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lundi 14 avril 2025

Irak : entre crises internes et pressions extérieures, un équilibre précaire

 

Irak de 2024 poursuit une trajectoire marquée par une crise structurelle hautement complexe, où se mêlent divisions politiques, tensions sociales, défis sécuritaires et pressions exercées par des puissances étrangères. Plus de vingt ans après la chute de Saddam Hussein, le pays continue de faire face à des conflits internes et à des influences extérieures qui fragilisent sa stabilité politique et menacent sa cohésion nationale. Cinq facteurs centraux façonnent le paysage irakien actuel : la fragmentation du champ milicien chiite, la résurgence de la menace terroriste, l’intervention militaire turque contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), la discorde endémique entre Erbil et Bagdad, ainsi que l’émergence d’aspirations indépendantistes au sein de la communauté sunnite. Enracinés dans des décennies de luttes et de bouleversements politiques, ces enjeux continuent de peser lourdement sur l’avenir de l’Irak et sur sa quête de souveraineté.

Le Hachd, l’Axe, le Front : une menace milicienne fragmentée en Irak

En 2024, le paysage milicien en Irak connait une fragmentation sans précédent, exacerbée par la gestion des conséquences du 7 octobre. Cette dispersion des forces miliciennes complique considérablement la tâche du gouvernement, dont le droit exclusif de déclarer la guerre et la paix est de plus en plus contesté par ces organisations. À mesure que les interlocuteurs se multiplient, l’enjeu de négociation pour restaurer ce monopole devient d’autant plus complexe pour un gouvernement déjà affaibli.

En 2014, lorsque Daech occupait une partie importante du territoire irakien, l’ayatollah Sistani, plus haute autorité religieuse chiite en Irak, émet une fatwa exhortant les Irakiens à se mobiliser contre l’armée de Daech. En réponse à cet appel, plusieurs milliers d’Irakiens prennent les armes et se rendent au front. Dans ce contexte critique, les dirigeants des organisations miliciennes saisissent l’opportunité de créer, avec le soutien du gouvernement, une plate-forme appelée « Mobilisation populaire » (Hachd al-Chaabi). Celle-ci permet d’intégrer, d’organiser, de former et de préparer ces nouvelles vagues de combattants sans expérience, animés par la volonté de défendre leur pays contre Daech.

Grâce à cet élan de mobilisation, plusieurs dizaines de nouvelles organisations miliciennes apparaissent, portant leur nombre à plus de 80 en 2024. Cette multiplication entraine également leur division en trois catégories principales. La première regroupe les organisations au sein du Hachd al-Chaabi, qui leur permet d’accéder aux ressources mises à leur disposition par l’État irakien depuis 2014, notamment un budget annuel d’environ trois milliards de dollars. La deuxième catégorie, au sein même du Hachd al-Chaabi, rassemble des organisations qui s’inscrivent dans « l’Axe de la résistance », un cadre d’action moyen-oriental formé par la République islamique d’Iran. Enfin, la troisième catégorie, apparue après le 7 octobre 2023, prend le nom de Front de la résistance islamique en Irak, qui inclut actuellement deux puissantes organisations : les Brigades du Hezbollah irakien et le mouvement Al-Nujaba. Ces deux mouvements, bien qu’ils appartiennent à l’Axe et au Hachd, considèrent l’Irak comme un pays toujours occupé par les Américains et, par extension, par les Israéliens. Dans un pays sous occupation, affirment-ils, c’est à la résistance, et non au gouvernement, de déclarer la guerre et la paix. Cette revendication explique les attaques régulières contre les intérêts américains en Irak, ainsi que les assauts par drones et missiles contre le territoire israélien, en dépit de l’opposition ferme du gouvernement de Bagdad.

La persistance de la menace terroriste

En décembre 2017, le Premier ministre irakien annonçait officiellement la victoire contre le califat de Daech. En réalité, cette victoire n’était que territoriale. Certes, les forces irakiennes, soutenues par la Coalition internationale contre Daech, avaient repris l’ensemble des territoires conquis par les terroristes. Cependant, il est clair que la capacité de frappe de Daech reste une menace constante. La perte de son territoire a rendu Daech encore plus dangereux puisqu’il n’a plus à se soucier de défendre un territoire, une population ou des infrastructures. Dès lors, l’organisation peut planifier des opérations en fonction de ses ressources, de ses opportunités et de ses objectifs, sans contrainte géographique.

En 2024, bien que le conflit à Gaza et le risque d’embrasement régional dominent la scène moyen-orientale, Daech reste particulièrement menaçant, plus encore qu’en 2023. De janvier à juin 2024, Daech a mené 153 attaques en Irak et en Syrie, doublant ainsi le nombre d’opérations par rapport à la même période en 2023. Parallèlement, la Coalition internationale a conduit 196 opérations contre Daech sur cette même période. Ces chiffres montrent que l’Irak demeure sous la menace persistante de Daech et que, selon le général Michael Erik Kurilla, chef du Commandement central américain, la « défaite globale et durable » de l’organisation dépend encore des efforts conjoints de la Coalition et de ses partenaires (1).

