Le sexagénaire qui a avoué être le maître-chanteur de Patek Philippe, à Genève, avait ses entrées au sein de la police et de l'armée. Passionné d'armes, ce photographe de guerre affirme être également proche du milieu du renseignement. Des témoignages recueillis par la RTS attestent d'éléments troublants.
Les colis piégés qui ont blessé deux personnes et les lettres de rançon destinées ces derniers mois à l’horloger Patek Philippe à Genève notamment n’étaient pas l’œuvre d’un marginal, isolé de la société. Le principal accusé, arrêté le mois dernier, était tout au contraire un homme extrêmement bien introduit dans l’appareil sécuritaire de l’Etat, a appris le Pôle enquête de la RTS.
Photographe de guerre et professeur de kung fu, ce Suisse de 61 ans a tissé un important réseau dans le milieu de la sécurité. Il côtoyait des policiers. Il fréquentait des militaires. Et il revendique un lien avec le renseignement. Autant d’institutions qui sont censées assurer la sécurité du pays.
La RTS a pu parler à une quinzaine de personnes qui ont côtoyé ce personnage, décrit comme sanguin et soucieux de son image. Toutes confirment les liens très étroits qui l’unissent à ces milieux. L’homme qui était recherché depuis des mois à Genève, et qui a finalement reconnu les faits, était en quelque sorte à côté des enquêteurs.
Passion du tir
Le suspect avait de nombreuses connaissances au sein de la police, avec qui il partageait sa passion du tir notamment. Féru d’armes à feu, il en comptait un certain nombre, dont des armes longues, toutes saisies lors de la perquisition menée le mois dernier dans son dojo. Il fréquentait plusieurs stands de tir et places d’armes romandes.
Le poseur de bombes s’y rendait volontiers avec des amis policiers. L’homme ne se contentait pas de tir sportif: il maîtrisait le tir tactique, qu’il a appris notamment aux côtés d’un gendarme, selon des sources recoupées. Mais étonnamment, son nom reste très peu connu des habitués du milieu. Et il ne semble pas avoir appartenu à un club de tir en particulier. Une discrétion qui tranche avec la publicité assumée de ses autres activités, la photographie et les arts martiaux.
Manifestations contre le G8
Ses affinités policières sont anciennes. Il y a plus de vingt ans, en 2003, le suspect disait déjà avoir renseigné les forces de l’ordre lors des manifestations violentes à Genève contre la tenue du G8 à Evian.
Au guidon de sa moto, l’homme arpentait le cortège tout en ayant pris le soin de retirer sa plaque d’immatriculation au préalable. Des dires invérifiables, mais qui collent avec le personnage et son réseau. "Quand il avait besoin d’infos, il arrivait toujours à les trouver. Il avait beaucoup de contacts", corrobore une vieille connaissance.
Il y a quelques années, c’est la direction de la police genevoise elle-même qui l’a invité à témoigner de son expérience de reporter de guerre. Cela s’est déroulé à la caserne des Vernets à l’occasion du rapport annuel des cadres de la police cantonale. Contactée, cette dernière indique ne pas commenter les cas particuliers.
Revue militaire suisse
L’auteur des colis piégés était également en contact rapproché avec des membres de l’armée suisse. Le sexagénaire a par exemple collaboré avec la Revue militaire suisse, l'organe de presse en langue française de la Société suisse des officiers.
Il y a signé plusieurs articles, comme le confirme son rédacteur en chef Alexandre Vautravers, et même plusieurs Unes. Joint par la RTS, ce dernier précise que le suspect a rédigé, entre autres, une série de reportages, accompagnés de photographies, de ses séjours en Syrie ou en Ukraine.
Le suspect y a également couvert des opérations de l’armée suisse, comme l’exercice LUX 23 il y a deux ans, qui avait mobilisé près de 4000 militaires.
Rôle dans une affaire militaire
Aussi, l’homme apparaît dans une ancienne affaire militaire. Il y a une dizaine d’années, un haut-gradé de l’armée suisse était accusé avec d’autres d’avoir détourné des infrastructures militaires et volé des munitions dans le cadre de cours privés de tir. Lui et ses co-accusés avaient finalement tous été acquittés en appel.
Selon les informations de la RTS, le maître-chanteur de Patek Philippe a joué un rôle d’intermédiaire dans ce dossier pour le compte d’éléments de l’armée, scandalisés par les pratiques du haut-gradé. A ce titre, il avait remis un document militaire confidentiel à l’ancien journaliste Bernard Genier, à qui il présenta un homme de l’ombre se décrivant comme major à l’armée. Le tout au terme d’un incroyable jeu de piste entre Genève et Morges (VD) en passant par Saint-Maurice (VS).
"Le suspect m’avait remis un téléphone et divers documents dans une enveloppe", se souvient Bernard Genier. "Il me guidait par SMS. Ça a duré toute la journée. Une fois la nuit tombée, il m’a demandé de m’arrêter sur une aire d’autoroute d’où il est sorti cagoulé des fourrés et avec des lunettes infrarouges notamment. Je savais que c’était lui. Il m’a ensuite amené à son contact en voiture après avoir fait des manœuvres pour déjouer d’éventuelles filatures."
"C’était surréaliste, mais cela montrait qu’il était en relation de confiance avec des éléments importants de l’armée", ajoute le journaliste.
Lien avec le renseignement
L’expertise de guerre du poseur de bombes genevois a également suscité l’intérêt des services secrets, si l’on en croit ses dires. L’homme revendique un lien avec eux. A tel point qu’il n’hésitait pas, par le passé, à mentionner le Service de renseignement de la Confédération (SRC) comme point de contact en cas de pépin sur le terrain à l’étranger.
