Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 10 mars 2025

Interview de l'ex-ambassadeur Suisse aux Etats-Unis Thomas Borer

 

Thomas Borer sait ce que c'est lorsque l'Amérique fait pression, comme cela a été le cas dans les années 1990, lorsque la Suisse était dans le viseur des Etats-Unis. Le différend portait sur l'or volé par les nazis et l'héritage historique de la place financière suisse. Thomas Borer dirigeait alors la task force «Suisse – Seconde Guerre mondiale», guidant la Confédération à travers l'une de ses crises diplomatiques les plus délicates. Plus tard, il a également été ambassadeur à Berlin et il conseille aujourd'hui des entreprises et des politiciens, avec des contacts privilégiés jusqu'à la Maison Blanche.

Blick l'a rencontré à Zurich pour un entretien au sujet de la diplomatie dans le nouvel ordre mondial qui se dessine, et sur l'épineuse question de savoir comment la Suisse peut s'affirmer dans le contexte actuel. 

Thomas Borer, vous avez déjà rencontré Vladimir Poutine.

Oui, en 2002, lors d'une manifestation politique en Allemagne.

Comment l'avez-vous perçu?

Poutine donnait l’impression d’être une personne très aimable, intelligente et sociable. Il parle très bien l’allemand, avec un léger accent russe.

Le trouvez-vous digne de confiance?

Avec le recul, je dois admettre que non. Il ne respecte pas les accords, comme par exemple les accords de Minsk, mais à l’époque, nous ne le savions pas.

Trump affirme que Poutine lui a assuré vouloir la paix en Ukraine. Pourtant, le chef du Kremlin pourrait retirer ses troupes à tout moment s’il le voulait. Pourquoi Trump fait-il confiance aux paroles de Poutine?

Je ne peux pas juger si Trump fait confiance à Poutine, mais il veut un accord de paix, et Trump sait bien qu’il n’est pas avantageux d’insulter son partenaire de négociation.

Lors de l’incident à la Maison Blanche, Trump a rudoyé Zelensky.

J’essaie de considérer l’incident de manière diplomatiquement neutre. Et, de ce point de vue, Zelensky a mal agi.

Qu'aurait-il dû faire?

J’ai souvent été dans des situations similaires lorsque je dirigeais la task force «Suisse – Seconde Guerre mondiale»: j’ai dû expliquer devant le Congrès américain la position de la Suisse pendant la guerre, notamment en ce qui concerne notre gestion de l’or nazi. A l’époque, j’ai toujours commencé par dire que la Suisse était éternellement reconnaissante envers les Américains d’avoir sauvé l’Europe des nazis au prix du sang de leurs fils. C’était mon introduction et ensuite, j’ajoutais encore deux phrases aimables. Et seulement après, je commençais à critiquer et à rétablir les faits.

Pouvez-vous préciser?

Lorsque Zelensky s’est exprimé à la Maison Blanche, il était en position de demandeur face aux Etats-Unis qui sont une superpuissance, point. C’est pourquoi il est essentiel de commencer par dire des choses agréables. Malheureusement, ce n'est pas ce que Volodymyr Zelensky a fait.

Vous décrivez Trump comme un politicien rationnel et prévisible. Beaucoup, surtout en Europe, ne partagent pas cet avis.

Oui, j’essaie d’analyser Trump de manière rationnelle, alors que la plupart des gens se laissent guider par leurs émotions. Pourtant, Trump avait déjà annoncé tout ce qu’il fait en ce moment durant sa campagne électorale, donc je ne comprends pas pourquoi tant de personnes sont surprises aujourd’hui. L’indignation ne sert à rien. Nous devons faire face à la réalité: le mauvais temps ne change pas parce qu’on peste contre lui. Trump est l’homme le plus puissant du monde pour les quatre prochaines années, et nous devons faire avec.

Le destin de l’Europe dépend en grande partie de Trump, on craint qu’il impose une paix dictée à l’Ukraine. Quel est votre avis?

