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mercredi 26 mars 2025

Inde : l’Iran, une influence discrète mais bien réelle au Cachemire

 

S’appuyant sur de très anciennes relations culturelles et religieuses, la république des ayatollahs jouit d’un prestige certain au Cachemire indien où on la considère comme le plus solide soutien des musulmans opprimés.

Du Liban à la Syrie en passant par la Palestine, l’influence de l’Iran au Moyen-Orient recule. L’« arc chiite » reliant Téhéran à la Méditerranée n’existe plus. Pourtant, l’Iran continue d’exercer son soft power au sein du monde musulman, notamment en Asie. Au Cachemire indien en particulier, territoire disputé aux confins de trois puissances nucléaires et souvent oublié par les médias, la République islamique d’Iran conserve une aura significative. Se positionnant comme le défenseur des musulmans à travers le monde, selon la doctrine de l’ayatollah Khomeini, l’Iran demeure un symbole de résistance pour de nombreux Cachemiris, au-delà des clivages entre chiites et sunnites.

« L’ayatollah Khomeini avait des ancêtres cachemiris », mentionne avec fierté Amjad Ansari, docteur et entrepreneur issu d’une famille de prédicateurs chiites au Cachemire. « Son grand-père paternel s’appelait Ahmad Hindi, ce qui signifie originaire d’Inde », explique-t-il depuis son bureau situé en plein cœur de Srinagar, la capitale du Cachemire indien, où il dirige un commerce de voitures. Sur les murs, des photos des lieux saints du chiisme en Irak côtoient des images de la visite au Cachemire du magnat japonais de l’industrie automobile Osamu Suzuki.

Amjad Ansari a enquêté sur les ancêtres cachemiris de l'ayatollah Khomeini (Photo Paul M)


Le septuagénaire cachemiri raconte avoir rencontré à plusieurs reprises le fondateur de la République islamique d’Iran dans les années 1960 lorsqu’il vivait dans la ville sainte de Qom en Iran. L’ayatollah Khomeini (1902-1989) s’y était installé à la même époque et en fit un foyer de contestation contre le régime de la dynastie des Shahs Pahlavi (1925-1979).

Généalogie de l’ayatollah Khomeini

« Quand il a su que j’étais Cachemiri, Khomeini m’a confié la mission d’enquêter sur ses ancêtres du Cachemire. Pendant quatre ans, j’ai séjourné deux mois par an au Cachemire pour établir son arbre généalogique », poursuit Amjad. Malgré son intérêt pour cette région nichée aux confins de l’Himalaya, Khomeini ne s’y est jamais rendu.

Située sur l’ancienne route commerciale reliant la Perse à l’Inde, la vallée du Cachemire a tissé des liens culturels et religieux profonds avec l’Iran. Ces échanges multiséculaires se reflètent dans la tradition littéraire persane de la vallée, dans les célèbres jardins moghols inspirés du plan en croix persan, ainsi que dans de nombreuses techniques artisanales. Au XIVᵉ siècle, le prêcheur soufi Shah-i-Hamadan, figure clé de l’islamisation de la vallée, arrive de Perse avec sept cents artisans qui introduisent des savoir-faire encore vivants aujourd’hui, tels que le tissage de tapis, la menuiserie et l’art du papier-mâché.

Dans le Cachemire contemporain, où le persan a laissé la place à l’ourdou et au cachemiri, l’influence du régime iranien est palpable au sein de la minorité chiite qui constitue environ 10% de la population, à majorité musulmane. « Les chiites du Cachemire peuvent être comparés à des poupées russes, une minorité au sein d’une religion déjà minoritaire en Inde », affirme l’universitaire cachemiri Dr. Siddiq Wahid, spécialiste des relations internationales et des questions de gouvernance.

Dans les quartiers chiites de Srinagar, principale ville du Cachemire, la liturgie est inspirée de Téhéran. Dans une mosquée, des fidèles posent fièrement avec les portraits de Khomeini, Ali Khamenei, l’actuel guide suprême iranien, Qassem Soleimani, général iranien tué dans une frappe américaine en Irak en janvier 2020, et Mohsen Hojaji, un martyr iranien mort en Syrie. Dans les ruelles jouxtant la mosquée, il est aussi possible d’acheter des drapeaux arborant le portrait d’Ebrahim Raïssi, ex-président iranien décédé dans un accident d’hélicoptère en mai 2024.

Islam révolutionnaire

« Pendant le mois sacré de Moharram, nous évitons les rituels d’autoflagellation pratiqués par certains chiites en Inde, parce que c’est interdit en Iran », explique Tahir Abbasi, résidant chiite de Srinagar. De nombreux fidèles de la ville ont également exprimé leur désir d’effectuer un pèlerinage vers les lieux saints du chiisme en Iran, notamment à Mashhad, où repose l’Imam Reza, le huitième des douze Imams vénérés par les chiites duodécimains, et à Qom, qui abrite le sanctuaire de Fatima Masumeh, la soeur de l’Imam Reza.

