La guerre entre Israël et le Hamas qui a éclaté en octobre 2023 a permis aux houthistes d’accélérer leur émergence sur la scène régionale. Basés à l’origine dans le nord-ouest du Yémen, ils ont joué de l’instabilité du pays depuis 2011 pour étendre leur territoire, prendre la capitale, Sanaa, en 2014, tout en résistant à l’intervention de l’Arabie saoudite lancée en 2015. Bénéficiant d’un soutien militaire, politique et technique de l’Iran, les houthistes ont profité de l’internationalisation de la guerre civile au Yémen, s’affirmant ainsi comme la puissance dominante du pays et l’un des acteurs les plus influents de l’« axe de la résistance ».
Le mouvement houthiste naît au cours des années 1980 et 1990 dans les régions à majorité chiite zaïdite du nord-ouest du Yémen (1). Il se présentait à l’origine comme le Forum des jeunes croyants, fondé par Hussein Badreddine al-Houthi (1960-2004), dont le frère, Abdelmalik, est le leader de ce que leurs partisans nomment Ansar Allah. Il gagne en popularité grâce à son habileté à mobiliser un ressentiment face à la discrimination et à la marginalisation sociale, économique et politique des zaïdites, ainsi qu’à la brutalité et à la corruption du régime d’Ali Abdallah Saleh (1978-2012). La situation explose entre 2004 et 2010, alors que commence une série de six cycles de combats, de plus en plus violents, entre les houthistes et les forces gouvernementales (2). Les relations avec l’Iran sont à ce moment embryonnaires : de premiers contacts ont lieu, mais ils demeurent limités.
L’intérêt grandissant de la République islamique d’Iran
Un premier tournant a lieu en 2009. Anxieuse face à la montée en puissance de ces rebelles sur son flanc méridional vulnérable, l’Arabie saoudite intervient aux côtés du régime de Sanaa, notamment avec des frappes aériennes. La République islamique perçoit alors une ouverture : un groupe armé qui partage avec elle une idéologie « révisionniste » du fait d’une opposition commune à l’ordre régional dominé par les États-Unis, est en pleine expansion. Elle décide donc de développer ses liens avec les houthistes et commence vraisemblablement à leur fournir des armes légères en quantités limitées. Ces premiers pas sont conformes au modus operandi de l’Iran : ouvrir, prudemment au début, des canaux de communication avec un partenaire potentiel en lui apportant un soutien matériel minimal tout en se réservant la possibilité d’approfondir la relation à l’avenir.
Un second tournant a lieu entre 2012 et 2014, alors que les soulèvements qui balaient le monde arabe frappent le Yémen. Sous le poids des protestations, Ali Abdallah Saleh quitte le pouvoir en février 2012 à la suite d’un accord négocié sous l’égide de l’ONU, de l’Arabie saoudite et des États-Unis (3). Le processus de réconciliation nationale qui s’amorce ensuite permet d’entrevoir un certain espoir quant à l’avenir du pays. Ces efforts, qui visaient à rédiger une nouvelle Constitution, s’effondrent toutefois en raison des nombreuses lignes de fracture sociales et politiques. Profitant du chaos, les houthistes étendent davantage leur emprise sur le nord-ouest et prennent Sanaa en septembre 2014. Les relations avec l’Iran demeurent, à ce stade, encore embryonnaires, mais inquiètent Riyad (4).
Le troisième tournant, le plus décisif, se situe en mars 2015, quand le royaume des Al-Saoud lance une intervention militaire au Yémen à la tête d’une coalition de dix États arabes et musulmans, avec le double objectif de refouler les houthistes et de réinstaurer le gouvernement internationalement reconnu d’Abd Rabbu Mansour Hadi (2012-2022), expulsé de Sanaa dès l’été 2014 et exilé tantôt à Riyad, tantôt à Aden. Or, près de dix ans plus tard, force est de constater que l’action armée saoudienne a échoué : les houthistes sont désormais plus puissants qu’en 2015, et l’exécutif du président Rachad al-Alimi (depuis 2022), basé en partie à Aden, en partie en exil, est fragmenté, corrompu, divisé entre le sud et l’est du Yémen, et entre Riyad et Abou Dhabi. Le pays, lui, est exsangue, avec 4,5 millions de déplacés et 17,6 millions de personnes en insécurité alimentaire sur 35,2 millions d’habitants en 2024.
