Le retour fracassant à la Maison-Blanche de Donald Trump le 20 janvier risque fort de geler pour des années la dynamique d’un monde multipolaire au profit d’une planète placée sous la domination écrasante des États-Unis et de la Chine, les deux géants économiques étant eux-mêmes engagés dans un bras-de-fer au long cours appelé à s’intensifier encore.
Le 47e président américain a déjà annoncé la couleur d’une partie de son programme avec son intention d’imposer une hausse des tarifs douaniers à l’Europe, au Canada, au Mexique et à la Chine, brandissant la menace d’une nouvelle guerre commerciale avec le rival chinois.
Trump a ainsi annoncé vendredi une hausse de 10% des droits de douane sur les importations chinoises. Déjà, dans une déclaration du 21 janvier, il avait dit : « Nous envisageons des droits de douane de 10% pour la Chine du fait qu’ils envoient [aux Etats-Unis] du Fentanyl par le Mexique et le Canada. La date que nous envisageons est probablement le 1er février. »
Le régime chinois, pour l’instant, joue la carte d’un ton accommodant car il a vu plusieurs gestes de Donald Trump qui semblent traduire sa volonté d’éviter la surenchère, y compris un sursis de 75 jours à la plateforme chinoise TikTok dont la Cour suprême avait confirmé l’interdiction sur le sol américain. Autre geste, Xi Jinping était invité à la cérémonie d’investiture et s’est fait représenter par le vice-président chinois Han Zheng.
L’administration américaine accuse depuis des années la Chine d’exporter vers les Etats-Unis de grandes quantités de fentanyl, une drogue de synthèse extrêmement addictive et toxique qui tue chaque année des dizaines de milliers d’Américains. S’exprimant par visioconférence à l’occasion du Forum Economique Mondial annuel de Davos en Suisse, il avait précisé que le commerce avec la Chine ne devait pas être « phénoménal » mais « juste », et qu’il avait toujours entretenu des liens « superbes » avec son homologue chinois Xi Jinping. Mais, a-t-il dit, le déficit commercial de l’Amérique avec la Chine est devenu « hors de contrôle » et doit nécessairement être rééquilibré.
La Chine derrière Panama et le Groenland
À lire entre les lignes de ses déclarations depuis son investiture, Donald Trump place la Chine dans son collimateur pour d’autres sujets qui dépassent largement le champ commercial. Il a également menacé de prendre le contrôle du Canal de Panama et d’annexer ou d’acheter le Groenland, territoire danois, invoquant une présence chinoise faisant peser sur l’Amérique des risques pour sa sécurité nationale.
« Le Groenland est un endroit magnifique. Nous en avons besoin pour la sécurité internationale », a expliqué Donald Trump dans le Bureau Ovale alors qu’il signait des dizaines de décrets présidentiel le jour de son investiture. « Le Groenland est nécessaire pour nous, il est nécessaire pour la sécurité internationale. Vous y voyez des bateaux russes partout, vous avez des bateaux chinois partout – des navires de guerre – et ils [le Danemark] ne sont pas en mesure de s’en charger », a-t-il noté.
S’agissant du Canal de Panama, construit par les Américains et ouvert en 1914, « Nous avons été très maltraité après ce cadeau que nous n’aurions jamais dû faire. La promesse du Panama qui nous avait été faite n’a jamais été tenue », a-t-il dit. « Par-dessus tout, la Chine gère le Canal du Panama. Et nous ne l’avons pas donné à la Chine et nous devons le reprendre », a-t-il ajouté, sans exclure l’usage de la force armée.
Pour Pékin, éviter l’escalade
L’atout de Pékin pourrait être le rôle donné par Donald Trump à Elon Musk, l’homme le plus riche de la planète qui entretient avec la Chine des liens forts avec des usines d’assemblage de ses véhicules électriques Tesla et l’importance pour lui du marché chinois. Mais rien ne dit pour le moment que les liens entre les deux milliardaires vont perdurer et Donald Trump a également exprimé son intention de mettre fin aux aides publiques aux véhicules électriques, importés ou non.
De ce fait, la rivalité Chine/Etats-Unis engagée sous son premier mandat va selon toute probabilité non seulement perdurer mais s’intensifier dans les prochains mois, d’autant que le président américain a nommé dans son administration plusieurs « faucons » ouvertement partisans d’une ligne dure avec Pékin. Face à cette situation, la Chine communiste n’a, dans le court terme, pour seul choix que d’éviter toute escalade, Xi Jinping connaissant bien le caractère impétueux et imprévisible de son homologue américain. Pékin choisit donc pour le moment de rappeler, comme de coutume, qu’il n’y aurait pas de gagnant dans une nouvelle guerre commerciale.