Moulana Iftikhar Hussain Ansari (1942-2014), le frère d’Amjad, était l’un des clercs chiites les plus influents dans la vallée. Son portrait flanque les murs de chaque quartier chiite de Srinagar aux côtés de Khomeini et Khamenei. Après avoir étudié à Lucknow, l’un des centres chiites de l’Inde, le clerc cachemiri suit des études religieuses à Najaf (Irak) pendant quatre ans. C’est dans la ville sainte irakienne qu’il devient l’élève de Ruhollah Khomeini. Ce dernier s’y était exilé en 1963 à la suite de son arrestation puis de son expulsion d’Iran en raison de son soulèvement contre les politiques du Shah. En 1968, Iftikhar Hussain Ansari rentre au Cachemire, chargé d’y diffuser l’islam révolutionnaire, devenant de facto le représentant de l’ayatollah Khomeini dans la région.


Dans la maison d’un fidèle chiite, portraits de Ali Khamenei, l'actuel guide suprême iranien, 
Qassem Soleimani et l'ayatollah Khomeini (Photo Paul M)


L’année 1979 marque un tournant décisif pour les chiites du Cachemire, qui se détournent du parrain traditionnel que constitue le Pakistan au profit de l’Iran. « Le coup militaire de 1979 au Pakistan et l’exécution de l’ancien président pakistanais Zulfikar Ali Bhutto, de confession chiite, ternissent l’image du Pakistan auprès des chiites du Cachemire. Par ailleurs, la révolution en Iran cette même année capture l’imagination des chiites du monde entier », explique l’auteur et historien de l’art Hakim Sameer Hamdani. Aujourd’hui encore, les étudiants en théologie et mollahs cachemiris privilégient l’Iran pour se former dans ses écoles théologiques.

Au-delà de l’adhésion de la minorité chiite du Cachemire au modèle politique et religieux du régime iranien, dans le contexte de la révocation de l’autonomie du Cachemire en 2019 et en raison du manque d’opportunités éducatives et professionnelles, l’Iran fait partie des destinations attrayantes pour une partie des Cachemiris, toutes confessions confondues, aux côtés de la Malaisie, la Turquie ou les pays du Golfe. Le régime de visas favorable pour les Indiens, un coût de la vie relativement abordable, ainsi que la proximité géographique et culturelle font de l’Iran un choix privilégié, en particulier pour la jeunesse désireuse de poursuivre des études supérieures ou de chercher de meilleures opportunités.

Symbole de résistance

Dans ce contexte, des centaines d’étudiants cachemiris sont inscrits dans des universités iraniennes, considérées de bon niveau. Amira, 19 ans, se prépare à commencer des études de médecine à l’université de Chiraz. « L’examen d’entrée à ces programmes dans les universités du Cachemire est devenu beaucoup plus difficile depuis la révocation de l’article 370 [cet article de la Constitution indienne, révoqué en 2019, garantissait une autonomie relative à l’État du Jammu-et-Cachemire] et l’ouverture de l’examen aux candidats de toute l’Inde », explique-t-elle.

Par ailleurs, malgré un activisme politique relativement discret dans la vallée, le discours de Téhéran en faveur des musulmans opprimés à travers le monde confère à l’Iran une popularité générale au sein de la population cachemirie, qui le considère comme un symbole de résistance.

De la même manière qu’il dénonce l’occupation de la Palestine par Israël, le guide suprême Ali Khamenei dénonce régulièrement l’oppression des musulmans du Cachemire, à l’instar de sa publication du 16 septembre 2024 sur X où il évoque la souffrance des musulmans en Inde.

Dans le même temps, Téhéran s’abstient de trop accentuer ses critiques sur l’oppression des Cachemiris ou de soutenir ouvertement leurs aspirations indépendantistes. Cette prudence s’explique par la volonté de préserver ses relations stratégiques avec l’Inde, un partenaire économique clé, et de garantir la réussite du projet ambitieux de connectivité régionale centré sur le port de Chabahar, situé dans le Baloutchistan iranien, dans lequel New Delhi est engagé.

Pour autant, la stratégie de l’Iran au Cachemire est payante. En octobre 2024, dénonçant l’inaction des pays arabes, notamment l’Arabie Saoudite, face aux violences à Gaza et au Liban, le Grand Mufti du Cachemire (sunnite), Nasirul Islam, a suggéré de transférer le titre de « gardien des lieux saints » à l’Iran, qu’il considère comme le seul pays musulman à soutenir activement la cause palestinienne.

Esther Parisi