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vendredi 14 mars 2025

L’Asie face à la bombe à fragmentation des tarifs réciproques américains

 

Dans la panoplie du protectionnisme américain, les « droits réciproques » annoncés pour le 2 avril prochain constituent un projet révolutionnaire qui, s’il est réellement appliqué, provoquera une dislocation des échanges mondiaux. En Asie, les principaux partenaires commerciaux des Etats-Unis se préparent activement à faire face et à négocier.

Le projet de « droits réciproques » est révolutionnaire. Dans la définition qu’en donne la Maison Blanche dans l’« executive order » du 13 février dernier, il s’agit de déterminer, pays par pays, des tarifs douaniers qui soient le reflet exact de ceux pratiqués par chaque partenaire pour chaque produit. Cette politique s’appliquerait à tous les produits importés ou exportés par les Etats-Unis. Elle porterait également sur les régimes d’imposition et en particulier sur la TVA. Elle concernerait enfin toutes les barrières dites « non-tarifaires », qui peuvent être très diverses (licences d’importations, normes, autorisations de mise sur le marché, règles sanitaires et phytosanitaires, etc…). La conversion en équivalent tarifaire de ces mesures non tarifaires est un exercice d’une grande complexité qui peut donner lieu à des évaluations totalement arbitraires. L’ampleur du projet est telle que l’« executive order » donnait six mois aux administrations pour faire des propositions de mise en œuvre. Mais Donald Trump a réduit ce délai à six semaines, avec une application à partir du 2 avril.

Ce projet s’ajoute à des droits de douane spécifiques pour une série de produits dont l’administration américaine veut renforcer la protection, comme on l’a déjà vu pour l’acier et l’aluminium. L’addition de ces mesures pose un sérieux problème à de nombreux pays d’Asie.

Le palmarès des pays à risque change avec les droits réciproques

Dans un article précédent, Asialyst comparait le degré d’exposition des pays asiatiques aux exportations vers les Etats-Unis. Cette analyse montrait que la Chine et l’Inde n’étaient pas les pays les plus exposés. Le palmarès des pays « à risque » comportait d’abord le Vietnam, puis Taïwan, Singapour, la Malaisie et la Thaïlande.

Mais dans la logique des droits réciproques, c’est d’abord l’écart moyen de tarifs douaniers avec les Etats-Unis qui compte, puis l’importance des barrières non tarifaires. Mettons la Chine à part, car elle est déjà touchée par 20% de droits de douane supplémentaires sur tous les produits chinois, auxquels s’ajoutent des droits plus élevés sur certains produits (par exemple 100% sur les voitures électriques). Une étude de Nomura Global Economics permet d’avoir une vision détaillée de l’impact des droits réciproques sur les autres pays d’Asie.

Nomura Global Economics, India Times


L’Inde est désormais en première ligne, car son tarif douanier moyen se situe à 6,5 points au-dessus de la moyenne américaine. Ce sont 100% des exportations indiennes vers les Etats-Unis qui pourraient être concernées par les droits réciproques, soit 2,2% du PIB indien. La Thaïlande est le deuxième pays dont le tarif moyen est élevé. Le Vietnam a en revanche, selon Nomura, un tarif moyen inférieur à la moyenne américaine. Cela ne veut pas dire qu’il ne sera pas touché. Mais il le sera dans certains secteurs comme les transports, la chimie, l’agro-alimentaire et certains produits électroniques.

L’analyse de Nomura montre que le point faible de la plupart des pays asiatiques est un niveau de protection élevé dans les secteurs agricole et agro-alimentaire ainsi que dans les matériels de transport. En revanche, les tarifs moyens asiatiques sont beaucoup plus bas que les Etats-Unis dans le textile, l’habillement et la chaussure (à l’exception de l’Inde). Cette analyse se limite aux tarifs douaniers et ne prend pas en compte l’inconnue des obstacles non tarifaires. Les annonces détaillées que fera le département du Commerce américain pourraient révéler des surprises sur ce sujet et aggraver le choc tarifaire du 2 avril.

L’Asie très touchée par les secteurs cibles de Donald Trump

Les droits réciproques n’épuisent pas la panoplie des hausses de droits de douane pratiquées par Washington. Un certain nombre de secteurs font l’objet d’un ciblage spécifique avec des mesures déjà prises ou des menaces répétées : acier, aluminium, pharmacie, semiconducteurs, produits forestiers, automobile, cuivre…L’exposition des exportations asiatiques à ces secteurs est globalement élevée.

