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lundi 24 février 2025

L’enjeu migratoire pour les villes de demain

 

La population mondiale se concentre désormais dans les zones urbaines, puisque plus de la moitié de celle-ci y vit. Quelles sont les projections à l’horizon 2050 ? Une différence de dynamique sera-t-elle notable entre les villes du « Sud » et celles du « Nord » ? 

Aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation paradoxale. Jamais la population mondiale n’a été aussi nombreuse  plus de 8 milliards d’habitants  et jamais elle n’a été aussi concentrée dans les territoires urbains. En face, les territoires ruraux courent le risque d’être de moins en moins peuplés. En effet, les données de l’ONU montrent que, depuis 2008, la majorité de la population mondiale vit dans les villes à la suite d’une croissance de l’urbanisation, phénomène qui est voué à continuer dans les prochaines décennies pour plusieurs raisons.

D’abord, car l’économie tertiaire, toujours en développement, a des activités qui s’implantent essentiellement dans les villes. Ensuite, les activités agricoles doivent désormais répondre à des exigences de productivité qui induisent une réduction de la main-d’œuvre et par ricochet, une réduction des emplois en zones rurales. Si ces dernières ne parviennent pas à développer des activités industrielles, les actifs habitant les campagnes rejoignent les villes où sont concentrés les consommateurs, et où les possibilités d’emplois (formels comme informels) sont extrêmement variées.

Enfin, le développement de l’urbanisation est lié aux connexions nationales et internationales, cruciales pour les échanges économiques internationaux. Par exemple, on pourrait s’étonner du nombre important d’Indiens qui rejoignent Bombay, au risque d’habiter dans le bidonville le plus vaste du monde, Dharavi. Mais l’agglomération de Bombay, y compris ce vaste bidonville, offre un marché de l’emploi comportant de nombreuses opportunités dans les secteurs les plus variés et assume une forte production économique dont la commercialisation profite des connexions internationales de la mégapole.

En raison de ces processus d’urbanisation, à l’horizon 2050, les villes du Sud, comme Lagos ou Calcutta, ont de grandes chances de connaitre une croissance démographique plus importante que les villes du Nord, comme Paris, Londres ou Chicago. En effet, certains pays du Nord, mais aussi d’Amérique latine, dont les taux d’urbanisation dépassent déjà 70 %, ont des marges d’augmentation relativement faibles.

La croissance des villes s’explique-t-elle principalement par les nouveaux flux migratoires internes et internationaux ? L’accroissement démographique naturel est-il également un facteur déterminant ?

Le mouvement naturel, c’est-à-dire l’excédent des naissances sur les décès, et les flux migratoires qui viennent nourrir les villes sont effectivement les deux principaux « déterminants proches », en d’autres termes les raisons premières. Mais ils jouent de façon différenciée selon les villes, entre celles du Nord et celles du Sud.

Au Sud, on constate une combinaison intense des deux éléments. Les populations rurales ou celles de villes moyennes rejoignent effectivement les villes plus importantes. Mais certains de ces flux migratoires vers les grandes villes sont dus à des enjeux de sécurité. Ces dernières décennies, la croissance migratoire de certaines villes du Sud, de Bogota en Colombie, de Lima au Pérou, de Kaboul en Afghanistan ou encore de Kinshasa en République démocratique du Congo, ne peut pas être analysée sans comprendre les violences des guérillas rurales qui ont engrangé un climat d’insécurité poussant des populations à se réfugier en ville. Les flux migratoires internes de la campagne vers les grandes villes résultent donc d’une double problématique ; la recherche de meilleures conditions économiques et celle de meilleures conditions sécuritaires. Pour établir des projections démographiques, il faut ainsi prendre en compte l’existence de conflits géopolitiques internes et externes.

