Alors qu’ils avaient longtemps été considérés comme le « gendarme » du Moyen-Orient, les États-Unis, première puissance mondiale, tendaient à se retirer des affaires de cette région du monde, au profit de l’Asie-Pacifique. C’était sans compter les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre 2023 et la guerre lancée depuis par Israël sur la bande de Gaza. L’US Navy a dû prendre ses responsabilités et intervenir pour assurer la sécurité de ses alliés et du commerce international. Pourtant, cela ne signe pas une présence durable, bien au contraire.
Les attaques du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 ont eu pour conséquence le déploiement par les États-Unis d’une force navale plus que dissuasive dans la zone. Se sont ainsi positionnés deux groupes aéronavals, autour de l’USS Gerald R. Ford et de l’USS Dwight D. Eisenhower. Groupe aéronaval, car un porte-avions ne se déplace jamais seul ; il est accompagné de navires de soutien pour le réapprovisionner, le défendre, dissuader à travers des croiseurs, des destroyers, des sous-marins… Sont présents en l’occurrence deux croiseurs de classe Ticonderoga, sept destroyers Arleigh Burke, un de défense aérienne de type 45 et quelques sous-marins nucléaires d’attaque Los Angeles et/ou Virginia. Autant de moyens permettant aux deux porte-avions de donner leur pleine mesure si nécessaire. Et elle n’est pas négligeable : l’USS Gerald R. Ford, le plus récent des porte-avions américains et le plus puissant au monde, doté d’une propulsion nucléaire, peut mettre en œuvre 75 avions, des jets F-18 Super Hornet au E-2 Hawkeye. Il peut compter, en outre, sur un arsenal de missiles, dont l’Evolved Sea Sparrow, projectile sol-air de moyenne portée utilisé généralement contre toute menace aérienne. L’USS Dwight D. Eisenhower, pourvu lui aussi d’une propulsion nucléaire, peut embarquer neuf escadrons d’aéronefs, de l’avion de chasse à l’hélicoptère en passant par les vecteurs centrés sur les opérations de renseignement, de surveillance et de reconnaissance.
S’y ajouteront un navire de commandement amphibie, l’USS Mount Whitney, deux de soutien au débarquement, un bâtiment d’assaut amphibie, un de débarquement ainsi qu’un dock d’assaut amphibie, autant de moyens destinés à apporter un soutien stratégique à Israël, dissuader le Hezbollah et d’autres belligérants d’entrer dans la danse et assurer si nécessaire une mission de défense aérienne, voire plus si l’État hébreu se retrouvait dans un conflit pouvant représenter un risque existentiel. Déploiement impressionnant, mais qui se rétracte rapidement : le 1er janvier 2024, l’USS Gerald R. Ford est annoncé sur le départ. Ce retrait témoigne du caractère exceptionnel du déploiement opéré par l’US Navy dans la zone. Car ses quelque 15 000 marins mobilisés en Méditerranée, en mer Rouge et dans le golfe Persique afin de constituer une « bulle de protection » autour d’Israël s’inscrivent à rebours d’une politique assumée de désengagement militaire dans la région, enclenchée depuis une quinzaine d’années, liée à la stratégie du « pivot vers l’Asie » et représentent un défi capacitaire qui met l’US Navy dans l’incapacité de maintenir sa présence dans la zone dans la durée et l’incite à rechercher alliés et partenaires pour la suppléer.
Un nouveau contexte stratégique
Qu’il semble loin le temps des lendemains immédiats de la guerre froide où l’US Navy, avec près de 600 navires, régnait sans partage sur les océans. La marine soviétique s’atrophiait au rythme de la déliquescence de l’URSS et, de par le monde, chacun se préparait à jouir des « dividendes de la paix », désarmant, réduisant les formats des forces navales. Les États-Unis eux-mêmes ne faisaient pas exception à la règle mais, somme toute, le maintien de capacités, même baissées de moitié, couplé à un saut numérique et technologique, devait leur permettre de continuer à assurer leur règne sur les océans. C’était sans compter l’émergence d’une puissance en mesure, dans un avenir relativement proche, de contester leur suprématie : la Chine. Ce nouveau cadre stratégique, ajouté aux errements techniques et technologiques post-guerre froide, a contraint l’US Navy à se repositionner majoritairement en Asie-Pacifique, délaissant des zones jugées désormais périphériques.
