Alors que la Corée du Sud connait une situation qui s’apparente à une crise de régime depuis la décision du président sud-coréen de recourir à des mesures d’urgence assimilées à la loi martiale, le déroulement des événements a conduit à une polarisation de plus en plus forte de la société et de la vie politique, ce qui ne devrait pas être sans conséquences sur l’économie et la politique étrangère du pays.
À la suite du décret pris à l’initiative du président Yoon Suk-yeol, puis de son retrait par ce même président après le vote hostile de l’Assemblée nationale et enfin de la motion de destitution du président et de diverses arrestations (ministre de la Défense, hauts gradés militaires et de la police…), le pays s’est enfoncé dans une crise sans doute plus grave que celle, en 2016 et 2017, qui a abouti au départ de la présidente Park Geun-hye.
Chronologie d’une crise
Le vote de la motion de destitution le 14 décembre 2024 a déclenché le processus menant à une décision de la Cour constitutionnelle visant à confirmer ou infirmer cette destitution, et au transfert temporaire des pouvoirs présidentiels au Premier ministre. Ce dernier, Han Duck-soo, est brièvement devenu président par intérim avant d’être lui-même le sujet d’une nouvelle motion de destitution. Le ministre de l’Économie et des Finances, Vice-Premier ministre, Choi Sang-mok, est alors devenu à son tour président et Premier ministre par intérim.
Le rejet de Han Duck-soo dans sa fonction de président par intérim et de Premier ministre est intervenu le 27 décembre du fait de son opposition à la désignation de trois juges à la Cour constitutionnelle sans qu’il y ait eu, selon lui, consensus entre le Parti du pouvoir au peuple (PPP), conservateur, et le Parti démocratique (PD), opposition majoritaire à l’Assemblée, conformément aux usages antérieurs, mais aussi probablement pour suspicion de ne pas s’être opposé avec vigueur à la décision du président, voire d’y être impliqué. La désignation de nouveaux juges constitutionnels était une étape importante du processus de destitution du président Yoon : la Cour, normalement composée de neuf juges, doit voter la destitution avec une majorité de six et un quorum de sept ; or, à l’automne 2024, les fonctions de trois d’entre eux avaient pris fin. Début janvier, le second président par intérim a donné son accord à la désignation de deux juges et retenu sa décision pour le troisième. Ces péripéties n’ont pas empêché la Cour de se réunir pour une audience préparatoire le 27 décembre et de considérer qu’elle pouvait délibérer. Les avocats du président Yoon, ce dernier pouvant être absent ou présent, et le président de la Commission des lois de l’Assemblée en tant que procureur participent aux audiences. Une première eut lieu le 14 janvier, mais n’a duré que quatre minutes en l’absence du président, puis d’autres ont été organisées, y compris en présence du président.
La Cour dispose d’un délai de 180 jours pour rendre sa décision à compter du vote de la motion de destitution (14 décembre) ; dans deux cas précédents, ceux des présidents Roh Moo-hyun et Park Geun-hye, en 2004 et 2017, la Cour avait pris respectivement 63 et 91 jours avant, d’une part, de rejeter la destitution et, d’autre part, de la valider. Le président de la Cour a déclaré vouloir agir vite dans le cas actuel.
En parallèle, des procédures ont été lancées par le Parquet de Séoul et par la Commission d’enquête sur la corruption des hauts fonctionnaires (le CIO, pour reprendre l’acronyme anglais) qui ont fait cause commune après quelques jours. Si le président Yoon bénéficie d’une immunité présidentielle, celle-ci est invalide en cas d’insurrection et rébellion. Ce sont ces motifs que le CIO a invoqués pour ordonner plusieurs convocations à un interrogatoire puis un mandat d’arrêt. Dans un premier temps, Yoon a refusé d’accuser réception de ces convocations et de se présenter physiquement ; les représentants du CIO accompagnés de nombreux policiers ont été empêchés d’accéder à la résidence du président en raison de l’opposition de ses partisans qui contestent la légalité de ce mandat d’arrêt. Le premier mandat ayant expiré au bout de six jours, le CIO et le Parquet en ont formulé un second ; en vue d’éviter des violences, Yoon a finalement cédé et a été provisoirement arrêté le 15 janvier, mais a refusé de répondre aux questions de la Commission, ses avocats et lui-même arguant de l’illégalité de la procédure et des motifs invoqués.