La Turquie et le PKK en Irak : une souveraineté bafouée

En guerre depuis plus de quarante ans, la Turquie et le PKK ont tous deux exporté leur conflit sur le sol irakien. Installé dans les montagnes de Qandil, le PKK a établi des infrastructures militaires, des camps d’entrainement et même des structures administratives pour gérer certains villages kurdes irakiens de cette région. Cette implantation est perçue par les gouvernements de Bagdad et d’Erbil comme une atteinte à la souveraineté irakienne.

Au-delà de la région de Qandil, le PKK se déploie également dans les provinces de Souleymanieh, Kirkouk, et même dans celle de Ninive. Depuis la défaite territoriale de Daech, le PKK, qui avait participé à la lutte contre l’organisation terroriste, contrôle directement la région de Sinjar, territoire des Yézidis dans la province de Ninive, malgré le rejet catégorique des gouvernements de Bagdad et d’Erbil.

Face à cette présence étendue du PKK, la Turquie agit sur deux fronts : militaire et diplomatique. Sur le plan militaire, elle déploie sa puissance terrestre et aérienne pour attaquer le PKK partout en Irak, de Qandil à Souleymanieh, de Kirkouk à Sinjar. Sans consulter les gouvernements de Bagdad et d’Erbil, le sol et le ciel irakiens sont quotidiennement exploités dans cette guerre. Sur le plan diplomatique, la Turquie engage des discussions continues avec les autorités irakiennes et kurdes pour tenter de désarmer le PKK ou de les amener à coopérer dans cette lutte. Cependant, les deux gouvernements ne disposent pas des conditions objectives nécessaires pour adopter l’une de ces options. Par conséquent, ils se retrouvent spectateurs d’un conflit sur leur propre territoire, qui leur échappe complètement.

Erbil et Bagdad : une discorde structurelle et ses impacts sur la stabilité de l’Irak

La discorde structurelle entre Erbil et Bagdad, qui persiste depuis la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, demeure une source majeure de l’instabilité profonde en Irak. Malgré la relation relativement cordiale entre Mohammed Chia al-Soudani, actuel Premier ministre de Bagdad, et Masrour Barzani, Premier ministre d’Erbil, aucun des dossiers sensibles n’a trouvé de résolution définitive : ni la question des territoires disputés, ni la gestion des ressources naturelles, ni le statut des Peshmergas, qui forment l’armée kurde, ni encore le cadre juridique de la diplomatie du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) dans les limites de la souveraineté irakienne.

Cette discorde est également renforcée par des divisions internes, tant du côté chiite, qui domine le gouvernement de Bagdad, que du côté kurde, à Erbil. Du côté chiite, des clivages opposent les blocs pro-iraniens, les nationalistes irakiens, les libéraux pro-occidentaux et les forces miliciennes, rendant difficile l’émergence d’une politique commune pour engager des négociations avec Erbil. Les Kurdes, quant à eux, sont divisés entre un Nord du GRK, qui voit en la Turquie un voisin et allié, et un Sud du GRK, plus proche de l’Iran, sans oublier leurs divisions historiques, idéologiques, sociales et économiques. Ainsi, il est probable que ces fractures internes, qu’elles soient chiites ou kurdes, continuent de plonger le pays dans une instabilité durable pour les années à venir.

L’indépendantisme sunnite

La communauté sunnite, qui a porté le projet d’État irakien depuis 1921, se trouve depuis 2003 dans une position de marginalisation systématique par les chiites, arrivés au pouvoir grâce à l’intervention américaine. Le décret de « débaasification », appliqué dès le 16 mai 2003, est devenu un outil puissant pour les élites chiites afin d’écarter toute figure sunnite qui représenterait une forme de leadership ou de continuité historique de cette communauté, au sein de laquelle persiste une vision de l’« intérêt national ».

Conscients de cette exclusion systématique, que l’on pourrait qualifier de « dé-sunnification » du pays entre 2003 et 2010, les sunnites, malgré leurs divisions chroniques, commencent à formuler des conceptions en faveur d’un projet indépendantiste vis-à-vis du gouvernement chiite de Bagdad. À l’instar du GRK, ils aspirent à réorganiser leurs provinces en une région fédérée, avec sa propre présidence, son Parlement, son armée, son gouvernement ainsi que son système juridique, dans le but de garantir les intérêts de leur communauté. Ce projet indépendantiste sunnite, fermement rejeté par les chiites irakiens, constitue incontestablement un foyer de tensions qui pourrait favoriser la résurgence d’organisations terroristes telles qu’Al-Qaïda ou Daech.

Perspectives

Alors que l’Irak a un besoin urgent de se lancer dans une reconstruction massive, il reste en proie à des luttes internes et à des pressions extérieures qui minent toutes les tentatives de stabilisation. À travers ces crises, l’Irak incarne un équilibre précaire, où l’absence de solutions politiques inclusives risque de perpétuer les conflits internes et même d’encourager l’émergence de nouvelles menaces. Dans ce contexte, force est de constater que la coopération entre les différentes composantes de la société irakienne et le renforcement d’une politique de souveraineté, essentiels pour stabiliser le pays, ne semblent guère figurer parmi les priorités des élites politiques, qui continuent de percevoir l’État comme un butin à partager.

Note

(1) Gouvernement des États-Unis, U. S. Central Command (CENTCOM), « Defeat ISIS Mission in Iraq and Syria for January – June 2024 », communiqué de presse, 16 juillet 2024 

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Adel Bakawan

areion24.news