médiateur incontournable en Asie. 

« Honest Broker »

Micro-État aux capacités multiples, Singapour entretient une diplomatie de réseau à toutes les échelles :

• bilatérale d’abord, avec une parfaite maitrise du « strategic hedging », un savant mélange d’équilibre de postures diplomatiques entre la Chine et les États-Unis ;

• régionale ensuite, en profitant de l’ASEAN et de ses nombreuses instances comme démultiplicateur de puissance et pour pallier les faiblesses inhérentes à tout micro-État ;

• multilatérale enfin, notamment dans la revendication de sa condition de petit État insulaire et la participation à de multiples forums internationaux : l’Alliance of Small Island States (AOSIS) et le Small Island Developing States (SIDS).

Quintessence de l’équilibrisme en politique étrangère, entre interdépendance, neutralité et réalisme, Singapour est ainsi devenu un hub diplomatique, profitant pleinement de la polarisation sino-américaine pour jouer son rôle de médiateur, ou « honest broker » dans le jargon internationaliste. Ainsi, c’est à Singapour que Donald Trump et Kim Jong-un se sont rencontrés en 2018 ; le Shangri-La Dialogue, principal cénacle régional du monde de la défense, est l’un des derniers forums où diplomates américains et chinois se côtoient, et les think tanks singapouriens de renommée internationale (RSIS, IISS, SIIA, ISEAS, EAI) jouent pleinement leur rôle para-diplomatique lors des événements au format « track 1.5 » et « track 2.0 », réunissant officiels et chercheurs de la région.

In fine, entre la Chine et les États-Unis, Singapour ne choisira pas, ou plutôt elle choisira les deux. Et la Cité-État ne se cantonnera pas au duopole sino-américain, et développera des relations avec tout acteur régional exerçant une influence dans la zone, notamment l’Union européenne (UE) et plus particulièrement la France.

Perspectives françaises

À l’heure où la rivalité sino-américaine structure et polarise l’ensemble des relations internationales dans la région indo-pacifique, l’UE s’est positionnée en tant que « troisième pôle » en développant une stratégie indo-pacifique depuis 2021, avec l’ASEAN clairement identifiée comme un partenaire central. En effet, les deux organisations entretiennent déjà des relations importantes dans plusieurs domaines : économiques et commerciaux, politique internationale, sécurité maritime et diplomatie. 

Dernier État souverain européen dans la zone et initiateur d’une stratégie indo-pacifique dès 2018, la France dispose d’une opportunité particulière de renforcer son influence dans cette région, se positionnant ainsi à l’avant-garde des intérêts européens, notamment à Singapour. L’autonomie stratégique prônée par le président Macron fait d’ailleurs écho au positionnement de neutralité ou de multi-alignement adopté par certains pays de la région, notamment dans la cité-État.

Illustration de cet « alignement » stratégique, les déploiements militaires français se multiplient à Singapour : projection aérienne Pégase de l’armée de l’air et de l’espace, mission Jeanne d’Arc de la Marine nationale, escales des frégates Lorraine et Bretagne. En complément de ces opérations, la France a également invité deux membres du personnel médical des forces armées singapouriennes à servir à bord du porte-hélicoptères FS Dixmude pour soigner les victimes civiles de Gaza en janvier 2024.

Au-delà de cette coopération militaire croissante, la France et Singapour entretiennent une relation bilatérale riche dans divers domaines tels que l’économie, la recherche et développement, ainsi que les échanges culturels. Des institutions françaises de renom comme l’INSEAD, l’ESSEC, l’EDHEC et le CNRS sont implantées dans la Cité-État. Du côté singapourien, la visite du nouveau Premier ministre Lawrence Wong à Paris en 2024 a permis d’inaugurer un bureau de Temasek et d’œuvrer à la préparation d’un partenariat stratégique global (CSP).

L’année 2025 pourrait marquer un tournant décisif. Année des 60 ans de l’établissement des relations bilatérales, elle verra le déploiement du porte-avions Charles de Gaulle dans la région au premier semestre, tandis que le président Macron est attendu comme invité d’honneur au prochain Shangri-La Dialogue.

Notes

(1) Sur les 6 millions de résidents à Singapour, on compte 62 % de citoyens singapouriens et 9,2 % de résidents permanents dont : 75,9 % de Chinois, 15 % de Malais, 7,5 % d’Indiens et 28,9 % d’étrangers non-résidents permanents. 

(2) Nom de Singapour en chinois.

(3) Accord de défense multilatéral signé entre l’Australie, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, Singapour et le Royaume-Uni.

(4) La doctrine de défense totale est une approche civilo militaire globale qui mobilise tous les secteurs de la société, y compris le militaire, l’économie, le social, la cybersécurité, la psychologie et le digital, pour protéger la nation. Elle repose sur l’idée que chaque citoyen joue un rôle dans la sécurité collective du pays.

Paco Milhiet

areion24.news