Au terme de la garde à vue provisoire et dans le but de la prolonger, le CIO a transmis le dossier aux procureurs en recommandant une inculpation. Le procureur du district de Séoul a d’abord sollicité une extension de la garde à vue du président mais, à deux reprises, un tribunal l’a rejetée ; le procureur, après consultation des autres procureurs, a alors décidé le 26 janvier d’inculper le président, ce qui a permis l’extension de l’incarcération. Il a invoqué l’organisation d’une insurrection par conspiration avec le ministre de la Défense et d’autres hauts gradés militaires et policiers ainsi que le projet de faire arrêter diverses personnalités dont le président de l’Assemblée et les chefs des principaux partis politiques. L’insurrection et la rébellion sont des actes passibles de l’emprisonnement à vie et de la peine de mort.
Le pays face à une crise de régime ?
L’empêchement du projet de loi martiale a d’abord entrainé diverses arrestations et démissions de conseillers et hauts fonctionnaires. Les événements qui ont suivi ont aggravé les tensions politiques. Le PD a ainsi envisagé de déposer une motion de destitution contre Choi Sang-mok faisant fonction de président pour ne pas avoir ordonné aux services de la sécurité présidentielle de laisser la voie libre aux représentants du CIO ni sanctionné son responsable qui a démissionné quelques jours plus tard avant d’être interrogé. De plus, le CIO a menacé de sanctions administratives et pénales les membres du ministère de la Défense et des services de la sécurité présidentielle qui s’opposeraient à l’exécution du mandat d’arrêt. De leur côté, les avocats du président ont formulé des recours en justice contre le chef du CIO, dix de ses collaborateurs et le Parquet de Séoul, invoquant l’illégalité des mandats d’arrêt et de perquisition du domicile et des bureaux du président Yoon ; ils poursuivent également en justice pour abus de pouvoir le responsable de l’Agence nationale de police et le ministre de la Défense (le titulaire précédent étant arrêté).
La décision du 3 décembre a aussi eu pour effet de jeter le trouble au sein du PPP, soutien naturel du président Yoon. Han Dong-hoon, président du parti, et ex-collègue de Yoon Suk-yeol au Parquet, a démissionné après quelques atermoiements en vue d’un « départ ordonné » du président. Le PPP se trouve dans la situation embarrassante de ne plus soutenir ouvertement Yoon et de ne pas appuyer les tentatives du PD pour exiger le départ et les inculpations de membres du gouvernement et de la haute fonction publique.
Par ailleurs, un débat en cours entre juristes concerne la validité des motifs d’insurrection et de rébellion ; des propositions de loi visant la désignation de procureurs indépendants à l’encontre du président et de son épouse ont fait l’objet de vetos de la part du second président par intérim, sans dissuader le PD de reprendre ces propositions en les aménageant.
Depuis décembre, les manifestations se sont multipliées en Corée, notamment à Séoul, pour réclamer la démission et l’incarcération du président ou pour protester contre les votes de l’Assemblée et les mandats d’arrêt du Parquet et du CIO. Le 19 janvier, les partisans du président ont envahi les locaux du tribunal qui a prolongé sa détention. Si, selon les sondages d’opinion, 75 à 80 % des Coréens interrogés estiment que le président Yoon a mené une insurrection, il n’en reste pas moins qu’une partie de l’opinion, certes minoritaire, est très hostile à sa destitution et considère que le PD poursuit un coup de force contre lui, et fait potentiellement le jeu de la Corée du Nord. Des sondages très récents montrent une légère remontée de popularité du président Yoon de l’ordre de 30 %. Ces manifestations sont par ailleurs soumises à un flux important de rumeurs sur les réseaux sociaux.
En définitive, le déroulement des événements conduit à une polarisation de plus en plus forte de la société, déjà divisée en deux camps quasiment égaux, comme l’avaient montré l’élection de Yoon à une très faible majorité en mars 2022 et, auparavant, le rejet de son prédécesseur, Moon Jae-in, issu du PD. Jusqu’à présent, les manifestants des deux camps n’en sont pas venus aux mains grâce à l’intermédiation des forces de police, mais rien n’assure que cela dure, surtout si la procédure constitutionnelle devait ne pas aboutir rapidement.
Une crise aux racines anciennes
L’origine de la crise actuelle, du moins à court terme, est évidemment le « coup de sang » du président Yoon et sa décision insensée et très risquée au regard de l’équilibre des forces parlementaires (absence de majorité pour le PPP, proximité favorable au PD avec 192 députés du seuil de 200 voix du vote d’une motion de destitution).