Une paix dictée est possible, ce risque existe, Trump a clairement exprimé sa volonté d’obtenir la paix rapidement. Si nous voulons une paix acceptable pour l’Europe, nous devons lui témoigner du respect et ainsi chercher à l’influencer. Malheureusement, l’Europe de l’Ouest n’a, en dehors de paroles fortes, que peu de poids militaire à offrir, c’est la dure réalité.

L’Europe devrait-elle donc éviter de critiquer Trump, d'être trop dure avec lui?

Voilà comment je vois les choses: je connais certains membres de l’administration Trump, dont le secrétaire d’Etat américain Marco Rubio par exemple. Ces membres s’opposent à Donald Trump, mais ils ne le font pas publiquement. Je recommande aux politiciens européens de suivre une approche similaire.

Trump est en train de détruire l'ordre international fondé sur le droit, il faut bien que quelqu'un s'y oppose.

En réalité, cet ordre est déjà mort depuis 2014: à cette époque, les troupes de Poutine ont envahi la Crimée et le Donbass, d’ailleurs sous la présidence d’Obama. C’est à ce moment-là que l’Occident aurait dû se réveiller, mais nous ne l'avons pas fait. Aujourd’hui, malheureusement, c'est une politique de la puissance qui prime. Et ce qui compte avant tout, c’est la force militaire.

Les bons offices de la Suisse passent au second plan dans le contexte actuel. Les Etats-Unis et la Russie préfèrent négocier à Riyad plutôt qu’à Genève. La semaine prochaine, des négociations entre les Etats-Unis et l’Ukraine auront lieu également en Arabie Saoudite. La droite critique cette situation, arguant que cela est dû à l’abandon de la neutralité et aux sanctions.

Le rôle de médiateur de la Suisse est de moins en moins pris en compte. Ce n’est qu’un instrument de notre politique extérieure. Le fait que nous soyons moins sollicités pour jouer le rôle de médiateur dans le conflit en Ukraine n’a que peu à voir avec la neutralité, l’Arabie Saoudite n’est pas neutre et peut pourtant jouer ce rôle. Nous avons simplement perdu la confiance de la Russie parce que nous nous sommes, et à juste titre, alignés sur les sanctions occidentales.

Comment la Suisse peut-elle se replacer dans la position de médiateur neutre?

Les ambassadeurs suisses à Washington et à Moscou ont probablement informé discrètement leurs gouvernements respectifs que la Suisse est prête à accueillir des rencontres confidentielles ou publiques, nous ne pouvons pas offrir grand-chose de plus que d'être des hôtes. Si nos interlocuteurs n’acceptent pas cette offre, tant pis. Si c’est la loi du plus fort qui domine, alors le principe du droit et, par conséquent, le rôle de la Suisse en tant que médiateur neutre, sont affaiblis.

Qu'est-ce que cela signifie pour la Suisse?

La politique étrangère est désormais plus que jamais une politique d'intérêts. Les aspects moraux et éthiques en font partie, mais ils jouent un rôle secondaire dans ce nouveau monde, désormais les intérêts propres passent avant ceux des autres. La Suisse doit maintenant se concentrer sur ses propres intérêts, sur le principe de «Switzerland first» tout comme l'UE poursuit principalement ses propres intérêts.

Prenons l'exemple de la guerre commerciale qui menace. Trump a annoncé qu'il imposerait des droits de douane de 25% sur les importations en provenance de l'UE. Comment la Suisse doit-elle réagir?

Nous avons de bons atouts dans ce différend, il nous suffit de les jouer de manière proactive. En effet, nous ne faisons pas partie de l'UE, nous ne produisons pas de voitures par exemple, nous sommes le sixième plus grand investisseur aux Etats-Unis et nous y créons plus de 600'000 emplois. J'espère que le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et les grandes entreprises suisses le mettront en avant en faisant du lobbying aux Etats-Unis. Nous devons clarifier que nous ne sommes pas des partenaires injustes et que nous ne profitons pas de manière excessive des Américains. C'est ça l'essentiel.

