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mercredi 9 avril 2025

Guerre, stratégies et confrontation géopolitique Est-Ouest en mer Noire

 

Négligée par les stratèges à la fin de la guerre froide, la mer Noire fut un temps présentée comme l’axe maritime d’une future région géoéconomique eurasienne, articulée sur le grand marché européen. Las ! Cette mer est vite redevenue un espace de confrontation, et ce dès l’intervention militaire russe en Géorgie (1). Lancée voici bientôt trois ans, l’« opération militaire spéciale » russe contre l’Ukraine a mis en lumière les enjeux stratégiques et géopolitiques de la mer Noire, dont on a pu redouter qu’elle ne devienne un « lac russe ».

Ce que les contemporains appellent la mer Noire, les anciens Grecs le nommaient Pont-Euxin, ce qui signifiait « mer hospitalière ». C’était là une antiphrase, la navigation y étant réputée difficile, voire périlleuse. Présentement, sur ce théâtre maritime de la guerre d’Ukraine, les périls sont militaires, stratégiques et géopolitiques.

Les ambitions historiques de la « Russie-Soviétie »

De prime abord, il importe de souligner le fait que la mer Noire, nonobstant l’ancienneté des ambitions hégémoniques de la Russie dans la région, fut longtemps considérée comme un théâtre périphérique, une arrière-cour de la mer Méditerranée (2). D’autant qu’à l’époque de la guerre froide, la situation était figée, la Turquie — maitresse du littoral méridional, face à l’URSS et aux pays riverains membres du Pacte de Varsovie (la Bulgarie et la Roumanie communistes) —, assumant le rôle de flanc-garde de l’OTAN (3). Située entre les Balkans, l’Est européen, le Caucase et l’Anatolie, la mer Noire n’est pourtant pas un espace négligeable. Elle couvre une superficie d’environ 420 000 kilomètres carrés. Reliée par les détroits turcs (Bosphore et Dardanelles) à la Méditerranée, la mer Noire forme avec la partie orientale de celle-ci le bassin pontico-méditerranéen. Cette « passerelle eurasienne » est une interface entre l’Europe, les profondeurs de l’Eurasie et l’Asie occidentale (Anatolie, Proche et Moyen-Orient). Pour les pays riverains, la mer Noire ouvre l’accès à la « plus grande Méditerranée » (4) et, au travers du détroit de Gibraltar et du canal de Suez, à l’Océan mondial.

Les ambitions hégémoniques russes susmentionnées remontent à la fin du XVIIIe siècle, lorsque se profilait la fameuse « question d’Orient », i.e. les rivalités de puissance suscitées par l’affaiblissement et le déclin de l’Empire ottoman. Après la conquête de la Crimée et des rives septentrionales de la mer Noire (1774), suivie de la fondation de Sébastopol (1783), le Tsar veut s’ouvrir le « chemin de Constantinople » et, sur les décombres de l’Empire ottoman, donner naissance à un grand empire orthodoxe à cheval sur les Détroits (les détroits turcs). La défaite russe à l’issue de la guerre de Crimée (1853-1856) ne fait que suspendre ce projet, comme en témoignent la « stratégie des mers chaudes » et les objectifs géopolitiques russes au cours de la Première Guerre mondiale. D’une certaine manière, il survit à la révolution bolchévique. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’URSS ne parvient pas à satelliser la Turquie, celle-ci se tournant vers les États-Unis et bientôt l’OTAN, mais elle fait figure de puissance dominante en mer Noire et s’efforce de projeter sa puissance en Méditerranée orientale. 

Toutefois, la dislocation finale de l’URSS, le 25 décembre 1991, bouleverse la situation géopolitique régionale. Après avoir perdu le contrôle de la Bulgarie et de la Roumanie, la Russie post-soviétique voit ses moyens d’action et d’influence en mer Noire encore réduits par l’indépendance de l’Ukraine et de la Géorgie. Elle dispose d’à peine 400 kilomètres de côtes et ne conserve que quatre des vingt-six ports soviétiques de la région. Parallèlement à leur politique de « Russia first », les États-Unis promeuvent une stratégie de désenclavement du bassin de la Caspienne qui repose sur le plein accès à la mer Noire ainsi qu’au Caucase du Sud. Quant à l’Union européenne et ses membres, ils soutiennent le projet d’une Organisation de coopération économique de la mer Noire (5) (OCEMN), promue par Ankara, et lancent l’initiative « Synergie mer Noire » (2007). D’aucuns évoquent alors la formation d’une vaste région « mer Noire-Caucase-Caspienne ». 