Dans les pays du Nord, deux principaux types de flux migratoires sont observés : les flux internes et les flux internationaux. Ces derniers participent à la croissance des villes dans la mesure où ils sont conséquents. En revanche, les flux migratoires internes sont, quant à eux, souvent défavorables à la croissance des grandes villes. En règle générale, les villes du Nord ont un solde migratoire interne négatif, c’est le cas pour la métropole du Grand Paris (ainsi que pour la région Île-de-France dans son ensemble). Chaque année, elle voit 42 000 personnes de plus qui la quittent que de personnes qui viennent y habiter (1). Son flux migratoire global est négatif et les nouveaux habitants résultent principalement des flux migratoires internationaux. Parfois, le niveau très négatif du solde migratoire est si élevé que de grandes villes voient leur population diminuer, comme, depuis le début des années 2020, Los Angeles (avant même les grands incendies de janvier 2025) ou San Francisco (2).

Le second déterminant proche est l’accroissement démographique naturel qui est globalement favorable à la croissance urbaine, dans la mesure où la composition par âge des villes est jeune. Ainsi, la proportion de personnes en âge de procréer est élevée, et ce facteur a pour conséquence un nombre de naissances significatif qui l’emporte sur le nombre de décès sur des territoires urbains où la proportion de personnes âgées est faible. Cette évolution vaut pour les villes du Sud, dont l’excédent naturel est surtout dû à la jeune composition par âge des migrants internes, comme celles du Nord, où cette jeune composition concerne surtout des migrants internationaux.

Dans quelle mesure les orientations politiques prises à un niveau national sont-elles déterminantes sur l’évolution d’une population urbaine ?

Si les déterminants proches (à savoir l’accroissement migratoire et l’accroissement naturel) expliquent en partie l’accroissement démographique des villes, il faut aussi observer l’influence des déterminants « lointains » (3). Cette catégorie comprend notamment les choix politiques appliqués, comme les plans nationaux d’aménagement du territoire qui sont de nature à modifier les taux d’urbanisation. On peut penser en premier lieu à la Chine qui, jusqu’en 1980, n’était nullement favorable à l’accroissement démographique de ses zones urbaines. Aucune mesure pour renforcer l’attractivité des villes n’était prise. Il faut attendre 1979 et les réformes économiques pour voir apparaitre un changement total de politique urbaine. À l’inverse de la politique de Mao, les autorités décident alors que les villes doivent être des lieux de compétitivité internationale pour dynamiser l’économie chinoise. Dès lors que les activités tertiaires et industrielles se sont développées dans les villes, le taux d’urbanisation du pays a rapidement augmenté.

Autre exemple significatif, Montréal, qui était historiquement la ville la plus peuplée du Canada, a vu, sous l’influence de décisions politiques, Toronto bénéficier d’une attractivité nationale et internationale nettement plus intense ces dernières décennies. En conséquence, la population de Toronto a connu une croissance démographique beaucoup plus élevée qu’à Montréal et, après s’être emparée de la première place des villes au Canada, elle a désormais une population supérieure de 45 % à celle de Montréal.

Au Brésil, Rio de Janeiro devançait nettement São Paulo en termes de nombre d’habitants. En 1964, Brasilia obtint le statut de capitale politique aux dépens de Rio de Janeiro, qui a vu son taux d’accroissement démographique ralentir à la suite de ce changement. Toutefois, en 2024, la population de Brasilia additionnée à celle de Rio de Janeiro reste inférieure à celle de Sao Paulo, ville devenue extrêmement attractive notamment pour les entreprises, comme l’illustre le transfert de la bourse du Brésil de Rio à Sao Paulo.

En matière de sécurité humaine, qui englobe l’accès au logement, à l’alimentation, à la santé et à l’éducation, quels seront les défis à relever pour des villes de plus en plus peuplées ? Une urbanisation croissante mène-t-elle inévitablement à une détérioration des conditions de vie des citadins ?