La Suisse a-t-elle suffisamment fait du lobbying jusqu'à présent?

J'espère que tout se déroule très discrètement en coulisses et que c'est la raison pour laquelle nous n'entendons rien de la part du DFAE.

La présidente de la Confédération Karin Keller-Sutter, le ministre de l'Economie Guy Parmelin ou le chef du DFAE Ignazio Cassis ne devraient-ils pas se rendre à Washington?

Pour autant que je sache, aucun d'entre eux ne joue bien au golf. Plus sérieusement: Trump trouve la Suisse sympathique, c'est ce que me disent mes contacts américains, mais nous ne figurons pas parmi les premières destinations sur sa liste de visites. Nous devons essayer d'exercer de l'influence à travers son entourage, par des personnes qui lui sont très proches, comme Edward McMullen, l'ancien ambassadeur des Etats-Unis en Suisse, ou des membres du Congrès américain des régions où des entreprises suisses créent de nombreux emplois. C'est ainsi que nous pourrons obtenir un avantage.

Lequel exactement?

Nous devons souffler l'idée suivante à l’oreille de Trump: «Monsieur le président, si vous signez un accord de libre-échange avec la Suisse, vous pourrez alors embêter l’UE.» Car si Trump impose des droits de douane contre l’UE, les entreprises d'Allemagne, de France, d'Italie et d'autres pays, qui sont en concurrence avec les entreprises suisses, se précipiteront à Bruxelles, car elles seront désavantagées par rapport à la Suisse sur le marché américain. Cela augmenterait la pression sur l'UE pour qu'elle fasse des concessions aux Etats-Unis. Je suis sûr que cette idée plairait à Trump.

L'UE ne serait certainement pas ravie si la Suisse se permettait cette manœuvre.

Nous nous plaignons constamment de Trump. Pourtant, l'UE pratique également cette politique de puissance lorsqu'il s'agit de ses négociations bilatérales avec nous. Par exemple, j'aurais souhaité une clause de protection plus solide pour pouvoir réguler davantage l'immigration en Suisse. Mais pour l'UE, la libre circulation des personnes est une valeur sacrée. Elle s'entête sur ses principes, tout comme Trump donc pourquoi la Suisse ne ferait-elle pas de même?

Parce qu'en tant que pays orienté vers l'exportation, elle devrait être intéressée par un ordre fondé sur des règles?

Je le répète: l'ordre basé sur des règles, cet ordre fondé sur le droit est désormais révolu. Je le regrette, mais le plus tôt nous nous y ferons, le mieux ce sera.

Le gouvernement semble actuellement indécis sur la manière de traiter avec Trump.

Je ne vois pas les choses de cette façon: le Conseil fédéral reste prudent et intelligemment en retrait dans ce débat émotionnel. On étudie Trump et j'espère qu'à Berne, on en tirera les bonnes conclusions.

Quelles conclusions tirez-vous?

Lorsqu'on parle avec des personnes qui connaissent bien le président américain, on entend souvent: Trump commence toujours par frapper fort, c'est sa manière de négocier. Par exemple, il exige maintenant que les Européens consacrent 5% de leur PIB à la défense, mais il finira par se contenter de 2 ou 3%. Trump sait que les Européens sont ses alliés, il veut simplement qu'ils renforcent enfin leurs capacités militaires. Et voilà, maintenant ils le font.

Que conseillez-vous donc au Conseil fédéral?

Il faut faire preuve de retenue, montrer du respect envers Trump et prendre en compte de manière réaliste les rapports de force avec les Etats-Unis. On n'est pas obligé d'apprécier le président américain, mais cela ne change pas le fait que Trump restera en place pour les années à venir.

Robin Bäni

Reza Rafi 

Thomas Meier

blick.ch