Comme chaque début année, alors que le calendrier égrène inlassablement les semaines nous séparant du printemps, flotte à Pékin dans les cercles du pouvoir de l’ex « Empire du Milieu » et ses divers relais dans la Région « autonome » du Tibet – ne nous attardons pas sur ce terme ne trompant plus personne -, un sentiment complexe entre une volonté farouche de l’appareil chinois de poursuivre l’assimilation forcée du Tibet et un soupçon de crainte ou de malaise à l’approche de ce triste anniversaire du 10 mars qui, en 1959, avait vu Lhassa s’embraser contre l’occupation chinoise de la capitale tibétaine et du reste du pays.
A l’approche de cet anniversaire, qui pourrait encore espérer à l’intérieur du Tibet de même que dans les communautés tibétaines exilées à travers le monde que le président chinois Xi Jinping revienne au vent de libertés fragiles qui avait soufflé sur le Toit du Monde en 1980, lorsque le secrétaire général du PCC de l’époque, Hu Yaobang, avait décidé de lâcher du lest : les Tibétains recouvraient alors quelques libertés en matière de pratique religieuse, la reconstruction des monastères détruits pendant la Révolution culturelle (1966-1976) s’engageait et une partie des œuvres d’art et des trésors pillés était restituée au Tibet.
En mission d’inspection au Tibet, Hu Yaobang y avait alors constaté l’ampleur des destructions et osé ce qu’aucun autre responsable chinois ne fera jamais plus : dire tout haut sa détresse. Selon Ngabo Ngawang Jigme, haut cadre tibétain qui avait collaboré avec Mao, il avait même pleuré de honte devant l’équipe venue de Pékin avec lui.
Après l’invasion de 1950 et l’accord sino-tibétain de 1951 qui fut imposé à une délégation tibétaine venue de Lhassa et qui incorporait le Tibet à la Chine, l’armée chinoise défile triomphalement dans les rues de Lhassa le 26 octobre 1951. La terreur s’abat sur les monastères et les villages, notamment lors des émeutes de 1956. Tous les témoignages recueillis le disent : les exactions et les massacres se multiplient, la torture devient monnaie courante.
Début mars 1959, invité à se présenter seul et sans armes au quartier général de l’armée chinoise à Lhassa pour assister à un spectacle, le jeune dalaï-lama devine ce qui l’attend. Le 10 mars, craignant son enlèvement, plusieurs milliers de manifestants se rassemblent et, le lendemain, proclament l’indépendance du Tibet. Dans la nuit du 17 mars, le dalaï-lama parvient à déjouer la surveillance dont il fait l’objet et prend la fuite pour gagner l’Inde, accompagné de quelques milliers de fidèles.
Sitôt sa fuite découverte, l’occupant réagit avec brutalité : les émeutes sont noyées dans le sang dans la capitale. De 10 000 à 20 000 Tibétains, religieux et laïques, sont tués par l’armée. S’ensuit une marche forcée vers la collectivisation des terres et l’élimination physique des « ennemis du peuple » : le clergé et l’aristocratie.
Les premiers camps d’internement sont créés. Sur les 2 700 monastères du Tibet en 1950, seuls 550 restent en activité quinze ans plus tard. Le nombre des moines chute de 114 000 à 6 900. À partir d’août 1966, la sinistre Révolution culturelle s’abat sur le Tibet, accompagnée d’une orgie de violences. Livrés à la folie meurtrière des gardes rouges, les moines sont contraints à des séances d’autocritique devant la foule. Nombreux sont ceux qui préfèrent le suicide.
Toute activité religieuse est bannie. Les temples et monastères encore debout sont mis à sac, incendiés et, pour beaucoup, détruits. Les tentatives de résistance tibétaines sont écrasées. La création des communes populaires annihile l’autonomie séculaire des nomades tibétains, tandis qu’une première vague de 100 000 colons Hans s’installe dans les villes. Sur les 6 millions d’habitants que comptait le Tibet en 1950, le gouvernement tibétain en exil évalue à plus d’un million le nombre de morts ou de disparus pendant les vingt-cinq premières années de présence chinoise. Chiffres invérifiables.
