La Chine et son alliée la Russie ont tout lieu de se féliciter de la posture adoptée par Donald Trump depuis le 20 janvier qui, jour après jour, semble bien annoncer la fin du leadership des États-Unis dans le monde.
Pour le président chinois Xi Jinping, les annonces quasi quotidiennes de Donald Trump signifient que le moment arrivera bientôt de chasser les États-Unis de l’Asie et, peut-être, de parvenir du même coup à s’emparer de Taïwan.
Il ne se passe pas un jour ou presque sans que le 47è président des Etats-Unis n’annonce de nouvelles mesures qui servent les intérêts de la Chine dont parmi d’autres : le démantèlement du programme essentiellement humanitaire de l’USAID qui était le principal outil du soft power américain, ou la fin de l’aide financière à VOA (Voice of America), et à Radio Free Europe dont les émissions basées sur les valeurs démocratiques étaient très écoutées en Asie. Des centaines d’employés de ces deux radios, singularisées par Donald Trump et son protégé Elon Musk comme « des gens cinglés de la gauche radicale » ont été mis à pied du jour au lendemain par la direction de ces deux stations de radio dont les émissions diffusées en soixante langues étaient écoutées par plus de 420 millions de personnes dans plus de cent pays.
Les premiers à s’en réjouir ont été la Russie, la Chine et l’Iran. « Voici une décision spectaculaire de Trump », s’est ainsi exclamée Margarita Simonyan, éditorialiste du réseau de médias russe RT. « Nous ne pouvions pas les fermer mais l’Amérique s’en est chargée elle-même », a-t-elle expliqué, citée par la télévision française FR24. Dans un éditorial, le Global Times, quotidien anglophone aux accents très nationalistes, émanation du Quotidien du Peuple, lui-même l’organe du Parti communiste chinois, a accusé la VOA d’être « une fabrique du mensonge largement reconnue comme une machine de propagande de Washington ». En Iran, quelques médias ont salué la décision de Donald Trump d’arrêter ainsi de « perdre de l’argent pour payer des journalistes corrompus » dont l’objectif était de renverser le régime des mollahs.
Pour Martin Scott, professeur expert des médias à la University of East Anglia au Royaume Uni, réduire au silence la VOA et RFE « n’est pas la même chose que fermer tout autre média » car elles sont toutes deux « l’expression des valeurs américaines liées à la liberté et à la démocratie ».
« L’impact de leur perte sera énorme », prédit Alu Kurmasheva, une journaliste de Radio Free Europe qui avait été récemment libérée de prison en Russie dans une opération d’échanges de prisonniers entre Washington et Moscou. « Comment l’Amérique va-t-elle désormais raconter son histoire ? » dit-elle. Comme la nature a horreur du vide, nul doute que celui laissé par l’abandon de ces deux radios sera très vite comblé par les radios russes et chinoises, rompues depuis longtemps à disséminer quotidiennement de la désinformation sur l’Occident et le système démocratique dans son ensemble.
Autre décision funeste : celle de fermer le bureau spécialisé dans la lutte contre la désinformation étrangère, le GEC, cellule du département d’État pourtant vitale pour débusquer les tentatives d’ingérences venues de Chine ou de Russie qu’Elon Musk avait comparé à une menace pour la démocratie puisque coupable de « censure gouvernementale » contre les conservateurs américains.
Après l’Ukraine, Taïwan ?
Mais c’est à l’évidence le ralliement de Donald Trump aux exigences du président russe Vladimir Poutine pour rechercher la paix en Ukraine qui entraînera les répercussions les plus graves, tout particulièrement en Asie où la crainte grandit au Japon, en Corée du Sud et à Taïwan de voir l’Amérique les lâcher au profit d’un arrangement transactionnel global avec Moscou et Pékin qui aurait pour but de se partager à trois leur sphère d’influence sur cette planète.
« Taïwan, tout comme l’Ukraine, a un grand voisin hostile qui entretient des ambitions territoriales sur eux. La Russie justifie ses revendications sur l’Ukraine tout comme le fait la Chine sur Taïwan, affirmant que leur petit voisin n’a aucune culture, histoire et langue distincte », souligne Brian Hoe, éditorialiste basé à Taipei, dans les colonnes du média japonais Nikkei Asia, le 24 mars. « Les dynamiques des arguments soulevés entre Trump et le président ukrainien Volodymyr Zelenski montre que les fondamentaux, qui étaient basés sur le partage des valeurs démocratiques ou des droits humains, ne comptent plus pour la nouvelle administration américaine à la Maison Blanche. Ce qui compte plutôt au quotidien sera de conclure des deals », écrit-il. « Ainsi, aujourd’hui l’Ukraine, demain Taïwan » reste vrai après la débâcle à la Maison Blanche, Taïwan observant avec anxiété le sort de l’Ukraine et ce qui va lui arriver. La menace, cette fois-ci n’est pas seulement l’invasion par un voisin hostile, mais d’être abandonné par son allié supposé », ajoute Brian Hoe.