Le monde post-guerre froide avait vu le format de l’US Navy diminuer de moitié sans que cela porte à conséquence des années durant : assurer la sécurité des flux commerciaux comme numériques – par l’intermédiaire des câbles sous-marins – sur les mers et les océans, tout comme des opérations ponctuelles à l’image d’« Enduring Freedom » en 2001, était à la portée des capacités, même réduites, de la marine américaine. Sous l’administration de Bill Clinton (1993-2001), le département de la Défense souhaitait ainsi que les forces armées américaines soient dimensionnées pour répondre à un scénario prévoyant un éventuel nouveau conflit dans le Golfe et un débordement de la Corée du Nord sur sa voisine du sud, puis, après les attentats du 11 septembre 2001, le Pentagone s’est concentré sur la contre-insurrection et la lutte antiterroriste, en Irak comme en Afghanistan.
Une véritable rupture s’est fait jour avec l’émergence de la marine chinoise, considérée comme une rivale. L’évolution en quelques années est frappante. Ainsi, en 2007, quatre ans avant le « pivot vers l’Asie » que développe la secrétaire d’État Hillary Clinton (2009-2013) en octobre 2011, la « Stratégie maritime coopérative pour le XXIe siècle » (CS21, selon le sigle anglophone) axait les missions de l’US Navy autour de la protection de la liberté de navigation, mais ne désignait pas explicitement un adversaire (1). Huit ans plus tard, il en est tout autrement de la CS21R (R pour « révisée »), qui met en exergue trois mots : « forward, engaged, ready » (« en avant, engagé, prêt »), manière de souligner une approche tournée vers le combat quand Pékin et Moscou sont qualifiées de « défis » (2). Et les directives du commandement de juillet 2019, liées à la nomination d’un nouveau chef des opérations navales, l’amiral Michael M. Gilday (2019-2023), sont encore plus explicites, la préoccupation concernant la Chine, tant en matière de prépondérance des forces que de menace imminente, étant exprimée, tandis que le théâtre européen est reconnu comme une zone d’intérêt majeur au vu des moyens sous-marins de la Russie.
On retrouve ici la vieille hantise américaine des deux fronts, atlantique et pacifique, quand, lors de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont dû combattre et l’Allemagne nazie en Europe et le Japon impérial dans le Pacifique. Ce concept dit « des deux guerres » a depuis structuré l’appareil militaire américain, ses limites apparaissant sous l’administration de Barack Obama (2009-2017) avec les investissements considérables nécessaires pour contrer la montée en puissance de la Chine. Durant cette décennie, le Pentagone renonce progressivement à l’ambition d’être en mesure de remporter deux guerres à la fois, et compte sur sa capacité à en gagner une, tout en misant sur sa force de dissuasion pour en contenir une autre.
Cette conversion au réalisme éclaire une bonne partie de la politique de Washington au Proche et Moyen-Orient : mobiliser des moyens importants dans cette zone est hors de portée quand planent les risques chinois et russes. Et cela d’autant plus que les intérêts stratégiques américains ne s’y trouvent plus : devenus exportateurs net de pétrole et de gaz, les États-Unis voient la zone tout juste intéressante pour l’export au sens large – d’armements en particulier – et pour assurer le soutien d’Israël, même si sur ce dernier volet aussi les choses évoluent. Les « accords d’Abraham » de 2020 témoignent ainsi de la volonté américaine de garantir la sécurité de l’État hébreu grâce à une meilleure insertion dans la région, un réseau d’alliances locales et régionales. C’est à cet aune qu’il faut analyser le retrait un brin précipité d’Afghanistan fin août 2021, et l’on peut gager que les stratèges de Washington se félicitèrent de cette décision quelques mois plus tard, lorsque la Russie déclencha sa guerre contre l’Ukraine.
Ce conflit réveille en effet le risque d’une fragilisation de l’Atlantique qui fut, durant la guerre froide, l’un des grands théâtres de la rivalité États-Unis/URSS. Cette rivalité, sous-marine, silencieuse, à l’origine du déploiement du système « SOSUS » de détection avancé de l’adversaire soviétique, est remise au goût du jour par la collusion russo-chinoise qui pourrait amener les forces sous-marines russes comme chinoises – sur la base d’informations cartographiques en provenance de Moscou – à naviguer en nombre dans cet océan, faisant peser une pression considérable sur une US Navy confrontée, en Asie-Pacifique, au défi du maintien de sa prééminence vis-à-vis de Pékin et, par conséquent, à un défi capacitaire issu en bonne partie de ses errements technologiques post-guerre froide.