Aujourd’hui, sous la houlette de son maître Xi Jinping, le PCC et son appareil répressif, le scénario familier se répète et ne prend personne de court, surtout dans les environs du temple de Jokhang, le cœur spirituel de Lhassa, ou sur les hauteurs du Potala, l’ancienne résidence du dalaï-lama, placés sous très haute surveillance. On ne décèle hélas rien de très engageant du côté de Pékin, rien en tous cas susceptible de redonner quelque espoir en une feuille de route tibétaine plus humaine, consensuelle, constructive, apaisante et non cette volonté de sinisation à outrance, quelque puisse en être le coût humain et culturel.
Lorsqu’à la violence de la nature répond la bêtise de l’homme
Au 7e jour de la nouvelle année, un puissant séisme meurtrier (magnitude 7,1 sur l’échelle de Richter) frappe en matinée le Tibet. La région de Dingri (préfecture de Shigatse), qui se trouve au point de rencontre des plaques tectoniques asiatique et centrasiatique, est particulièrement touchée avec un bilan humain de plus de 125 morts et des destructions massives. Trois jours après ce drame, le gouvernement central chinois prétexte des « conditions hivernales difficiles, l’altitude élevée, les faibles niveaux d’oxygène et l’éloignement des lieux [du sinistre] » pour imposer des restrictions aux bénévoles et organisations sociales tibétains souhaitant apporter leur concours dans les zones sinistrées. Curieuse décision que celle de tenir à l’écart toute assistance locale en pareilles circonstances.
Cette secousse tellurique n’a pas été la seule à porter un coup aux Tibétains. Le lendemain survint un second événement poignant : le décès à Kalimpong en Inde, son lieu d’exil, de Gyalo Dhondup, à l’âge de 97 ans. Activiste et frère aîné du 14e dalaï-lama, il fut à la fois une personnalité respectée de la communauté tibétaine mais aussi l’un de ceux qui servit d’intermédiaire entre l’administration tibétaine en exil et la Chine dans les années 80 pour tenter de trouver un accord avec Pékin. Négociations illusoires puisqu’elles n’aboutirent à rien du fait de l’intransigeance des autorités chinoises.
Deux jours plus tard, le 10 février, Pékin s’enferrait plus avant dans la sottise, l’entêtement sinon l’outrage quand le porte-parole du ministère des Affaires étrangères déclarait, lors d’une conférence de presse, que la République populaire de Chine était ouverte à « des discussions » concernant l’avenir du dalaï-lama, en exil depuis 1959 à Dharamsala dans le Nord de l’Inde, à la condition qu’il renonce à son entreprise de « division de la mère patrie ».
L’homme-robot de la bonne parole de Pékin répétait une fois de plus la litanie habituelle : la Chine est disposée à autoriser le retour sur le sol chinois du chef spirituel tibétain s’il accepte de « revenir dans le droit chemin »
Sur un ton monocorde comme à l’habitude, le porte-voix de la diplomatie pékinoise poursuivait sa langue de bois ainsi : « Le Dalaï-Lama doit reconnaître ouvertement que le Tibet et Taïwan font partie intégrante de la Chine, dont le seul gouvernement légal est celui de la République populaire de Chine », rengaine creuse qui n’a jamais changé d’un iota depuis des décennies.
Dolma Tsering Teykhang, vice-présidente du Parlement tibétain en exil, s’est chargée de donner la réplique : « Si elles [les autorités chinoises] dictent que Sa Sainteté doit parler du Tibet comme d’une partie inaliénable [de la Chine], il s’agit là d’une distorsion de l’histoire. En déformant l’histoire, on ne peut trouver de solution pacifique et amicale ». On ne saurait mieux dire.
Assauts chinois contre les droits humains, la dignité humaine, la culture et la religion
Ce même lundi 10 février, paraissait un rapport de l’Organisation Internationale du Travail (OIT, une agence des Nations unies) attestant du fait que les autorités chinoises ont recours à des « centres de formation professionnelle et d’éducation pour le travail forcé au Xinjiang et au Tibet » et « transfèrent à grande échelle des travailleurs ruraux « excédentaires » vers des programmes de travail dirigés par l’État dans tout le pays »
Ces pratiques, ajoutent les rédacteurs du rapport, contraignent plusieurs dizaines de milliers de Ouïghours, de Tibétains et d’autres « minorités ethniques » de Chine à travailler contre leur gré pour des entreprises d’Etat chinoises – dans des conditions coercitives que l’on devine – dans les secteurs de la production de panneaux solaires, la fabrication de batteries, l’agriculture saisonnière et la transformation des produits de la mer, entre autres.