Sur cette question de sécurité, il faut généralement mettre à part les capitales politiques des pays en conflit car, dans le champ des relations internationales, il est considéré que qui tient la ville principale tient le pouvoir sur l’ensemble du territoire. En conséquence, les pouvoirs en place font en sorte d’assurer autant que possible la sécurité dans la capitale politique. Les exemples passés sont nombreux, mais plus récemment, on peut citer la Syrie. Celui qui tenait Damas, soit l’ancien président Bachar el-Assad, était considéré, par exemple dans les organisations internationales, comme celui qui gouvernait le pays, bien qu’en réalité, il n’exerçât pas un contrôle sur toutes les régions de la Syrie. Cette logique se vérifie en Afghanistan ou au Soudan. Le vainqueur de la guerre sera considéré comme tel lorsqu’il contrôlera complètement la ville de Khartoum, et ce alors même que l’ensemble du territoire soudanais ne sera pas sous sa coupe.

Quant à la question de savoir si une concentration de population sur un territoire relativement réduit se traduit automatiquement par une insécurité accrue, la réponse se trouve dans deux facteurs, à savoir le comportement des populations et la qualité de la gouvernance. Aujourd’hui encore, Tokyo reste l’agglomération la plus peuplée du monde. Or, dans cette ville, les habitants vivent dans un climat sécuritaire plus que favorable avec des comportements respectueux entre usagers dans l’espace public. En effet, Tokyo compte un taux de sécurité élevé (75,32), trois fois plus élevé, par exemple, que celui de Rio de Janeiro (24,74).

Le second paramètre, la qualité de la gouvernance, est déterminant. À New York, ville qui atteignait un niveau d’insécurité inédit pendant les années 1980, les autorités locales ont mis en place une politique beaucoup plus volontariste, ce qui a permis d’améliorer considérablement la sécurité des New-Yorkais. Les villes de demain seront-elles des territoires éclatés avec des quartiers fermés ou formeront-elles un espace public commun pour l’ensemble des citadins ? C’est une question centrale pour les villes qui attirent des flux migratoires internationaux et qui mettent en jeu leur politique d’intégration.

Le troisième élément de sécurité, en particulier pour les villes du Sud enregistrant une forte croissance démographique, réside dans la capacité des villes à développer leurs infrastructures (sanitaires, éducatives, réseaux d’eau potable, mobilité) aussi rapidement que leur croissance démographique. Mayotte, par exemple, a connu une forte croissance démographique mais des investissements qui, proportionnellement, étaient insuffisants pour satisfaire les besoins de la population.

La pollution deviendra aussi un élément clé pour garantir la sécurité sanitaire. C’est d’ores et déjà visible en Chine avec des problématiques de surmorbidité, voire de surmortalité, qui apparaissent. Lorsque la pollution urbaine se trouve à des niveaux élevés, les problèmes respiratoires deviennent fréquents et l’espérance de vie peut diminuer. Par ailleurs, les villes, par leur densité de population et leurs infrastructures, sont propices à créer des ilots de chaleur qui peuvent là aussi engendrer de la surmorbidité ou surmortalité. L’adaptation des villes aux changements climatiques, et pour les villes du littoral, l’adaptation à l’évolution du trait de côte, sera cruciale. Certains pays, comme les Pays-Bas ou les Maldives, se mobilisent pour apporter des réponses. Mais l’enjeu sera à l’avenir absolument essentiel pour la sécurité des populations.

En somme, les villes ne sont pas vouées à se paupériser, mais tout repose sur la qualité de leur gouvernance locale, sur leur politique d’intégration avec un travail de fond sur les inégalités, et sur leur capacité d’adaptation aux changements climatiques.

Notes

(1) Source : Insee, recensements de 2016, 2022 ; État civil de 2011 à 2021.

(2) Jean-Marc Zaninetti, « États-Unis : une forte recomposition du peuplement depuis la pandémie », Population & Avenir, n° 770, novembre-décembre 2024 (https://​doi​.org/​1​0​.​3​9​1​7​/​p​o​p​a​v​.​7​7​0​.​0​017).

(3) Sur cette notion, voir : Gérard-François Dumont, Géographie des populations. Concepts, dynamiques, prospectives, Paris, Armand Colin, 2023.

Alicia Piveteau 

Gérard-François Dumont

areion24.news