Un défi capacitaire
Depuis la fin de la guerre froide, l’US Navy ne cesse de viser un format à plus de 300 navires… sans jamais parvenir à l’atteindre. C’est sans doute en partie la raison pour laquelle le choix a été fait de développer des navires multifonctions, à l’image du programme de 50 Littoral Combat Ships (LCS), frégates devant pouvoir être configurées au besoin pour trois types de missions et donc remplacer autant de navires spécialisés. Mais des failles de conception, des problèmes de fonctionnement récurrents, sans compter des coûts de construction exponentiels ont conduit, fin 2015, le département de la Défense à réduire le nombre d’unités avant que l’US Navy n’annonce, au printemps 2022, le désarmement des neuf navires de cette classe configurés pour la lutte anti-sous-marine. Et l’échec est similaire concernant les destroyers Zumwalt, concentrés de technologie à l’allure furtive futuriste, mais dont le coût prohibitif a entraîné la limitation des commandes à trois seuls exemplaires au lieu de la vingtaine envisagée. Et il faut ajouter les dépenses liées : la mise en service de nouveaux navires induit des infrastructures renouvelées, sans compter le défi de leur intégration aux capacités plus traditionnelles.
À cet effort budgétaire non négligeable se sont ajoutés, à compter de 2017, les investissements destinés à moderniser la dissuasion nucléaire, estimés à plus de 1 200 milliards de dollars d’ici à 2046. En cause là encore, la montée en puissance de la Chine qui cherche, aux dires du Pentagone, à se doter du même nombre d’ogives que Moscou et Washington avant 2035, soit 1 500 têtes. Est concerné en particulier le renouvellement des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de classes Ohio et Columbia.
Cette mise sous tension des chantiers navals s’effectue dans un contexte qui a vu leur capacité de production se réduire singulièrement. Leur nombre a baissé après la guerre froide au point qu’ils ne sont plus en mesure, aujourd’hui, que de sortir deux destroyers par an, entre un et deux sous-marins, et un porte-avions tous les six ans. Un rythme idoine pour lancer des navires gorgés de technologies, mais un brin court face à la cadence chinoise. Et les tensions se sont encore accentuées avec l’accord de coopération militaire tripartite AUKUS signé en 2021 entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis : il s’agira de fournir les fameux sous-marins à propulsion nucléaire à Canberra – une partie est à la charge du Royaume-Uni –, sachant que le premier doit être prélevé sur les stocks de l’US Navy.
La difficulté à accroître le rythme de production n’est pas sans conséquences pour une marine américaine au format réduit, mais aux missions sans cesse croissantes. Les déploiements sont de plus en plus longs avec pour effets des avaries, une usure des navires comme des marins, et cela d’autant plus que le temps dévolu aux opérations impacte celui consacré à l’entretien des équipements et des bâtiments et à l’entraînement.
Reste que l’US Navy peut compter sur des valeurs sûres, au premier rang desquelles sa force aéronavale, le programme des porte-avions nucléaires de la classe USS Gerald R. Ford étant un moyen de réaffirmer symboliquement sa maîtrise technologique avec, notamment, les catapultes électromagnétiques, façon d’accroître les capacités journalières de lancement d’environ un tiers. Cela se retrouve aussi dans l’inépuisable classe Arleigh Burke : entrée en service il y a trente ans, ayant franchi le cap des 70 exemplaires, elle a encore de beaux jours devant elle moyennant l’intégration des dernières innovations.
Ces valeurs sûres n’excluent pas le développement et le déploiement de nouvelles plates-formes, notamment des véhicules autonomes de surface, sous-marins et aériens, seule façon d’espérer densifier un format qui doit compter avec une marine chinoise en expansion continuelle. Cette « dronisation » de la marine américaine s’est traduite en 2021 par le lancement d’une task force consacrée à l’expérimentation et à l’intégration des plates-formes dronisées… au Moyen-Orient (3).
C’est en effet au sein de Ve flotte, basée à Bahreïn, et opérant aussi bien dans le détroit d’Ormuz que dans celui de Bab el-Mandeb et la mer Rouge, que cette armada d’une centaine de drones, de surface et submersibles, doit se déployer, moyen de démultiplier les capacités de surveillance. Ce choix n’est pas dû au hasard, l’un des objectifs étant de renforcer la coopération avec les marines alliées, de les impliquer avec leurs navires, afin de concentrer ceux de l’US Navy dans le Pacifique, face à une marine chinoise dont le format ne cesse de croître.
Le Pentagone estime que Pékin possède depuis fin 2020 le plus grand nombre de navires au monde, soit 355, celui-ci devant atteindre 420 en 2025 et 460 en 2030 (4). Or, si l’efficacité d’une marine ne repose pas uniquement sur le nombre de bâtiments dont elle dispose – le type de navire, les armements, les technologies embarquées, ou encore la qualité des équipages jouent aussi un rôle déterminant –, la masse est également essentielle, raison pour laquelle l’US Navy doit pouvoir compter sur des alliés.