L’International Trade Union Confederation note l’augmentation considérable des transferts de main-d’œuvre au Tibet, estimant en 2024 à 630 000 travailleurs le nombre d’individus concernés. Des éléments documentés par l’ONU mais, en vertu d’un narratif immuable qui leur est coutumier, qualifiés de « faux » et « sans fondement » par les autorités pékinoises.
Dans un registre distinct mais pareillement consternant, la lecture jeudi 13 février d’une revue tibétaine bien informée nous apprend que dans le comté de Serthar (province chinoise du Sichuan), les forces de l’ordre auraient expulsé plus d’un millier de moines et nonnes de la Larung Five Sciences Buddhist Academy, le plus important centre d’études du bouddhisme tibétain au monde, puis démoli des quartiers résidentiels monastiques, ce, afin de réduire la volumétrie, l’attractivité et le dynamisme de cette vénérable institution.
L’occasion de signaler ici que les nouvelles directives pour l’Administration des temples bouddhistes tibétains, publiées par l’Administration d’État chinoise pour les affaires religieuses le 1er décembre 2024, sont entrées en vigueur au 1er janvier 2025. Parmi une foule de réformes et de nouveautés dont la finalité n’échappera à personne, relevons parmi d’autres une révision majeure de l’article 4 qui oblige désormais les monastères et le clergé tibétains à prêter allégeance au Parti communiste chinois (PCC), les contraignant à « aimer la patrie, soutenir la direction du PCC, défendre le socialisme et promouvoir l’adaptation du bouddhisme tibétain à la société socialiste ».
Ce mandat impose donc une loyauté politique absolue, poussant les bouddhistes tibétains à se conformer à l’idéologie communiste de l’État. L’article 10 exige désormais des administrateurs monastiques qu’ils se montrent « fidèles » au PCC. Pour être complet, l’article 11 institutionnalise l’endoctrinement idéologique dans les communautés monastiques tibétaines, conformément aux directives du président Xi Jinping sur la religion et l’ethnicité.
Le dalaï-lama n’a pas dit son dernier mot
Début février, à Taipei, capitale de Taïwan, les soutiens et défenseurs de la « cause tibétaine » (Human Rights Network for Tibet and Taiwan) lançaient leur campagne 2025 Cycling for a Free Tibet avec pour objectifs de commémorer le 66e anniversaire du soulèvement tibétain du 10 mars 1959 et manifester leur solidarité avec les diverses minorités opprimées de Chine. Une mobilisation éminemment pacifique perçue traditionnellement avec dédain sinon colère à Pékin.
Quelques jours plus tard, le 11 février, mais dans la capitale nippone cette fois, des sympathisants tibétains et japonais se rassemblaient au Musée d’Histoire de Shinjuku, l‘un des quartiers les plus animés de Tokyo, pour commémorer le 112e anniversaire de la proclamation par le 13e dalaï-lama de l’indépendance du Tibet en 1913.
Dans les allées du pouvoir de la capitale chinoise, si l’on s’accommode de ces deux événements de février évoqués ci-dessus, on prendra assurément avec moins de dédain la parution à venir le 11 mars d’un nouvel ouvrage signé du 14e dalaï-lama : Voice for the Voiceless : Over Seven Decades of Struggle with China for My Land and My People (éditions Harper Collins), dans lequel le chef spirituel tibétain – qui célébrera son 90e anniversaire le 6 juillet – retrace sept décennies de luttes, de « discussions » avec la Chine, de défense de la culture, de la population tibétaine et du bouddhisme tibétain, face aux assauts incessants d’une implacable sinisation voulue et imposée par le PCC et son secrétaire général Xi Jinping.
« S’appuyant sur les leçons tirées de mes décennies d’engagement avec Pékin, le livre vise également à proposer quelques réflexions sur la voie à suivre […]. J’espère que ce livre stimulera de nouvelles réflexions et conversations aujourd’hui et fournira un cadre pour l’avenir du Tibet, même après mon départ » : telles sont les modestes « espérances » de Sa Sainteté – à qui les autorités indiennes ont dernièrement attribué, au regard de possibles menaces le visant, un dispositif sécuritaire renforcé (Z-category).
Olivier Guillard