Nomura Global Economics. Calculs de l’auteur


La Corée et le Japon sont particulièrement concernés par l’automobile, qui constitue plus du tiers de leurs exportations vers le marché américain. Le secteur des semiconducteurs vient en premier pour l’Asie du Sud-Est et Taïwan. Il représente respectivement 30% et 26% des exportations vers les Etats-Unis de la Malaisie et des Philippines. Pour l’Inde, c’est surtout la pharmacie qui vient en tête, et pour l’Indonésie les produits forestiers.

Chaque pays réagit et tente de négocier

La presse indienne bruisse de rumeurs sur les possibles « deals » entre Narendra Modi et Donald Trump. Le gouvernement indien a déjà réduit un certain nombre de droits de douane dans son dernier budget. Il s’agit de quelques produits alimentaires comme le Bourbon, de produits électroniques et textiles, ainsi que les motos de grande cylindrée (clin d’œil à Harley Davidson) et les voitures électriques. Une série d’autres produits pourraient également faire l’objet de réductions de droits de douane, notamment les cellules photovoltaïques et certains produits chimiques. L’Inde envisage également d’accroître ses importations des Etats-Unis dans les domaines de la défense et de l’énergie (en particulier le Gaz Naturel Liquéfié).

Donald Trump a lui-même reconnu les efforts indiens en déclarant dans une conférence de presse le 7 mars dernier : « L’Inde nous applique des droits de douane massifs et très restrictifs… Mais ils ont accepté de fortement réduire leurs tarifs car quelqu’un leur a finalement dit ce qu’ils avaient à faire. »
Séoul espère que son accord de libre-échange avec Washington permettra d’éviter la vague de « tarifs réciproques » qui se prépare. La Corée reste par contre très vulnérable sur les semiconducteurs et le secteur automobile. Samsung avait décidé d’investir 37 milliards de dollars sur le marché américain en pensant bénéficier de 4,75 milliards de dollars de subventions au titre du « Chips Act » de Joe Biden, désormais remis en cause. Par ailleurs l’annonce d’une hausse de 25% de droits de douane sur l’automobile à partir du mois d’avril frappe de plein fouet les constructeurs coréens. Le premier d’entre eux, Hyundai, a annoncé son intention d’accroître de 300 à 500 000 véhicules ses capacités d’assemblage aux Etats-Unis.

Le Japon a les mêmes problèmes que la Corée dans l’automobile. De retour de Washington le 11 mars dernier, le ministre du commerce Yoji Muto admettait qu’il n’avait pas obtenu d’assurance par ses interlocuteurs que Tokyo pourrait être exempté des droits de douane punitifs annoncés pour avril. Selon les analystes du secteur, ces droits additionnels pourraient se traduire par une chute de 14% de la production automobile japonaise et une baisse d’environ 0,3% du PIB.

Le Vietnam a déjà pris une série de mesures pour amadouer Washington. De nouvelles commandes aéronautiques – 250 Boeing 737 MAX pour Vietjet Air et Vietnam Airlines – sont en cours de finalisation. Le pays a imposé des droits antidumping sur l’acier en provenance de Chine pour ne pas être utilisé comme pays de transit par les aciéristes chinois. Sur le plan militaire, les négociations pour l’achat d’avions de transport C-130 Hercules de Lockheed Martin semblent très avancées. Hanoï tord par ailleurs ses règles de sécurité intérieure pour accueillir Starlink et permettre à Elon Musk de créer une filiale dont il aura le contrôle majoritaire. Le ministre du commerce s’est déclaré prêt à ouvrir davantage le marché vietnamien aux exportations agricoles américaines. Enfin – cerise sur le gâteau – To Lam, le secrétaire général du parti communiste, fait le nécessaire pour faciliter la création par la Trump Organization d’un golf et d’un ensemble immobilier de luxe dans sa province d’origine.

Taïwan est pris en tenaille. Le géant des semiconducteurs taïwanais, TSMC, vient d’annoncer en grande pompe lors de la visite de son président à Washington, un investissement colossal de 100 milliards de dollars sur le marché américain qui s’ajoute aux 65 milliards de dollars de projets déjà en cours. La correspondante du Guardian à Taipei, Hélène Davidson, rappelle que ce projet doit faire l’objet d’une approbation par le gouvernement taïwanais. Elle souligne qu’il est vivement critiqué par le KMT, principal parti d’opposition. Selon l’un des parlementaires de ce parti, Ko Ju-Chun, « plus TSMC investit aux Etats-Unis, moins Taïwan aura d’importance géopolitique et moins les Etats-Unis n’auront intérêt à nous aider. » Pour être menés à bien, les projets d’investissements de TSMC vont se traduire par l’envoi de milliers d’ingénieurs et de techniciens taïwanais, avec le risque d’une « fuite des cerveaux » au détriment des ressources nationales.