Concernant le Japon, le même quotidien affirmait le 20 mars que le département de la Défense envisage de mettre fin au renforcement en cours des forces américaines sur le sol de l’archipel nippon, tout cela dans le cadre des réductions de coûts recherchées par Donald Trump. « Si elle est mise en œuvre, l’annulation du renforcement [des forces américaines au Japon] constituerait un renversement majeur » de la doctrine militaire américaine au Japon et en Asie, souligne Ken Moriyasu, un éditorialiste de ce média.
Les relations entre le continent chinois et Taïwan s’enveniment
Déjà, depuis quelques semaines, les relations entre la Chine continentale et Taïwan se sont considérablement tendues, le ton à Pékin devenant de plus en plus belliqueux et celui à Taïwan plus tranché traduisant une anxiété grandissante. Dans un discours particulièrement musclé le 13 mars, le président Taïwanais William Lai Ching-te a désigné le continent chinois comme « une force étrangère hostile », des termes qu’il n’avait jamais employés jusque-là. Il a en même temps annoncé 17 mesures dont certaines pourraient permettre aux autorités chinoises de les montrer en exemple pour démontrer que son objectif est l’indépendance de Taïwan. Une ligne rouge dont Pékin a régulièrement souligné qu’elle aurait pour conséquence immédiate l’ouverture d’un conflit militaire. Taïwan, a-t-il ajouté, « n’a pas d’autre choix que de prendre encore davantage de mesure proactives », annonçant plusieurs d’entre elles dont le rétablissement des tribunaux militaires et l’imposition de restrictions sur les critères de résidence pour les ressortissants de Chine, Hong Kong et Macao et les échanges entre les deux rives du détroit de Taïwan.
Au sortir d’une réunion de la Commission de la Sécurité nationale qui a suivi son discours, s’adressant à des journalistes, le président taïwanais a également formulé une mise en garde solennelle contre, a-t-il affirmé, une recrudescence des activités d’espionnage menées par Pékin sur le sol de Taïwan. La Chine, a-t-il expliqué, « tire avantage de la liberté à Taïwan » pour recruter des agents dans la société de l’île, y compris des membres actifs ou à la retraite des forces armées, des groupes affiliés au crime organisé et des médias « pour nous diviser, nous détruire et nous subvertir de l’intérieur ». Soixante-quatre personnes ont été inculpées pour espionnage à Taïwan en 2024, soit un nombre triple comparé à celui de 2021, a-t-il dit, précisant que la majorité d’entre elles sont des responsables en activité ou à la retraite de l’armée taïwanaise. Pour contrer les tentatives venues de Pékin d’infiltration et d’espionnage, il est désormais prévu de restaurer les tribunaux militaires, abolis en 2013, « pour permettre aux juges militaires de revenir sur la ligne de front […] pour s’occuper des affaires criminelles mêlant des personnels militaires d’active », a-t-il déclaré.
Le président taïwanais a en outre exhorté les autorités « à imposer aux influenceurs et personnes du spectacle des codes de conduite sur leur travail lorsqu’ils travaillent en Chine » afin d’empêcher la Chine de faire pression sur eux pour se conduire d’une façon qui « met en danger la dignité nationale ». La réaction de Pékin n’a pas tardé, les autorités comparant Lai Ching-te à « un démolisseur de la paix entre les deux rives [du détroit de Taïwan] » et le « créateur d’une crise ». La Chine, a précisé Chen Binhua, porte-parole du Bureau des Affaires de Taïwan, n’aura « d’autre choix que de prendre des décisions décisives [si] les forces séparatistes pour l’indépendance de Taïwan osent franchir la ligne rouge » qui est une déclaration d’indépendance de Taïwan.