Derrière ce qui n’est encore qu’une guerre de l’ombre se dessine donc un nouvel affrontement qui, certes, pourrait causer des dégâts considérables à une économie chinoise déjà mal en point mais qui pourrait aussi à terme lui permettre de rallier dans son orbite nombre de pays, en particulier ceux du « Sud global ».
Le grand retour de l’impérialisme américain
« Donald Trump est le premier président depuis plus de 100 ans à demander de nouveaux territoires pour l’Amérique, y compris Mars », écrit The Economist dans son édition du 21 janvier. « Pour Trump, ce critère d’expansion territoriale est clair. L’Amérique doit être « une nation qui s’étend » une fois de plus », explique l’hebdomadaire britannique.
« Dans une nouvelle ère des empires, les grandes puissances cherchent à découper la planète », souligne le quotidien des affaires américain Wall Street Journal dans son édition du 18 janvier. « Après la Seconde guerre mondiale, les nations s’étaient engagées à créer un monde plus égalitaire et respectueux des lois. Maintenant, la Russie, la Chine et les Etats-Unis reviennent à un modèle ancien dans lequel les pays puissants imposent leur loi », ajoute le journal.
« En 1945, les puissances alliées victorieuses s’étaient réunies à San Francisco pour rédiger une charte pour les Nations Unies, la création d’un nouvel ordre mondial qui rendrait toute nouvelle guerre impossible. La charte proclamait que tous les pays possèdent des droits égaux et n’emploieraient plus « la menace de l’usage de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance de tout pays ». Le président Harry Truman avait déclaré devant les délégués de cette assemblée que « la responsabilité des grands pays était de servir et non de dominer les peuples du monde », ajoute le Wall Street Journal.
« Aujourd’hui ces grands principes paraissent pittoresques sinon obsolètes alors que le monde en revient à ce qui semblait être la loi naturelle depuis la nuit des temps : les puissants font ce qu’ils veulent et les faibles souffrent comme ils le doivent », affirme le journal non sans évoquer la Chine comme autre exemple.
La stratégie d’influence mondiale de Pékin
« La Chine […] apporte son soutien à la machine de guerre russe [en Ukraine] et se prépare à une guerre pour s’emparer de Taïwan tout en intimidant les Philippines et d’autres pays avec ses revendications sur la mer de Chine du Sud », écrit le quotidien.
« Nous entrons dans une nouvelle ère de conquête », affirme Sumantra Maitra, directeur de recherches de l’American Ideas Institute, un think tank américain conservateur basé à Washington, cité par le journal. « Les grandes puissances sont celles qui sont maîtres du jeu. Certains pays en avaient déjà pris conscience et d’autres non, mais ils vont bientôt devoir le faire », dit-il.
Pour le ministre des Affaires étrangère de Norvège, Espen Barth Eide, l’idée même d’un ordre mondial basé sur le respect du droit paraît de plus en plus utopique. « La grande question qui se pose, 80 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, est si cette structure peut encore être sauvée, ce qui serait nécessaire pour cela et si elle sera remplacée », souligne le chef de la diplomatie norvégienne dans les colonnes du journal.
À moyen et long terme, la Chine ne manquera pas d’exploiter à son profit les orientations expansionnistes exprimées par Donald Trump avec deux objectifs principaux :
L’un sera de rallier des pays émergent ou autoritaires qui doutent des bienfaits de la démocratie et pour qui la victoire de Donald Trump sera une illustration éclatante de la faillite des valeurs d’une démocratie américaine qui, avec la victoire de Trump, récompense le mensonge et le règne de l’argent.
L’autre sera de présenter, avec plus de force qu’elle ne le fait déjà, la Chine sous les traits d’un pays épris de paix face à un impérialisme américain que Pékin dénonce régulièrement depuis des décennies. La stratégie constante de Pékin est de renforcer son influence mondiale et d’attirer dans son giron les pays en quête d’alternatives à la domination américaine.
Or sur le fond, rien ne changera à Pékin où, depuis son accession au pouvoir en 2012, Xi Jinping ne fait pas mystère de la volonté de la Chine de détruire et remplacer l’ordre mondial dominé par les Etats-Unis par un nouvel ordre placé sous le contrôle de Pékin.
