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jeudi 20 mars 2025

Rivalité sino-américaine : le « blitzkrieg » sur les ports Panaméens

 

Le fonds d’investissement américain BlackRock a racheté pour la somme énorme de 22,8 milliards de dollars la gestion des deux ports du Canal de Panama opérés par la Chine à la compagnie chinoise CK Hutchinson. La négociation n’aurait duré que quelques semaines. Une rapidité derrière laquelle se cache un contexte plus large encore mal connu entre Pékin et Washington.

Le 20 janvier, dans son discours d’investiture, le Président Donald Trump annonce son intention de récupérer le contrôle du Canal de Panama dont il dénonce la mainmise par Pékin. Deux semaines plus tard, le 3 février, le tout nouveau secrétaire d’Etat Marco Rubio vient dicter au Panama les termes de cette volonté de reprise en main. Tout juste un mois plus tard, le 4 mars, le fonds d’investissement nord-américain BlackRock annonce qu’il est parvenu à un accord avec la compagnie de Hong Kong CK Hutchison pour lui racheter ses contrats de gestion des deux ports panaméens de Cristobal et Balboa. Voilà donc une offensive rondement menée !

Il faut reconnaître que BlackRock a mis le paquet pour boucler ce deal en un temps record. Il met sur la table la coquette somme de 22,8 milliards de dollars pour s’approprier la totalité du contrôle de la holding qui détient 80% du contrôle de 43 ports dans 23 pays. La Hutchison Port Holdings et la Hutchison Port Group Holdings, qui les lui cèdent, ne conservent que la gestion de 10 ports dans un seul pays, la République Populaire de Chine ! Ces deux holdings ne restent cependant pas sur la paille : leurs actifs étant estimés en 13 milliards de dollars, elles ont réalisé une plus-value de 9,8 milliards de dollars. La bourse de Hong Kong ne s’y est d’ailleurs pas trompée : le cours de l’action du groupe a grimpé de 25% pour la seule journée du mercredi 5 mars, une hausse inédite depuis… 27 ans sur l’un des marchés financiers les plus importants d’Asie !

Pourquoi cette générosité de la part de BlackRock ? Il n’est pas inutile de noter que, parmi les ports américains dont il s’assure le contrôle, figurent notamment Ensenada, en Baja California, un État du Mexique, Veracruz, dans l’État du même nom, Lazaro Cardenas, dans le Michoacan au Mexique également, Manzanillo, dans l’État mexicain de Colima, ainsi qu’aux Bahamas celui de Freeport. Au moins trois d’entre eux sont soupçonnés d’être les principaux ports d’entrée du fentanyl et de ses précurseurs qui servent à fabriquer cette drogue de synthèse. De là à supposer que l’entreprise gestionnaire CK Hutchison ne faisait pas tout ce qui était en son pouvoir pour lutter contre ce trafic régulièrement dénoncé par les autorités américaines ! On verra si BlackRock fera mieux à l’avenir.

Les grues de Zhenhua Heavy Industries Company (ZPMC)

En septembre 2024, la Commission sur la sécurité intérieure et celle chargée du suivi du Parti communiste chinois au sein de la Chambre des représentants du Congrès de la précédente mandature, publiaient un rapport conjoint relatif aux vulnérabilités des ports américains face à de possibles attaques chinoises. Plus que l’infrastructure portuaire physique, c’est la logistique numérique de celle-ci, en particulier celle liée aux méga-grues récemment installées pour assurer le chargement/déchargement des conteneurs qui pose problème. Ainsi, les six grues placées en 2023 le long des quais du port de Balboa, les sept mises en place ensuite à Cristobal, ainsi que les six grues tout juste posées en octobre 2024, le Manzanillo International Terminal, pourtant désormais opéré par l’entreprise Carrix Inc. de Seattle, inquiètent particulièrement les élus du Congrès : les systèmes d’exploitation et de contrôle ont parfaitement pu installer un « backdoor access » (porte dérobée) que les experts en cybersécurité de BlackRock pourraient avoir du mal à identifier et neutraliser. Toutes ces nouvelles grues proviennent de la même entreprise de Shanghaï, la Zhenhua Heavy Industries Company Ltd. (ZPMC), et l’on sait que l’entreprise gestionnaire CK Hutchison tenait beaucoup à maintenir à distance l’accès aux données d’opération des grues.

Carlos Gimenez, ancien maire de Miami Dade, comté de Floride, et Représentant républicain de Floride, l’explique en ces termes : « ZPMC domine le marché global et nord-américain des équipements et technologies maritimes, elle représente près de 80% des opérations de transferts quai-navire des ports américains ».

Il en est même qui se demandent si le quatrième pont sur le Canal, dont la construction par une entreprise chinoise dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie (BRI) a récemment repris, n’est pas aussi une sorte de Cheval de Troie qui permettrait à la Chine de commander à distance sa destruction en cas de conflit majeur. Il s’agirait d’empêcher la flotte militaire américaine d’emprunter le Canal de Panama, en rétorsion par exemple d’un blocage par celle-ci du détroit de Malacca ! Après tout, le général Omar Efraín Torrijos Herrera, l’ancien dirigeant du Panama, avait bien menacé de faire sauter les écluses du canal pour obliger l’administration Carter à négocier les nouveaux traités du Canal en 1977.