Les succès des houthistes, ainsi que les difficultés du rival saoudien, embourbé dans une guerre qu’il ne peut gagner, font passer le Yémen des marges de la politique étrangère iranienne au rang de priorité (5). Le calcul de la République islamique – et des Gardiens de la révolution (pasdaran) – change en effet de manière significative : après 2015, elle augmente fortement ses livraisons d’armes légères et commence à fournir aux houthistes des pièces de missiles, de drones et d’autres appareils plus avancés et létaux. Téhéran amplifie aussi son soutien technique, apportant la formation et le renseignement nécessaires à l’utilisation de ces armes. Grâce au soutien iranien et à leurs efforts domestiques, les houthistes contrôlent des troupes – certaines estimations évoquent jusqu’à 100 000 soldats, mais il est difficile de le savoir – disciplinées, bien entraînées et capables d’opérations complexes.
Ansar Allah, seul maître à bord
Il n’y a pas de réel processus de paix au Yémen. De facto, les houthistes ont gagné la guerre et ils cherchent à consolider leur emprise sur le pays et non pas à entamer une initiative de réconciliation nationale. Ils sont devenus l’acteur dominant militairement et politiquement ; aucun autre ne peut les défier. Le gouvernement de Rachad al-Alimi contrôle bien des parcelles de territoire sur la côte sud-ouest, au sud et à l’est, mais il représente en pratique une fragile coalition presque entièrement dépendante du soutien saoudien et émirien (6). Les séparatistes sudistes, incarnés par le Conseil de transition du Sud, dominent à Aden et dans ses environs, tout en restant vulnérables.
Avec la consolidation de leur puissance au niveau domestique, il était inévitable que les houthistes cherchent à jouer un rôle plus important au-delà des frontières du Yémen. Ainsi, les dernières années ont été marquées par leur émergence en tant que puissance régionale incontournable. Cela s’est d’abord manifesté dans leurs relations avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. En partie grâce au soutien iranien, les houthistes disposent d’un stock de missiles et de drones qui leur permet de frapper les villes et l’infrastructure critique, notamment pétrolière, dans ces deux monarchies. En septembre 2019, ils avaient revendiqué le bombardement – finalement attribué à l’Iran – des installations de la Saudi Aramco à Abqaïq et à Khurais, dans l’est du royaume. En janvier 2022, alors qu’une milice sud-yéménite soutenue par les Émirats arabes unis, la Brigade des géants, avançait et menaçait leurs positions autour de la ville de Marib, dans le centre du pays, ils ont ciblé avec des drones une zone industrielle près de l’aéroport d’Abou Dhabi. Les dégâts matériels étaient limités, mais le message était clair : toute tentative de mettre la pression sur eux fait courir le risque de représailles sous la forme de frappes directes. La permanence de la possibilité d’une attaque houthiste fait donc peser une menace majeure sur le modèle émirien, basé sur une image de stabilité et de destination attractive pour les investissements étrangers. Les houthistes ont ainsi réduit la capacité des Émirats arabes unis d’agir contre eux, réussissant à contenir l’influence d’Abou Dhabi au sud (7).
La guerre qui a éclaté dans la bande de Gaza à la suite des attaques terroristes du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 a ouvert une nouvelle fenêtre d’opportunité pour les houthistes, dont l’idéologie affiche une forte composante anti-israélienne et antisémite depuis leurs débuts – la devise d’Ansar Allah dit : « Allah est le plus grand/Mort à l’Amérique/Mort à Israël/Malédiction sur les juifs/Victoire à l’islam ». Jusqu’en 2023, la portée maximale confirmée de leurs missiles et de leurs drones ne leur permettait pas d’atteindre l’État hébreu. Au cours des premières semaines de la guerre à Gaza, ils ont toutefois lancé plusieurs attaques à près de 2 000 kilomètres du nord-ouest du Yémen, frappant (ou menaçant de le faire) Israël (8).
La montée en puissance des houthistes a également été constatée en mer Rouge. En 2015, au début de l’intervention saoudienne, leur flotte se limitait à des unités vétustes de la marine et de la garde côtière yéménites qu’ils avaient saisies. Quand la guerre commence à Gaza en octobre 2023, les houthistes se sont transformés en puissance maritime. Ils possèdent notamment des drones sous-marins, ainsi qu’un arsenal de missiles sol-mer et de mines maritimes. En quelques années seulement, ils ont acquis la capacité de nuire significativement au trafic maritime dans la moitié sud de la mer Rouge. Ils ont depuis démontré qu’ils étaient déterminés à utiliser ces atouts, attaquant des navires jusqu’au golfe d’Aden, officiellement au nom de leur solidarité avec la cause palestinienne (9).