La Thaïlande fournit ses armes de négociation. Son ministre du commerce, Pichai Naripthaphan, déclarait récemment à la presse « ne soyez pas trop inquiets. Nous avons un plan de négociation et nous sommes prêts à nous ajuster. » Ce plan semble porter sur l’augmentation des achats d’énergie – une commande massive d’éthanol vient d’être confirmée – et sur l’ouverture du marché automobile (les droits de douane actuels du pays sont de 200% dans ce secteur). La pression américaine s’ajoute pour le pays à la pression chinoise. La concurrence féroce des entreprises chinoises, qui exportent leurs surplus à prix cassés sur les marchés asiatiques, s’est traduite par la fermeture de plus d’une cinquantaine de sites industriels par mois au cours de deux dernières années. La Thaïlande, déjà à la peine dans ses perspectives de croissance économique, est désormais menacée sur son rôle de hub industriel régional en Asie du Sud Est.

Globalement, la politique du gros bâton pratiquée par Donald Trump va produire un certain nombre de résultats. Elle va accroître l’ouverture des marchés asiatiques aux produits américains et sans doute accélérer certaines décisions d’investissement aux Etats-Unis. Mais elle crée un climat général de défiance et de frustration, voire de colère, qui va impacter en profondeur le leadership américain et la solidité des alliances stratégiques. Sans réellement résoudre la question du déficit commercial américain qui repose fondamentalement sur un excès de consommation et une insuffisance d’investissement.

Donald Trump détruit tous les principes de fonctionnement du commerce international

Avec les droits réciproques, Washington s’attaque à tous les principes fondamentaux de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et tout ce qui favorise une interdépendance « intelligente » fondée sur les points forts de chacun, les dynamiques régionales et le soutien aux pays pauvres en développement.

La « clause de la nation la plus favorisée » qui oblige les pays membres de l’OMC à accorder les mêmes tarifs sur chaque produit à tous les autres membres est un puissant outil d’ouverture aux échanges. Cette clause n’interdit pas de protéger un secteur jugé fragile, mais elle s’assure que la protection est équitable. Avec le projet des droits réciproques, Trump fait exactement l’inverse. Alors qu’il y a actuellement environ 8000 positions tarifaires dans la codification internationale des tarifs douaniers (intitulée « Système Harmonisé »), le projet de « droits réciproques » va conduire, s’il est appliqué à l’échelle mondiale, à la création par les douanes américaines de centaines de milliers de positions douanières car pour chaque produit, il pourra y avoir 200 tarifs différents selon ceux pratiqués par chacun des pays partenaires. Pour prendre un exemple, les tarifs appliqués par les douanes américaines aux voitures de grande cylindrée seront différents selon qu’elles seront importées de l’Union européenne, du Japon, de Corée, du Mexique, du Canada, de Chine ou de Thaïlande. Un cauchemar en perspective pour les douaniers américains qui doivent à chaque fois déterminer l’origine nationale d’un produit par des « règles d’origine » complexes.

La politique des droits réciproques détruit également un autre principe de l’OMC qui s’applique notamment aux impôts. Il s’agit du « traitement national », selon lequel les mesures prises par un pays au plan intérieur, en particulier les mesures fiscales, ne doivent pas faire de distinction entre produits nationaux et produits importés. L’Union européenne pratique le « traitement national » dans sa politique de Taxe à la Valeur Ajoutée (TVA) car la TVA s’applique de la même façon aux produits locaux et importés. Mais Donald Trump juge la TVA européenne « discriminatoire ». Il demande que les produits américains soient exemptés de TVA, et par conséquent mieux traités que les produits européens.

Le projet des droits réciproques remet en cause également un troisième principe de l’OMC qui est celui du « traitement spécial et différencié » en faveur des pays en développement. Il était admis que ces pays pouvaient avoir besoin d’une certaine flexibilité dans leur stratégie de croissance économique et être amenés à protéger temporairement leurs industries naissantes. Ce principe a été remis en cause par la montée en puissance dans les échanges mondiaux des pays émergents – et en particulier de la Chine – mais il continuait à jouer un rôle pour les pays les plus pauvres. L’Inde par exemple a encore un niveau de tarifs douaniers élevé par rapport à la moyenne mondiale, ce qui n’est plus le cas de la Chine. Avec le projet américain, toute notion de flexibilité pour le développement disparaît.

Hubert Testard

asialyst.com