Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

dimanche 2 février 2025

Analyser, prévoir, attaquer… comment l'IA bouleverse les services de renseignement

 

Existe-t-il un domaine que l’intelligence artificielle (IA) ne soit pas en train de révolutionner ? Si oui, ce n’est pas celui du renseignement. Imaginez une machine assez puissante pour mettre en relation des millions de données (enregistrements sonores, photographies, images satellitaires, dates de captation, lieux, langues étrangères…), capable de réparer des fichiers récoltés sur le terrain dans un format dégradé ou incomplet et de livrer le tout à un analyste qui, depuis son ordinateur, en ferait la commande. Tout cela dans un délai resserré. Bienvenue dans le monde du renseignement à l’heure de l’IA.

« Aujourd’hui, la masse de données que les services collectent est devenue totalement exponentielle. La capacité d’analyse des renseignements est devenue l’enjeu numéro un, devant la collecte qui reste toutefois primordiale », explique Eric Denécé, ancien analyste du renseignement militaire français. Un travail herculéen dans lequel le gros cerveau virtuel n’est pas de trop. « L’IA permet à l’analyste de réaliser en quelques heures une tâche qui lui aurait pris plusieurs jours autrefois », poursuit l’ex-agent désormais directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R). Un gain de temps précieux dans un domaine où chaque seconde peut compter, notamment dans les dossiers liés au contre-terrorisme.

Madame IrmIA ?

Outre l’analyse, l’IA permet également d’ériger des modèles prédictifs. D’une fiabilité relative, ils permettent de détecter des comportements susceptibles de représenter une menace. « En analysant de manière croisée les mouvements sur les comptes bancaires, les factures téléphoniques, les réservations de vols internationaux via des plateformes en ligne, les recherches internet, la fréquentation de lieux de cultes ou encore l’emprunt de livres sur la chimie explosive dans une bibliothèque… les services arrivent à obtenir une liste dégrossie de personnes dites “à risque”», explique Eric Denécé, qui tempère toutefois, rappelant que les agents de renseignement « ne sont pas des astrologues et ne peuvent pas être utilisés pour prédire l’avenir ».

À plus grande échelle, en se basant sur les déplacements militaires ou l’activité industrielle d’un pays, un modèle prédictif sera à même de savoir s’il prépare une invasion et si oui, dans combien de temps il sera en capacité de la mettre à exécution.

La France en retard

Sans avoir remplacé l’humain, l’intelligence artificielle est devenue un enjeu vital pour les services de renseignement. « Soit l’armée prend date, soit elle décroche », avait d’ailleurs déclaré le ministre des Armées Sébastien Lecornu, annonçant le lancement, en juillet dernier, de l’Amiad, une agence pour développer l’intelligence artificielle dans le domaine de la défense, dotée de 300 millions d’euros par an. L’Agence ministérielle de l’intelligence artificielle de défense (Amiad) a notamment pour objectif le renseignement et la planification des opérations militaires.

Dans le peloton de tête, la France accuse un retard sur ses adversaires russes et chinois et sur ses partenaires, les États-Unis, le Royaume-Uni ou encore Israël qui ont su saisir le virage de l’IA dans le courant des années 1990. En cause, un manque de moyens humain, financier et un gap culturel. Les renseignements étasuniens et britanniques disposent de services dédiés avec la NSA et le GCHQ alors qu’en France, respectant la tradition d’après-guerre d’un service « qui sait tout faire », le département technique est intégré à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

En lui accordant les crédits de recherche et développement, le gouvernement fait de la DGSE la pilote des projets cyber et IA. Ses avancées doivent bénéficier à l’ensemble des services de renseignement français : la sécurité intérieure (DGSI), le renseignement militaire (DRM), la contre-ingérence (DRSD), les douanes (DNRED) et la traque financière (Tracfin). « Nous sommes notamment le chef de file du renseignement d’origine électromagnétique […]. Cela représente un gros tiers de nos budgets. Si j’étais prétentieux, je dirais que la DGSE est une petite NSA ou une petite GCHQ », expliquait en 2023 Bernard Emié, alors directeur des services secrets français.

L’IA offensive ?

Pour l’innovation, les services doivent aussi pouvoir s’appuyer sur le secteur privé. Encore faut-il que la santé économique du pays et sa législation permettent la présence d’un écosystème IA-compatible. Sur ce plan, les États-Unis de Donald Trump et Elon Musk n’ont rien à envier à personne.

Analyser, prévoir… Quid d’une utilisation offensive de l’IA par les services de renseignement ? La DGSE refuse de s’exprimer sur ses opérations offensives. Secret de polichinelle d’un service qui, par nature, a le droit d’être hors-la-loi. Dans le cas d’une cyberattaque, l’IA peut être utilisée pour tester massivement et déceler les failles des réseaux ciblés . Aussi, dans l’exemple purement fictionnel où l’ordre serait donné aux services de préparer une invasion de la Wallonie, l’IA peut aider à détecter, en se plongeant dans une énorme base de données, les Belges qui seraient pro-français. Toute ressemblance avec une situation ayant existé dans le Donbass en février 2022 - lors de l’invasion russe en Ukraine - n’étant pas fortuite.

Étienne Ouvrier

ledauphine.com