Les différentes sources interrogées par la RTS ont quasiment toutes entendu la même légende autour du personnage: l’individu serait un informateur régulier du SRC, et cela depuis des années. Contacté, le renseignement suisse ne confirme ni n’infirme ces éléments (voir encadré).
Destinations stratégiques
Ce scénario un peu fou n’est finalement pas si insensé, aux yeux de beaucoup. Déjà parce qu’il existe des précédents. En France, le grand reporter Roger Auque était un agent du renseignement français et israélien. Aussi, parce qu’il est assez courant pour les services secrets d’approcher et d’entendre celles et ceux qui vont dans des zones sensibles, selon des sources sécuritaires concordantes.
Les lieux de reportage de l’auteur des colis piégés ont donc pu intéresser les services de renseignement. Ukraine, Irak, Syrie, Kurdistan occidental, Haut-Karabakh, Corée du Nord: autant de destinations stratégiques où il est important de recueillir de l’information, notamment dans la lutte contre le terrorisme ou la prolifération d’armes non conventionnelles. "Il allait où il y avait le feu, il allait sur la ligne de front, contrairement aux autres journalistes. Il a vu des choses extrêmement dures", se rappelle un ancien ami, joint par la RTS.
Sa connaissance du terrain et de certaines factions était reconnue et même prisée, notamment des milieux académiques. L’Université de Genève (UNIGE) s’est attachée ses services en 2019. Le prévenu est intervenu dans le cadre d’un master en sécurité globale et résolution des conflits. Un cursus destiné notamment aux militaires et aux cadres sécuritaires. "En tant qu’intervenant externe, il a abordé le thème des médias dans les zones de conflits et a été défrayé à hauteur de 225 francs", précise Luana Nasca, assistante presse à l'UNIGE.
Armes chimiques à Spiez
Sur le terrain, le suspect faisait de la photo. Mais pas seulement. Plusieurs sources peuvent témoigner de pratiques particulières du personnage. Des pratiques assez éloignées d’un simple reporter de guerre. Y compris à son retour en Suisse.
En 2022, deux ans avant l’affaire des colis piégés à Genève, notre individu se rend en Irak pour un reportage. A son retour, il confie à un proche avoir été "débriefé" à Spiez (BE) par le SRC pour parler armes chimiques.
Or, Spiez est précisément le siège du Laboratoire éponyme. A savoir l’institut fédéral chargé de la protection des événements nucléaires, biologiques ou chimiques (NBC). Un autre voyage, en Corée du Nord cette fois, aurait également été organisé à des fins de renseignement.
Ambassade étrangère
Une autre anecdote interpelle quant aux liens que pouvait avoir le suspect avec des services étrangers cette fois. Nous sommes en 2020 dans le Haut-Karabakh. Un conflit éclate alors entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui revendique la territorialité de cette province, source de tensions entre les deux pays depuis l’éclatement de l’Union soviétique.
En reportage dans la capitale Stepanakert, le photographe de guerre confie à une source proche des mouvements nationalistes arméniens avoir "ramassé des débris de drones utilisés par l’armée azérie pour les apporter à une ambassade étrangère à Erevan, en Arménie". Ses liens avec la nébuleuse des services secrets interpellent la profession.
"C’était un professionnel reconnu par ses pairs, mais qui côtoyait apparemment des acteurs du monde du renseignement dans les zones de crise où il travaillait", confie l’un de ses confrères.
"Pas de commentaire"
Ses fréquentations dans les milieux de la sécurité ont, semble-t-il, eu un revers de la médaille. Ironie de l’histoire, elles auraient éveillé les soupçons de ceux qu’il renseignait par ailleurs. Selon une source bien informée de la RTS, la Brigade de sécurité intérieure (BSI) de la police genevoise aurait suivi le poseur de bombes, il y a une quinzaine d’années. Elle estimait qu’il faisait partie des individus pouvant représenter une menace à la sûreté de l’Etat, au même titre que des personnes radicalisées, des militants violents ou des hooligans.
La RTS a tenté de confronter l’ensemble de ces éléments au principal intéressé. Contactée, son avocate Me Camilla Natali ne souhaite faire aucun commentaire. "Mon mandant réserve ses déclarations pour les autorités de poursuite pénale". Prévenu de tentative de meurtre et de fabrication et manipulation d’explosifs, le Suisse de 61 ans dit avoir agi seul. Actuellement en détention, il reste présumé innocent.
Le SRC garde le silence
Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) refuse de répondre aux questions posées par la RTS sur le rôle exact du suspect au sein du service. "Par principe, le SRC ne commente pas les cas individuels, ses procédures opérationnelles et/ou ses sources", précise sa responsable communication, Linda von Burg. "Cela irait à l'encontre de l'accomplissement de son mandat défini par la loi et mettrait en danger les employés et les sources."
De manière générale, le SRC explique qu’un démenti dans un cas "peut conduire à une confirmation implicite dans un autre. Cela peut avoir des conséquences considérables – notamment en ce qui concerne les sources humaines – pouvant aller jusqu'à une éventuelle mise en danger de la vie et de l'intégrité physique des personnes concernées".
C’est pourquoi les services secrets helvétiques ne peuvent en l’espèce "ni confirmer ni infirmer" les éléments mentionnés "et qu'aucune déclaration de fond ne peut en être tirée".
Raphaël Leroy