La nécessité des alliances
Des alliances qui changent de nature, les États-Unis constituant une force de frappe avec certains partenaires et sous-traitant des zones jugées périphériques à d’autres. Du fait de la capacité croissante de ses adversaires à viser des cibles en mer comme des infrastructures côtières, l’US Navy doit en effet pouvoir compter sur des alliés en mesure de combattre sous faible préavis. Cela signifie que ceux qui n’effectuent pas de déploiements réguliers en Asie-Pacifique ou qui ne considèrent pas la Chine comme un ennemi potentiel ne peuvent faire partie de ce premier cercle. C’est ce que souligne l’accord AUKUS de 2021, moyen pour l’US Navy de densifier sa masse tout en partageant les coûts de l’endiguement de la puissance chinoise.
En parallèle, autour de ce premier cercle prêt à l’engagement face à Pékin, on en voit se dessiner une série d’autres, en Indopacifique avec le QUAD – États-Unis, Australie, Japon et Inde – comme en Atlantique et en Méditerranée avec l’OTAN, destinés à assurer la maîtrise de ces zones plus lointaines, périphériques comparées au théâtre Pacifique. Et il en est de même, plus généralement, dans l’ensemble du Proche et Moyen-Orient. Dès la signature des « accords d’Abraham », Washington s’est efforcé de promouvoir un concept de « régionalisation de la sécurité maritime » reposant sur les signataires de l’accord ainsi que ceux ayant déjà ratifié un traité de paix avec Israël. Et l’on retrouve la même logique à l’œuvre depuis les frappes des houthistes contre les navires de commerce en mer Rouge : la coalition lancée en décembre 2023 pour contrer cette menace vise à associer le maximum d’alliés, l’US Navy ne voulant – et ne pouvant pas d’une certaine manière – porter seule cette opération.
On touche là du doigt les limites de cette politique des alliances : il faut pouvoir compter sur des partenaires en mesure de répondre à ce type d’opération et des alliés prêts à s’engager. On a vu ainsi, dans le cadre de l’opération « Aspides » menée par l’Union européenne (UE), la difficulté pour certaines marines du Vieux Continent d’être présentes : le navire de soutien néerlandais Karel Doorman a dû rebrousser chemin dès son arrivée en mer Rouge tout comme la frégate allemande Hessen ou ses homologues danoise Iver Huitfeldt et grecque Hydra, la frégate belge Louise Marie ayant été contrainte, quant à elle, de faire demi-tour en Méditerranée (5). En cause, des dysfonctionnements du système d’armes couplés à un manque d’expérience de l’équipage. Autant les opérations contre les pirates somaliens conduites dans le cadre d’« Atalanta » ne posent pas de problèmes particuliers, celles contre les houthistes, d’un autre niveau, sont plus complexes pour un grand nombre d’alliés… quand ceux-ci veulent bien s’engager. Car ce qui est frappant dans cette zone est la difficulté à embarquer des partenaires régionaux. Le fait qu’Israël soit impliqué joue bien évidemment son rôle – il s’agit de ménager la fameuse « rue arabe » –, mais il y a au-delà sans doute une interrogation sur l’engagement durable de l’allié américain. Le retrait d’Afghanistan en 2021 joue son rôle avec la prise de conscience que le temps de l’hyperpuissance américaine est révolu, laissant affleurer des doutes quant à la solidité d’une alliance avec un partenaire de plus en plus lointain. Et cela d’autant plus que de nouveaux acteurs, Chinois comme Russes, apparaissent dans le jeu, ce qui permet d’explorer de nouvelles possibilités.
La stratégie américaine révèle des parallèles troublants avec la Rome antique. Un processus similaire de réduction des légions dans des provinces jugées secondaires, à l’image de la Britannia, au profit d’une concentration dans des zones stratégiques, à la frontière de la Germanie, a en effet été mis en œuvre pour tenter de pérenniser la domination des fils de la Louve, leur offrant quelques précieuses années de répit. En sera-t-il de même pour l’empire américain ? Le jeu est ouvert…
Notes
(1) Hillary Clinton, « America’s Pacific Century », in Foreign Policy, octobre 2011.
(2) La CS21R est consultable sur : https://news.usni.org/2015/03/13/document-u-s-cooperative-strategy-for-21st-century-seapower-2015-revision
(3) Roland Franklin, « U.S. 5th Fleet Launches New Task Force to Integrate Unmanned Systems », US Naval Forces Central Command, 9 septembre 2021.
(4) Ronald O’Rourke, « China Naval Modernization : Implications for U.S. Navy Capabilities — Background and Issues for Congress », Congressional Research Service, 8 mars 2022. Ce document est régulièrement actualisé et disponible sur : https://crsreports.congress.gov/product/details?prodcode=RL33153
(5) Alain Lepigeon, « Mission Aspides : un nouveau navire en proie à des problèmes de système d’armes », in Le Marin, 10 mai 2024.
Cyrille P. Coutansais