Au vrai, l’éclipse russe en mer Noire fut de courte durée, Moscou manipulant les conflits dits « gelés » (6) de la région pour conserver des leviers de pouvoir et contrer les objectifs occidentaux dans le Caucase, le bassin de la Caspienne et en Asie centrale, ce en dépit de coopérations concrètes lors de l’intervention militaire occidentale en Afghanistan, en réponse aux attentats du 11 septembre 2001. Menée contre la Géorgie, la guerre des Cinq-Jours (8-12 aout 2008) marque un tournant. La prise de contrôle de l’Abkhazie, province géorgienne sécessionniste, et de ses frontières procure à la Russie 200 kilomètres supplémentaires de côtes sur la mer Noire. En février 2014, l’agression de l’Ukraine et le rattachement manu militari de la Crimée lui donnent le contrôle des deux rives du détroit de Kertch (l’antique Bosphore cimmérien), et donc de la mer d’Azov. La Russie dispose désormais de 1000 kilomètres supplémentaires de côtes. Remilitarisée, la Crimée est transformée en un « bastion stratégique méridional ». Au-delà de la défense des frontières sud de la Russie, l’idée est de s’assurer le contrôle stratégique de la mer Noire et de faire de la presqu’ile ukrainienne une tête de pont vers la Méditerranée et le Proche-Orient. L’année suivante, l’intervention militaire russe en Syrie concrétise le projet, avec la revitalisation de la base navale de Tartous, à mi-distance du Bosphore et du canal de Suez. 

La mer Noire et la guerre d’Ukraine

Lors du lancement de l’« opération militaire spéciale » du 24 février 2022, la Crimée fait figure de base arrière. Inscrit dans le projet plus large de démantèlement et de satellisation de l’Ukraine, l’un des objectifs stratégiques est de jeter un « pont terrestre », du Donbass à la région d’Odessa, et donc de conquérir le Sud ukrainien et ses littoraux, qualifiés par le Kremlin de « Nouvelle Russie » (comme à l’époque de Catherine II). En somme, annuler les conséquences territoriales et maritimes de la dislocation de l’URSS pour poser la Russie comme puissance dominante dans le bassin de la mer Noire. À l’époque, le rapport des forces au plan naval est très en faveur de la Russie, l’Ukraine ne disposant pas de flotte de guerre ; ses quelques bâtiments avaient été détruits ou saisis en 2014, dans les ports de Crimée. 

La flotte russe de la mer Noire semble capable d’imposer un blocus naval, interrompant ainsi les flux commerciaux au départ d’Ukraine, et de conduire une opération amphibie dans la région d’Odessa. Les ports ukrainiens de la mer d’Azov, des côtes de la mer Noire et du Danube, plus particulièrement les terminaux céréaliers, sont bombardés. Menacée de perdre tout accès à la mer Noire, par extension à la Méditerranée et au grand large, l’Ukraine est virtuellement réduite à la situation d’un État-croupion, géostratégiquement enclavé et privé de l’oxygène du large. Au départ de cette nouvelle phase d’une guerre commencée huit ans auparavant, la domination russe sur la plus grande partie de la mer Noire semble inéluctable.

Le sort des armes, avec l’élimination précoce par les Ukrainiens du navire amiral de la flotte russe en mer Noire (7), et de plusieurs bâtiments amphibies, contrarie l’objectif russe d’un blocus, et plus encore celui d’une invasion par la mer du territoire ukrainien. D’autant que la Turquie, dès le 28 février 2024, a fermé les détroits au passage de navires de guerre non rattachés à un port de la mer Noire, ce qui interdit à la Russie de renforcer sa flotte avec des unités déployées en Méditerranée ou dépêchées depuis la mer Baltique ou Mourmansk (l’état-major de la Flotte du Nord) (8). Par ailleurs, les effets de la guerre sur les cours des céréales menacent le dispositif diplomatique russe en Afrique et dans le « Sud global », ce qui mène Moscou à signer un accord sur des couloirs de circulation de navires céréaliers (23 juillet 2022) : la mer Noire reste donc partiellement ouverte à la navigation marchande. 