Cet objectif de déstabiliser l’Occident reçoit le soutien affiché du président russe Vladimir Poutine en échange d’un soutien de plus en plus clair de la Chine à la Russie vis-à-vis de l’Ukraine.
Un monde où les chiens se mangent entre eux
Le monde multipolaire est un concept défendu à l’ONU et qui traditionnellement séduit les pays pauvres ou émergents. Mais l’ONU a démontré son incapacité flagrante ces derniers mois à trouver des solutions pour résoudre la guerre en Ukraine ou le conflit israélo-palestinien. « Nous ne sommes pas les Nations Unies. Nous sommes des nations divisées », explique le sénateur républicain américain James Rish, président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat américain, cité par le Wall Street Journal.
S’il est sans doute trop tôt pour déclarer l’acte de décès de l’ONU, beaucoup en son sein se posent des questions sur son avenir. « Je ne vois pas bien quelle est l’alternative, à part un monde où les chiens se mangent entre eux », souligne Michael Keating, directeur général du European Institute for Peace et ancien diplomate de haut rang à l’ONU, dans le même quotidien.
L’Amérique veut-elle garder sa place en Asie ?
L’une des grandes incertitudes sur le partage qui pourrait résulter entre Pékin et Washington dans ce monde bipolaire dominé par les Etats-Unis et la Chine est la place de l’Amérique en Asie. Si Joe Biden avait dès le premier jour de son mandat fait de l’Asie-Pacifique sa priorité première pour contrer l’influence croissante de la Chine, Donald Trump n’a pour le moment guère dessiné sa politique dans ce registre
Pour Ken Moriyasu, correspondant diplomatique du Nikkei Asia, « les analystes s’attendent à ce que Trump, qui préfère les échanges à deux avec les dirigeants étrangers, pourrait plutôt trouver un arrangement avec la Chine, s’éloignant ainsi du réseau Indopacifique » tissé par son prédécesseur. « Ce que veut la Chine est de casser la crédibilité de l’Amérique auprès de ses alliés dans la région », affirme Rush Doshi au Nikkei Asia, l’auteur en 2021 du livre remarqué « The Long Game » dans lequel il tente de démontrer l’ambition de la Chine de devenir la grande superpuissance mondiale.
« Que craint le gouvernement chinois ? Ils [les dirigeants chinois] craignent l’échelle de puissance des Etats-Unis qui a des alliés et des partenaires » en Asie, ajoute-t-il dans les colonnes du quotidien japonais le 18 janvier. Or « si nous donnons la perception que nous voulons un G2 avec la Chine, s’en est fini avec nos alliés et nos partenaires », ajoute-t-il encore, cité le 24 janvier par le Nikkei Asia. « Ils [les alliés des Etats-Unis] vont penser que nous allons les vendre », dit-il encore.
« Trump est un homme d’affaires dans son cœur, ses considérations sont pragmatiques, il n’est pas intéressé par l’idéologie », explique de son côté Wang Dong, un professeur de relations internationales de l’Université de Pékin, cité par le média nippon. « Les autres problèmes, telles que les questions géopolitiques, la question de Taïwan, sont toutes secondaires pour Trump », affirme-t-il., soulignant que Taïwan n’a jamais été cité dans son discours d’investiture.
Le choix dans l’administration Trump du nouveau secrétaire d’Etat Marco Rubio, un sénateur d’origine cubaine ostensiblement hostile à Pékin, pourrait néanmoins prouver le contraire. Ce dernier a d’ores et déjà déclaré que les Etats-Unis n’avaient nulle intention d’abandonner Taïwan et que la Chine représentait « le plus grand et le plus avancé des adversaires que les Etats-Unis n’aient jamais confrontés ».
Rubio n’a d’ailleurs pas perdu de temps puisqu’il a rencontré ses homologues au sein du « Quad » dès le lendemain de l’investiture de Donald Trump, réunion qui leur a permis dans une déclaration conjointe de promettre de travailler ensemble pour « un Indopacifique ouvert et libre », un vocabulaire qui signifie leur volonté de contrecarrer ensemble l’influence de la Chine en Asie. Le Dialogue quadrilatéral (QUAD) pour la sécurité (Quadrilateral Security Dialogue) est une coopération informelle entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde mise en œuvre dans les années 2000. Elle comprend des rencontres diplomatiques et des exercices militaires. Cette coopération qui se renforce d’année en année et inclut aujourd’hui aussi des échanges et répond à une inquiétude partagée par ses membres face à la puissance grandissante de la Chine.
