On le comprend à la lecture de l’interview du CEMM dans nos pages, la question de l’épaississement de la flotte n’est pas à l’agenda, dans un contexte que la Marine souligne pourtant, avec raison, comme étant celui d’un retour aux confrontations. Il faut ainsi constater le paradoxe entre le format « Armées 2015 », issu de la fin de la guerre froide et trouvant ses racines dans le Livre blanc de 1994 et la réalité… alors que la situation est aujourd’hui bien plus délicate.
À la fin des années 1990, le format envisagé pour la Marine laisse rêveur aujourd’hui : deux porte-avions ; six Sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) ; quatre frégates de défense aérienne de type Horizon ; 17 FREMM ; cinq La Fayette ; et bien évidemment une série de patrouilleurs, de frégates de surveillance, de bâtiments auxiliaires et quatre grandes unités amphibies (1). Plus de 25 ans plus tard, la réalité est plus prosaïque. Certes, la Marine aura bien ses six SNA, mais elle n’aura qu’un porte-avions, trois grandes unités amphibies, deux Horizon, huit FREMM et cinq La Fayette – dont trois modernisées. Elles seront remplacées par cinq Ronarc’h, avec un tour de passe-passe consistant à établir une distinction entre frégates de premier et de deuxième rang, mais aussi à risquer de payer plus pour avoir moins (2). Le format de la flotte de frégates passe donc de 26 à 15 unités, avec un nombre prévisionnel de lanceurs verticaux en chute, à une époque où ces derniers deviennent des unités de mesure de la puissance navale (3).
Vue sous cet angle, la situation est d’autant plus sombre qu’aucun nouveau programme de grandes unités de combat de surface ou de sous-marin ne sera prochainement lancé et que la flotte outre-mer, si elle bénéficiera de nouvelles unités, verra un accroissement de son endurance plutôt que de sa puissance de feu (4). Pour autant, la situation de la Marine est plus subtile et celle-ci conserve des atouts que d’autres marines plus puissantes n’ont pas nécessairement. Le remplacement du porte-avions et des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins est acté. Mais surtout, le doublement des équipages pour un certain nombre de frégates et de patrouilleurs, couplé à un maintien en condition étoffé, permet de maximiser le nombre de jours à la mer – soit 162, contre 123 avec un seul équipage. Six FREMM bénéficiant de ce système équivaudraient ainsi à huit bâtiments en termes de nombre de jours à la mer si ce n’est, évidemment, que les coques n’ont pas le don d’ubiquité.
De même, la palette capacitaire est actuellement plus étoffée que celle d’autres grandes marines. C’est le cas dans le domaine des munitions – le récent premier essai de l’Aster 30 Block 1NT, antibalistique, en est une illustration –, mais aussi dans la guerre des mines, avec des solutions susceptibles d’accroître les capacités existantes – et ce, alors que l’US Navy ou l’Indian Navy, par exemple, sont pour l’heure condamnées à ne plus disposer de bâtiments spécialisés. Dans le même temps, la question de la guerre des fonds marins est pleinement prise en compte et peut s’appuyer sur une dronisation mise en œuvre depuis les bâtiments de soutien.
Néanmoins, ces évolutions concrétisent ce que l’on pourrait qualifier de « dilemme de la lasagne » : les capacités nécessaires à la conservation d’une pertinence opérationnelle doivent être toujours plus nombreuses à s’empiler, mais la quantité de pâtes est la même, de sorte que la superficie du mets se réduit. Or le nombre de convives – soit les points de vigilance géostratégiques – augmente. Certes, la co-
opération compense quelque peu les faibles volumes, mais qui peut prédire si l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Italie – qui ont un affichage plus marqué dans la zone – seront effectivement toujours engagés dans des opérations dans le Pacifique lorsqu’il s’agira d’y sécuriser, notamment, la Polynésie ?
Paris n’est pas pour autant totalement démuni. Les efforts réalisés en guerre des mines peuvent également laisser entrevoir des développements en robotique navale, de surface notamment, afin de pouvoir augmenter la salve à bon compte. Le domaine est en plein essor, de faible empreinte logistique et passe également par un développement de la marsupialisation des navires. De même, on peut s’interroger sur la pertinence – même si la proposition ne fera pas que des heureux – de doter les Rafale de l’armée de l’Air de missiles Exocet et du futur missile antinavire (5) ou encore de développer des batteries de défense côtière participant à la densification du maillage antinavire dans le Pacifique.
Évidemment, rien ne remplace la polyvalence, l’endurance et le tandem « capteurs/effecteurs » d’une frégate. La dronisation comme la diversification des vecteurs antinavires ne sont à considérer, de ce point de vue, que comme une stratégie de compensation misant sur l’interdiction plus que sur le contrôle de la mer. Mais d’un autre côté, le développement des doubles équipages augure aussi la possibilité d’accroître le nombre de bâtiments… pour peu que les budgets soient ajustés. Or, en la matière, si la Loi de programmation militaire est respectée pour l’instant, elle ne laisse guère de place à de nouveaux programmes – si ce n’est le remplacement des frégates de surveillance dont l’armement sera sans doute scruté de près –, sachant qu’elle subira par ailleurs les conséquences de l’inflation…
Notes
(1) Il était alors question de deux Mistral et de deux transports de chalands de débarquement de classe Foudre.
(2) Joseph Henrotin, « Frégates de Taille Intermédiaire (FTI) : quelles conséquences pour la Marine nationale ? », Défense & Sécurité Internationale, no 127, janvier-février 2017.
(3) Le modèle 2015 aurait impliqué 736 lanceurs contre 432 pour le modèle en cours d’achèvement ; sachant que les SNA Suffren, à rebours des tendances alors anticipables, ne peuvent lancer leurs armes que par des tubes lance-torpilles.
(4) Alexandre Sheldon-Duplaix, « Marine nationale : des patrouilleurs hauturiers pour l’outre-mer et la métropole », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 91, août-septembre 2023.
(5) En l’occurrence, les déploiements se sont multipliés, avec des concepts de projection permettant une montée en puissance rapide des dispositifs sur zone, exercices à l’appui.
Joseph Henrotin