En juillet 2023, Moscou ne reconduit pas ce Green Deal, mais sa flotte n’est plus en mesure de menacer les navires marchands qui relient les ports ukrainiens au Bosphore ; 53 millions de tonnes de céréales et de matières premières seront exportées dans l’année qui suit. La combinaison de tirs de missiles (missiles antinavire Neptune et missiles de croisière franco-britanniques) et d’attaques de drones ukrainiens — jusqu’à frapper Sébastopol, d’autres bases de Crimée et le port de Berdiansk — a détruit ou endommagé nombre de navires de guerre russes ; les Russes sont chassés de l’ile des Serpents, la flotte de la mer Noire se replie dans les ports de la mer d’Azov ou ceux de la façade russo-caucasienne (Novorossiisk), y compris sur le littoral d’Abkhazie (Otchamtchira). Selon le renseignement ukrainien, treize navires russes auraient été détruits et une vingtaine d’autres seraient endommagés. Bref, la moitié de la flotte russe de la mer Noire est hors de combat. 

Le jeu turc et ses limites

Simultanément, les fortes tensions et incidents dans l’espace aérien de la mer Noire, entre les appareils russes et ceux des nations membres de l’OTAN, illustrent le fait que la mer Noire devient un théâtre de confrontation entre la Russie et l’OTAN. Encore faut-il conserver à l’esprit que cette dernière ne constitue pas un acteur géostratégique global pensant et agissant comme un seul homme. Le cas de la Turquie est significatif. Puissance riveraine majeure, celle-ci fut après la guerre froide tentée par la constitution d’un condominium russo-turc en mer Noire (9). Aussi a-t-elle régulièrement refusé de renforcer la présence navale de l’OTAN, notamment dans le cadre de la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et contre le terrorisme. Ankara s’oppose notamment à l’extension à la mer Noire de l’opération « Active Endeavour » (2001-2016), conduite au titre de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord (4 avril 1949). 

Certes, l’agression russe en Ukraine ne va pas sans inquiéter la Turquie, la sympathie pour la cause des Tatars de Crimée n’expliquant pas tout. Ankara refuse que la région de la mer Noire se transforme en chasse gardée de la Russie, d’autant plus qu’aux enjeux de souveraineté, de puissance et circulation s’ajoute la question des gisements de gaz. Cependant, et malgré quelques flottements liés à la guerre de Syrie, à la suite d’un grave incident turco-russe — un avion russe abattu par la chasse turque, le 24 novembre 2015 —, la Turquie s’oppose à la proposition roumaine de constituer une flotte de l’OTAN en mer Noire. Si elle apporte un certain soutien politique, diplomatique et militaro-industriel à l’Ukraine, à laquelle elle est liée par un « partenariat de défense » (10), ce refus est réitéré après le 24 février 2022, en rupture avec les attentes de la Roumanie et de la Bulgarie (cette dernière est moins allante). 

En vérité, la Turquie entend conserver une marge de manœuvre dans la région et, conformément à la doctrine de la « Patrie bleue » (11), se pose en puissance navale et maritime, à l’intersection de la « plus grande Méditerranée » et du bassin de la Caspienne (la Turquie dispose de deux gisements gaziers en mer Noire). Cela implique une politique active en mer Noire, à l’instar de la coopération avec la Bulgarie et la Roumanie (signature d’un accord pour lutter contre les mines flottantes, 11 janvier 2024). Neuf jours avant de signer cet accord de coopération, la Turquie avait refusé le passage par les détroits à deux dragueurs de mines vendus par le Royaume-Uni à la Roumanie (12). Certes, il demeure théoriquement possible de faire transiter des unités navales d’autres pays de l’OTAN par la liaison Rhin-Main-Danube, et donc de contourner l’interdit turc, mais avec de lourdes contraintes en matière de tonnage. 