Mais les faiblesses des houthistes sont nombreuses. Il s’agit d’un aspect souvent négligé : si la dimension régionale a un impact important, la volonté de renforcer leur position intérieure aussi. Ils ont beau être dominants militairement, l’économie du pays est ravagée, et ils ont démontré leur absence de compétence en matière de gouvernance. Les tensions croissent également dans les régions sous leur contrôle, notamment avec certaines tribus et au sein de la population à cause de la répression brutale dont fait preuve leur administration. Les houthistes cherchent donc, par leurs actions en mer Rouge, à mobiliser le sentiment propalestinien des Yéménites. Cela place, par ailleurs, leurs adversaires domestiques, proches de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, dans une position inconfortable étant donné la proximité de ces deux pays avec Israël.
Leur domination locale et le développement rapide leur puissance militaire font que leurs objectifs ne se limitent plus au Yémen : ils ont l’ambition de se positionner comme puissance régionale incontournable et comme membre à part entière de l’« axe de la résistance », ce réseau d’acteurs non étatiques armés soutenus par l’Iran et qui inclut le Hezbollah libanais, le Hamas et d’autres groupes palestiniens, ainsi que des milices en Irak et en Syrie. La capacité démontrée des houthistes de frapper le port israélien d’Eilat ne représente pas une menace militaire majeure pour Tel-Aviv : ses défenses antiaériennes peuvent intercepter relativement facilement leurs moyens encore rudimentaires. La menace est plus symbolique : en frappant Israël directement, ils adressent aux populations régionales un message de soutien à la cause palestinienne, ce qui leur a permis de marquer d’importants points en matière de soft power à travers le monde arabe. De plus, dans l’éventualité d’une escalade vers une guerre totale entre Israël et l’Iran, ils signalent que l’État hébreu devra faire face à un front additionnel au sud, en plus des fronts palestinien, libanais, syrien, irakien et iranien. Cela soulève, pour Israël, la perspective de l’encerclement et de la saturation de ses défenses antimissiles, accentuant la force dissuasive de l’« axe de la résistance ».
Il est aussi essentiel de comprendre que la capacité des houthistes d’obstruer le trafic maritime en mer Rouge ira au-delà de la guerre entre Israël et le Hamas. Un cessez-le-feu sera probablement suffisant pour les convaincre de mettre fin temporairement à leurs attaques. Toutefois, ils n’hésiteront pas à les reprendre afin de mettre la pression sur leurs rivaux, que ce soit l’Arabie saoudite, Israël ou les États-Unis. Enfin, leurs frappes en mer Rouge et sur Israël représentent une « gifle » pour Riyad, qui se voit ainsi rappeler l’échec de son intervention lancée en 2015.
Un réseau pro-iranien de plus en plus institutionnalisé
L’émergence des houthistes soulève plusieurs questions quant à l’évolution de l’« axe de la résistance ». La nature des relations avec la République islamique varie de manière significative. Cinq caractéristiques façonnent la dynamique bilatérale : le type de soutien iranien (militaire, renseignement, politique, financier) ; l’importance de cet appui (grande pour certains, limitée pour d’autres) ; la dépendance du groupe envers Téhéran (la proportion des ressources provenant de l’Iran par rapport aux atouts générés localement ou ailleurs) ; la nature de la relation qui en résulte (surtout sécuritaire, ou accompagnée d’une coopération politique) ; l’influence que l’Iran exerce sur ces mouvements.
Dans le cas des petits groupes armés dépendants du soutien iranien et qui ont principalement une fonction militaire, il est possible de parler d’un contrôle ou d’une influence iranienne forte sur leurs actions, comme c’est le cas pour plusieurs milices en Syrie. Pour le Hezbollah, le Hamas et les houthistes, la perception commune qu’ils agissent sous les ordres de la République islamique ne correspond pas à la réalité. Ces trois mouvements reçoivent un soutien militaire, financier et politique important de Téhéran, mais il ne s’agit pas de leur seule source de soutien ; le niveau de dépendance est donc moins élevé. Une grande part de la puissance des houthistes, en particulier, provient de leur absorption, de force ou négociée, de nombreuses factions politiques autrefois progouvernementales, des milices tribales et des unités de l’armée nationale et des services de sécurité.