Plus que jamais, Taïwan dans le viseur de Pékin
Dans un éditorial du lundi 24 mars, dans les colonnes du quotidien anglophone de Hong Kong le South China Morning Post, Alex Lo, connu pour ses diatribes nationalistes, a ironisé sur les propos de Lai Ching-te, soulignant qu’il avait probablement été « profondément énervé » par la séquence historique dans le Bureau Ovale de la Maison Blanche lors de laquelle le président ukrainien avait été humilié en direct devant des centaines de millions de téléspectateurs dans cet épisode retransmis en mondovision. « La pire crainte pour les sécessionnistes taïwanais [les partisans de l’indépendance] est que Washington jette Taïwan sous l’autobus comme il semble l’avoir fait avec l’Ukraine », écrit-il dans les colonnes de ce quotidien aujourd’hui inféodé au Parti communiste chinois. « Mais ce qu’il [le président taïwanais] a fait [dans son discours du 13 mars] est de risquer de traverser la ligne rouge ultime de Pékin », ajoute-t-il, dans une allusion au fait qu’une déclaration d’indépendance formelle de Taïwan entraînerait immanquablement le début des hostilités militaires de Pékin contre Taïwan.
Le plus grave n’est pas tant la réaction de Pékin dont le narratif aux accents guerriers, même s’il se renforce, ne surprend guère les autorités taïwanaises. Il est à chercher surtout dans les divisions et lignes de fracture qui s’accentuent singulièrement ces derniers mois au sein de la classe politique de Taïwan où le Parti démocratique-progressiste (DPP) au pouvoir a perdu sa majorité lors des élections générales de janvier 2024. L’ancien président taïwanais Ma Ying-jeou, membre éminent du Kuomintang (KMT), principale force d’opposition au parlement de Taïwan et favorable à des négociations avec Pékin, a ainsi immédiatement dénoncé le discours du chef de l’Etat taïwanais, estimant qu’il était de nature à « engendrer une crise majeure et impacter les relations entre les deux rives [du détroit de Taïwan] de même que la stabilité dans le détroit de Taïwan ».
Ces fractures politiques à Taïwan se sont nettement approfondies depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche le 20 janvier dernier et ses déclarations tonitruantes illustrant son alignement face aux exigences du président russe Vladimir Poutine pour imposer au président ukrainien Volodymyr Zelenski une paix qui a toutes les allures d’une capitulation. Si les opérations d’infiltrations chinoises à Taïwan tout comme ses innombrables opérations d’intimidation militaire à proximité de ses côtes sont connues depuis longtemps, c’est l’exploitation par Pékin de ces divisions de même que ses opérations en sous-main pour les encourager qui inquiètent le plus le gouvernement taïwanais. Depuis le 20 janvier se développe un refus de plus en plus net de l’opposition à toute augmentation du budget militaire. Or c’est précisément une demande insistante formulée par l’administration Trump et rappelée récemment par le numéro deux du Pentagone Elbridge Colby qui, lors d’une audition devant le Sénat américain a exigé que Taïwan porte ses dépenses militaires à 10% de son PIB. Une telle demande est rigoureusement impossible à satisfaire à l’heure actuelle. Le président taïwanais a annoncé en février une augmentation du budget militaire pour le porter à 3% du PIB contre 2,45% en 2024.
Pour Washington, la question de Taïwan n’est plus existentielle
Le même Colby a, plus inquiétant encore, expliqué que si la chute de Taïwan « serait un désastre pour les intérêts de l’Amérique », « l’équilibre des forces [sino-américaines] s’est profondément détérioré » dans la région aux dépens des États-Unis et que Taïwan n’était pas « une question existentielle » pour l’Amérique. Face à ces incertitudes majeures, le Japon et la Corée du Sud n’ont pour le moment pour seul choix que de s’accommoder de la Chine avec qui il leur est urgent de chercher l’apaisement. C’est ainsi que les chefs de la diplomatie de ces deux pays, respectivement Takeshi Iwaya et Cho Tae-yul, ont rencontré leur homologue chinois Wang Yi samedi 22 mars à Tokyo, dans le but de trouver un terrain d’entente pour garantir la sécurité régionale.
« Du fait d’une situation internationale de plus en plus grave, je suis d’avis que nous nous trouvons probablement à un tournant de l’histoire », déclare le ministre nippon des Affaires étrangères au début de cette rencontre. Lors de cette première rencontre tripartite à ce niveau depuis 2023, les trois hommes se sont mis d’accord pour accélérer la préparation d’un sommet tripartite entre les trois pays. Mais il reste que dans cette perspective, c’est la Chine qui plus que jamais se trouve en position de force comme elle ne l’a jamais été depuis des décennies, et tant Séoul que Tokyo en ont parfaitement conscience. Dans un autre éditorial publié le 21 mars, le même Alex Lo manie, une fois encore, une ironie mordante sur la situation actuelle : « L’Occident n’est tout simplement plus ce qu’il était et nous devrions tous nous en réjouir ».
Pierre-Antoine Donnet