En guise de conclusion 

En somme, le passage par les détroits conditionne le renforcement de la flotte russe de la mer Noire et la montée en puissance de l’OTAN en tant que telle dans cet espace charnière. Et la Convention de Montreux assure à Ankara un réel levier géostratégique, ce dont les dirigeants turcs sont pleinement conscients. Aussi louvoient-ils entre la Russie et leurs alliés occidentaux. Certains crieront au génie et à la réinvention du monde par le « Sud global ». Dans la perspective d’une possible aggravation de la nouvelle guerre froide entre la Russie et l’« Occident global », il serait pourtant douteux que les pays riverains de la mer Noire membres de l’OTAN puissent faire l’économie de la solidarité interalliée, serait-ce en dehors de ce cadre (des coalitions plus étroites sont possibles). À l’évidence, la géopolitique de la mer Noire n’est pas réductible à sa dimension régionale.

Lutte d’influence autour de la mer Noire


Notes

(1) La guerre des Cinq-Jours, 8-12 aout 2008.

(2) Notons que les géographes du XIXe siècle, souvent attachés à une définition strictement bioclimatique de la région méditerranéenne, en excluaient la mer Noire. 

(3) Mentionnée par la doctrine Truman (12 mars 1947) et bénéficiaire du plan Marshall (5 juin 1947), la Turquie entre dans l’OTAN en 1952 (avec la Grèce). Depuis la Convention de Montreux (1936), elle a la garde des détroits turcs. 

(4) Forgé par Fernand Braudel sur le plan géohistorique, le concept de « plus grande Méditerranée » est repris et approfondi par Yves Lacoste. Le syntagme désigne un vaste espace-mouvement géographique dont les différentes parties sont solidarisées par des flux de diverses natures, des échanges de menaces et des conflits. Le concept est donc éminemment géopolitique. 

(5) Fondée en 1992, l’OCEMN est une organisation internationale régionale axée sur des initiatives multilatérales visant à favoriser la coopération et la stabilité entre ses treize États membres dans la région de la mer Noire. Classés par ordre alphabétique, ses États membres sont les suivants : Arménie, Azerbaïdjan, Bulgarie, Géorgie, Grèce, Moldavie, Roumanie, Russie, Serbie, Turquie et Ukraine.

(6) Transnistrie en Moldavie ; Abkhazie, Ossétie du Sud et, un temps, Adjarie en Géorgie ; Haut-Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

(7) En avril 2022, le croiseur Moskva, navire amiral de la flotte russe de la mer Noire, qui croisait à une centaine de kilomètres d’Odessa, est coulé par les Ukrainiens. 

(8) Le système des Cinq-Mers pourrait permettre à la Russie le renforcement de la flotte de la mer Noire à partir de la Caspienne. Il s’agit d’un réseau fluvio-maritime et de canaux qui relie la mer Baltique, la mer Blanche, la mer Caspienne et la mer Noire via la mer d’Azov. Il s’articule sur la Volga. Toutefois, le tirant d’eau est limité à 3,5 mètres. 

(9) Voir à ce propos le rôle de la coopération turco-russe dans l’établissement, en 2001, du BLACKSEAFOR (Black Sea Naval Cooperation Task Group).

(10) Voir « La Turquie et l’Ukraine : tenants et aboutissants de leur partenariat de défense », Desk-Russie, 10 décembre 2021 (https://​rebrand​.ly/​l​n​3​5​u02).

(11) La doctrine de la « Patrie Bleue » (Mavri Vatan en turc) est véhiculée par certains cercles militaires turcs réputés hostiles à l’Occident et « eurasiens ». Elle promeut l’idée de revendications maritimes et d’une projection de puissance en mer Égée, plus largement en Méditerranée orientale, où les voisins de la Turquie ont identifié des gisements gaziers, ainsi qu’en mer Noire. La direction d’ensemble consisterait à projeter forces et puissance de la Turquie dans l’espace post-ottoman.

(12) Certains experts de la région estiment qu’une autre lecture de la Convention de Montreux pourrait être faite, autorisant l’ouverture des détroits aux navires venant apporter leur soutien à l’Ukraine. Vladimir Socor développe ce point de vue dans la lettre de la Jamestown Foundation.

Jean-Sylvestre Mongrenier

areion24.news