De plus, ayant d’importantes fonctions politiques et sociales locales, le Hezbollah, le Hamas et Ansar Allah doivent, dans leur processus de prise de décision, prendre en compte des intérêts nationaux. Le résultat est une influence iranienne certaine, mais loin d’être absolue. Pour les houthistes, il s’agit d’un partenariat mutuellement bénéfique au sein duquel les intérêts sont généralement alignés.
Au cours des dernières années, l’« axe de la résistance » est devenu de plus en plus institutionnalisé. Par le passé, ce réseau correspondait à un modèle plus centralisé, avec l’Iran au milieu. Ses partenaires non étatiques se parlaient, mais leurs relations passaient principalement par Téhéran. Depuis quelque temps, toutefois, ils ont développé leurs relations bilatérales directes (10). Le Hezbollah, en particulier, joue un rôle clé avec une présence sur le terrain aux côtés de Gardiens de la révolution en Syrie et au Yémen. Les officiers du « Parti de Dieu », dont la langue maternelle est l’arabe et qui ont souvent des années d’expérience au combat, aident dans la formation et la liaison avec divers partenaires locaux. Les houthistes, quant à eux, ont significativement développé leurs relations directes avec les autres membres de l’« axe de la résistance ». Ils ont ouvert un bureau à Beyrouth, où ils coordonnent leurs activités avec le Hezbollah et le Hamas. C’est là aussi qu’ils ont pu recevoir de leur partenaire libanais une assistance technique en matière médiatique. Cette sophistication et cette institutionnalisation croissantes de l’« axe de la résistance » ne signifie pas une perte de contrôle de Téhéran. Au contraire, il s’agit d’une tendance encouragée par la République islamique, et qui pour elle représente une étape nécessaire à la poursuite de ses objectifs.
Elle a su implanter avec succès – pour elle – sa stratégie au Yémen. Elle y a patiemment établi des liens, au fil des décennies, avec un partenaire potentiel. Lorsque ce dernier a commencé à devenir plus attrayant, elle a pu augmenter son soutien et faire passer la relation à une vitesse supérieure. En 2024, en quelques années seulement, les houthistes ont atteint le statut de puissance régionale incontournable, avec la capacité démontrée d’obstruer le trafic maritime en mer Rouge et de forcer l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, deux riches puissances régionales bénéficiant du soutien américain, à revoir leurs ambitions nationales à la baisse. Le mérite ne revient pas entièrement à l’Iran ; une part importante de la puissance houthiste est générée localement, et la guerre civile au Yémen n’a pas été causée par l’intervention iranienne. Néanmoins, comme elle l’a fait ailleurs, la République islamique a su habilement exploiter, à un coût limité, un vide politique au Yémen pour y accroître son influence.
Notes
(1) Au Yémen, les zaïdites représentent environ 40 % des 35,2 millions d’habitants (2024). Samy Dorlian, La mouvance zaydite dans le Yémen contemporain : Une modernisation avortée, L’Harmattan, 2013.
(2) Marieke Brandt, Tribes and Politics in Yemen : A History of the Houthi Conflict, Hurst, 2017.
(3) Laurent Bonnefoy, Franck Mermier et Marine Poirier (dir.), Yémen : Le tournant révolutionnaire, Karthala, 2012 ; Laurent Bonnefoy, Le Yémen : De l’Arabie heureuse à la guerre, Fayard, 2017.
(4) Thomas Juneau. « Iran’s policy towards the Houthis in Yemen : a limited return on a modest investment », in International Affairs, vol. 92, no 3, mai 2016, p. 647-663.
(5) Thomas Juneau. « How War in Yemen Transformed the Iran-Houthi Partnership », in Studies in Conflict & Terrorism, vol. 47, no 3, 2024, p. 278-300.
(6) May Darwich, « Escalation in Failed Military Interventions : Saudi and Emirati Quagmires in Yemen », in Global Policy, vol. 11, no 1, février 2020, p. 103-112.
(7) Quentin Müller, « Pourquoi les drones houthistes ont frappé Abou Dhabi », in Orient XXI, 17 février 2022.
(8) Fabian Hinz, « Little and Large Missile Surprises in Sanaa and Tehran », International Institute for Strategic Studies, 17 octobre 2023.
(9) Eleonora Ardemagni, « From Mountain Fighters to Red Sea Disruptors : What the Houthi Attacks Mean for Yemen, the Region, and Global Stability », Sana’a Center for Strategic Studies, 27 décembre 2023.
(10) Nancy Ezzeddine et Hamidreza Azizi, « Iran’s Increasingly Decentralized Axis of Resistance », in War on the Rocks, 14 juillet 2022.
Thomas Juneau