Sur son blog de référence pour la Chine, « Sinocism », l’analyste expert de la Chine Bill Bishop s’interroge sur l’accord que Pékin a dû donner pour conclure le deal BlackRock – Hutchison, en citant le commentaire du Dagongbao (大公報), un quotidien de Hong Kong proche du Parti communiste chinois, intitulé « Don’t be naïve, don’t be confused » : pour Hong Kong, Hutchison semble avoir capitulé en rase campagne, et BlackRock, devenu du jour au lendemain l’un des trois plus grands opérateurs portuaires au niveau mondial, n’aura de cesse que de créer des difficultés et renchérir les coûts du commerce extérieur de la République populaire de Chine. Ce journal ne fait rien d’autre, comme bien souvent le Global Times, quotidien en anglais affilié au PCC, que de reprocher aux autres Etats ce que ceux-ci reprochent au Gouvernement et au Parti Communiste Chinois.

L’enquête du Congrès américain

C’est bien l’analyse que développe le rapport conjoint des deux commissions du Congrès nord-américain, en indiquant que les entreprises d’Etat chinoises (les SOE, State owned enterprises) bénéficient de conditions exceptionnelles, en termes des coûts de la main d’œuvre, d’accès à des financements publics subventionnés à partir du moment où l’on opère dans les secteurs stratégiques, notamment l’exportation et la construction d’infrastructures dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie. Même chose s’agissant de l’industrie de l’acier subventionnée.

Ceci explique d’ailleurs largement qu’une entreprise comme ZMPC ait pu éliminer du marché la plupart de ses concurrentes : il n’existe plus de production de grues aux Etats-Unis, tous les ports nord-américains devant de ce fait s’équiper de grues produites essentiellement en Chine, même si elles sont dotées de motorisation et d’électronique de quelques entreprises européennes, comme la suédo-suisse ABB, ou l’allemande Siemens, la japonaise TMEIC. D’ailleurs, l’assemblage de la structure en acier réalisé par ZMPC et la partie électrique et électronique se font toujours à Shanghai par les ingénieurs de ZMPC et sans la présence ou le contrôle des partenaires étrangers.

Que ce soit des entreprises chinoises qui gèrent les ports, tels CK Hutchison jusqu’à maintenant à Panama, au Mexique et ailleurs, ou encore le géant du transport maritime COSCO qui a su s’implanter sur le marché nord-américain, le réflexe de les équiper en grues chinoises de ZPMC est encore plus naturel. Faut-il préciser que COSCO ou ZPMC entretiennent des relations organiques avec l’Armée populaire de libération chinoise. Ainsi ZMPC possède sa propre flotte d’une vingtaine de bâtiments qui lui permet de transporter les segments des méga-grues de Shanghai vers le port qu’elle équipe. Mais on a aussi vu l’un de ses navires participer à la construction d’une île artificielle dans la très disputée Mer de Chine du Sud, cet immense espace marin revendiqué à 90% par la Chine, ou encore de façon dissimulée à des manœuvres militaires.

Le rapport des commissions conjointes du Congrès soulève une autre surprise : l’entreprise ABB a été victime d’une cyberattaque en mai 2023 et, six mois plus tard, il existait encore des offres de pirates russes sur le darknet donnant accès aux données de ses clients. Enfin, le rapport souligne la vulnérabilité d’une implantation dont l’intérêt stratégique est évident, pour la marine tout comme pour les forces aériennes américaines : le port de Guam, vital en cas de conflit dans l’Indopacifique, n’est pas vraiment protégé. On fait parfois venir des experts cyber d’Australie parce qu’ils sont plus près et que ça coûte moins cher. En outre, coïncidence ou non, là aussi Guam a été victime d’une cyberattaque début 2023 dont la provenance semble être la Chine.

Qui perd gagne, qui gagne perd ?

En définitive, dans cette partie de Monopoly portuaire, qui a perdu, qui a gagné ? Parmi les gagnants figure incontestablement l’entreprise CK Hutchison. Bien embêtée de se retrouver nommément ciblée par la nouvelle administration américaine, la voilà qui est parvenue à vendre ses droits de gestion à près du double de leur valeur estimée. Mais l’a-t-elle fait au risque de déplaire à son propre gouvernement et au Parti, comme l’affirme le journal de Hong Kong ?

Faut-il croire alors que le grand perdant est la Chine ? Pékin a probablement estimé que maintenir Hutchison à la tête des opérations de Cristobal et Balboa, ainsi que de plusieurs dizaines d’autres ports, ne valait pas la peine d’un conflit supplémentaire avec Washington. Ceci d’autant qu’il existe d’autres moyens de suivre le trafic de marchandises de tous ces ports grâce à l’espionnage électronique des méga-grues de ZMPC. Pékin a donc pu juger qu’un tel conflit n’en valait pas la chandelle.

On peine à croire toutefois, comme veut le faire Larry Fink, le patron de BlackRock, que cette négociation a été menée à bien en seulement six semaines, Trump en ayant donné l’ordre le 20 janvier. En réalité, cela fait un an que BlackRock avait racheté une filiale spécialisée dans la gestion de grandes infrastructures, Global Infrastructure Partners. Il fallait bien qu’elle serve.

Un autre gagnant est Donald Trump, puisqu’il lui a suffi d’annoncer dans son discours qu’il allait reprendre le contrôle du Canal de Panama des mains des Chinois pour que son vœu, ou plutôt son ordre, soit exaucé. En termes d’image, la très rapide mise en œuvre de cet objectif est extraordinaire.

Hubiquitus

asialyst.com