De façon plus lointaine, cette crise est née de la victoire de Yoon face à Lee Jae-myung, chef du PD depuis mars 2022. Le PD a d’autant moins accepté la victoire du candidat conservateur en 2022 qu’elle fut acquise à une très faible marge (0,7 %) et que les élections générales d’avril 2024, en renforçant la majorité parlementaire de ce parti, ont constitué un désaveu du président. Quant à Lee Jae-myung, à la suite de divers scandales immobiliers et politiques, il est aujourd’hui à la merci d’un recours en appel après un jugement lui infligeant une peine de prison d’un an, et est menacé d’être inéligible ; il est sans doute pressé d’anticiper l’élection présidentielle normalement fixée à 2027. Le PD est aussi sous la surveillance de la justice ; son ancien chef Song Young-gil a été condamné le 8 janvier à deux ans de prison pour avoir reçu l’équivalent d’environ 500 000 dollars de donations considérées illégales.
La cohabitation entre un président conservateur et une opposition majoritaire à l’Assemblée a produit un blocage de l’action publique, un harcèlement du PD sous forme de motions de destitution à répétition, des vetos présidentiels en réponse à certaines lois et enfin des attaques personnelles à l’égard de Kim Keon-hee, épouse de Yoon Suk-yeol. Cette situation explique sans le justifier le choix présidentiel des mesures d’urgence aux bases légales très fragiles. Ce recours est aussi le reflet du caractère autoritaire voire autoritariste du président, qu’il avait déjà montré en étant chargé des poursuites à l’encontre notamment de la présidente Park Geun-hye. C’est aussi l’effet de la persistance au sein du camp conservateur et de certains membres de l’état-major des forces armées et du ministère de la Défense de réflexes venant de la guerre de Corée et de la période dictatoriale, entretenus par la menace nord-coréenne. Il ressort des débats actuels que depuis au moins le printemps le président Yoon réfléchissait avec un groupe de conseillers et militaires proches à des moyens de sortir de l’impasse politique existante, avec un intérêt croissant pour la mise en œuvre de la loi martiale par le président Chun Doo-hwan en 1980. Le vote de l’Assemblée de réduire le budget des services présidentiels et d’autres administrations, vécu comme une ultime provocation, a été le prétexte de son « coup de sang ».
La vie politique sud-coréenne est de fait divisée. Les événements des dernières années — les inculpations, destitutions et emprisonnements des présidents conservateurs Park Geun-hye et Lee Myung-baek, la tentative de destitution du président Roh Moo-hyun auparavant puis son suicide, l’incapacité du président Moon Jae-in à apporter des solutions aux questions économiques et sociales, qu’attendait son électorat — ont clivé la société. Aux distinctions traditionnelles entre provinces s’en sont substituées d’autres (entre Séoul ou grands centres urbains et campagnes, hommes et femmes, générations…), accompagnées du sentiment d’une grande partie de la population que la démocratie ne peut plus s’accommoder de pratiques qui rappellent un passé honni et rejeté.
Il est à craindre que la crise perdure. Sa résolution dépend de la capacité de la Cour constitutionnelle à rendre une décision — ce qui suppose la constitution normale du dossier d’instruction et une Cour en mesure de prendre d’ici mars prochain cette décision, deux nouveaux juges étant susceptibles de quitter leurs postes fin mars ou avril. De plus, d’autres audiences de la Cour pèsent sur la vie politique, comme celles concernant l’ancien Premier ministre. En cas de destitution, une élection présidentielle devrait se tenir dans les 60 jours. Le plus sage aurait été de laisser cette Cour instruire et débattre, en vue de retrouver un fonctionnement normal de l’État. Force est d’observer que les procédures du CIO et du Parquet ont ajouté des tensions à une situation déjà trop agitée. Elles reflètent le poids croissant, au fil des années, des procureurs dans les affaires publiques et leur inclination à inculper et faire emprisonner les personnes concernées, souvent graciées au terme de quelques années, éventuellement par leurs opposants politiques alors au pouvoir. Cette situation a plus détérioré la vie politique et la réputation de ses participants que consolidé leur crédibilité dans l’opinion. En tout état de cause, le parallélisme des procédures constitutionnelle et pénale peut susciter des interrogations, donner le sentiment d’un Parquet qui préempte la Cour et créer une suspicion d’acharnement, voire de hargne et de coup de force, du PD et du Parquet.