Les quatre chefs de la diplomatie ont déclaré leur soutien à une région « où le respect du droit, les valeurs démocratiques, la souveraineté et l’intégrité territoriale seront défendues ». « Nous nous opposons fermement à toute acte unilatéral qui chercherait à changer le statu quo par la force ou la coercition », des termes qui font allusion à Taïwan, cible d’innombrables opérations militaires d’intimidation. Lorsqu’il avait été choisi par Donald Trump pour diriger la diplomatie américaine, Marco Rubio avait aussitôt confirmé l’engagement des Etats-Unis à dissuader la Chine d’envahir Taïwan. Il avait en outre promis de renforcer l’aide militaire des Etats-Unis à Taïwan, afin d’empêcher « une intervention militaire [chinoise] aux conséquences cataclysmiques. »
« Nous devons nous faire à l’idée que [si Pékin devait estimer le coût d’envahir Taïwan supportable] nous aurions à nous en occuper avant la fin de cette décennie », a-t-il déclaré, laissant ainsi entendre clairement que Washington ne devra en aucune manière baisser la garde à l’égard des menaces chinoises brandies contre l’île rebelle.
Lundi 2 janvier, Donald Trump a annoncé son intention d’imposer « dans un avenir très proche » des droits de douane sur les semiconducteurs, les produits pharmaceutiques et l’acier importés afin d’inciter les producteurs à les fabriquer aux États-Unis, précisant que Taïwan était concerné par les pays ciblés.
Dès le lendemain, le ministère de l’Economie de Taïwan a répliqué, expliquant que le commerce des semiconducteurs entre son pays et les États-Unis est un modèle « gagnant-gagnant » pour les deux parties étant donné le haut niveau de complémentarité. « Dans les prochains jours, nous évaluerons de toute urgence si des plans de coopération supplémentaires ou des mesures futures de soutien à l’industrie des semiconducteurs sont nécessaires », a précisé le premier ministre taïwanais Cho Jung-tai. « La place de Taïwan dans la chaîne d’approvisionnement mondiale ne peut être ignorée, et nous continuerons à maintenir cette avance », a-t-il expliqué.
D’autre part, Marco Rubio et son homologue chinois Wang Yi ont officiellement pris un premier contact téléphonique le 24 janvier. Lors de cet appel, le chef de la diplomatie américaine a souligné l’engagement des Etats-Unis envers leurs alliés dans la région et exprimé les « graves préoccupations que suscitent les actions coercitives de la Chine contre Taïwan et en mer de Chine méridionale », selon un compte-rendu du département d’Etat américain.
Wang Yi, de son côté, a déclaré que Pékin ne permettrait jamais à Taïwan d’être « séparé du continent » et exhorté les Etats-Unis à « traiter cette question avec prudence ». « J’espère que vous vous comporterez correctement et que vous jouerez un rôle constructif dans l’avenir pour les peuples chinois et américain, ainsi que pour la paix et la stabilité mondiale », a-t-il ajouté, selon le ministère chinois des Affaires étrangères.
Plusieurs traductions sont possibles pour l’expression « hao zi wei zhi 好自为之», adressée par le ministre chinois à Marco Rubio : « comportez-vous correctement », « faites le bon choix » ou « soyez très prudent », la première étant la plus vraisemblable et pouvant être interprétée comme une menace voilée et une mise en garde.
Quels que soient les coups d’éclat à venir de Donald Trump dans la conduite de sa politique étrangère, les analystes estiment que les nécessités sécuritaires pour l’Amérique et l’importance cardinale pour les Etats-Unis de conserver la confiance de leurs alliés en Asie lui dicteront les équilibres fondamentaux à maintenir.
C’est ce qu’explique en substance le bimensuel américain Foreign Affairs pour qui quelques soient les extravagances de Donald Trump, la politique étrangère des Etats-Unis ne changera guère sur le fond. « Nous assisterons à davantage de continuité entre les deux administrations [Biden et Trump] que ce qui peut être vu à l’œil nu », écrit le magazine dans sa dernière livraison du 20 janvier. « Trump va annoncer des choses surprenantes, parfois dramatiques, s’agissant de la politique étrangère américaine. Mais ces changements resteront dans une échelle marginale. La stabilité des intérêts et des valeurs américains, le rôle du Congrès et les réalités du monde d’aujourd’hui vont exiger une certaine dose de continuité » explique encore Foreign Affairs.
Pierre-Antoine Donnet