Une crise qui aggrave la situation économique
La situation politique depuis décembre n’a, à ce stade, pas gravement affecté l’économie. La croissance a été de 2,1 % pour 2024 malgré une prévision initiale de 2,4 à 2,6 %. La Banque de Corée prévoit 1,6 à 1,7 % en 2025. Le taux de chômage demeure bas (3,8 %) et l’inflation contenue (1,9 % en 2024, 2,2 % en janvier 2025 en variation annuelle). En 2024, en raison d’une demande intérieure médiocre, la croissance a été tirée par les exportations en hausse de 8,2 %, avec une forte progression sectorielle de 44 % pour les semi-conducteurs et une part de 10,5 % pour les États-Unis en termes géographiques. En définitive, la balance des opérations courantes, incluant les transactions de services, a été excédentaire de presque 100 milliards de dollars en 2024, le triple de l’excédent 2023. C’est la raison pour laquelle les menaces douanières du président Trump font très peur à Séoul. La crise politique érode cependant la confiance : les indices de confiance des entreprises et des consommateurs reculent de 10 % environ et les instituts de recherche font état d’un affaiblissement de la production industrielle et d’une baisse de la demande privée. L’érosion de la situation économique est dès lors devenue une question politique à travers la nécessité d’un soutien budgétaire dont l’ampleur et la nature opposent les parlementaires ; le PPP a compris que reprocher au PD un « arrêt » de l’économie pouvait lui être favorable. En revanche, le KOSPI, l’indice de la bourse de Séoul, ne s’est pas effondré, variant entre 2 400 et 2 500 depuis décembre dernier, mais en recul depuis un plus haut de presque 2 900 à la mi-juillet ; le won a faibli, le dollar progressant de 1 400 à 1 450-1 500 KRW. Les agences de notation n’ont pas dégradé la Corée du Sud qui bénéficie d’une situation satisfaisante de ses finances publiques et d’une gestion attentive de la Banque de Corée.
Quelles perspectives ?
Certains considéreront que la crise en cours reflète une forme d’immaturité et de jeunesse de la démocratie sud-coréenne. Cette appréciation ne serait pas dénuée d’une certaine condescendance car elle n’est pas évoquée en cas de crise politique en Espagne, au Portugal ou en Grèce, pays qui ont connu des gouvernements autoritaires avant de devenir des démocraties, ou dans les pays d’Europe centrale et de l’Est devenus démocratiques après la chute du mur de Berlin en 1989. Coup de sang ou « faute grave de jugement », selon l’expression d’un responsable de l’administration Biden, le président Yoon a plongé son pays dans une crise profonde mais la démocratie a résisté : les forces armées ont hésité et n’ont pas obéi aveuglement à leurs hiérarchies, les parlementaires ont réagi très rapidement, les milieux d’affaires n’ont pas soutenu l’initiative présidentielle et l’opinion publique s’exprime avec vigueur. Cette crise devrait cependant conduire les forces politiques à réfléchir à leurs comportements, à abandonner les réflexes issus du passé et enracinés dans la guerre de Corée s’agissant du camp conservateur et, pour les progressistes, leurs postures parfois confites de fausse morale. Elle donne à l’évidence un avantage politique au PD et à Lee Jae-myung en cas d’élection présidentielle.
La crise n’est pas sans conséquence en matière de politique étrangère. Le président Yoon a ouvert la voie de la réconciliation avec le Japon et donné du poids à son pays dans l’axe États-Unis / Japon / Corée du Sud, alors que le PD et en particulier son chef actuel sont connus pour leur réserve à l’égard de l’allié américain, ancrée dans l’histoire de la dictature militaire, une certaine hostilité au Japon liée à la période coloniale et une forme de bienveillance vis-à-vis de la Chine voire de la Corée du Nord — ce que l’ancien président Moon avait traduit en cherchant une équidistance entre voisins et alliés de son pays. Les passages à Séoul du secrétaire d’État sur le départ Antony Blinken puis du ministre japonais des Affaires étrangères Iwaya Takeshi, ainsi que les premiers contacts avec l’administration Trump, s’inscrivent dans ce contexte qui favorise les régimes autoritaires de Pékin, Moscou et Pyongyang.
Jean-Yves Colin