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mardi 28 janvier 2025

Recul des politiques de diversité aux Etats-Unis : y a-t-il un risque de contagion ?

 

« L’énergie masculine est bonne. […] Une culture qui fait un peu plus la part belle à l’agressivité a ses mérites. » Ces propos de Mark Zuckerberg, tenus début janvier dans un podcast, ont fait l’effet d’une bombe. Longtemps associé, dans l’esprit du public, à un certain progressisme, le PDG de Meta a opéré un surprenant virage en multipliant les appels de phare à la mouvance masculiniste. Il annonçait dans la foulée un allègement drastique du fact-checking sur Facebook et, surtout, un abandon des politiques de diversité et d’inclusion au sein du groupe.

Loin d’être un cas isolé, la décision de Meta n’est que la plus récente d’une longue liste de rétropédalages sur la DEI. Fin août, Harley-Davidson annonçait sur le réseau social X abandonner les « quotas de recrutement à l’embauche », censés favoriser les minorités de genre et ethniques, sous la pression populaire de ce que RTL a surnommé le « lobby anti-woke », des internautes menant des campagnes de dénigrement contre les entreprises qui favorisent l’inclusion. 

En août aussi, la marque de whisky Jack Daniels renonçait à ses programmes de DEI mis en place dans le sillage de la mort de George Floyd. « Le monde a évolué, notre activité a changé et le paysage juridique et externe a changé de manière spectaculaire, en particulier aux États-Unis », justifiait alors Elizabeth Conway, la porte-parole de l’alcoolier, dans la presse britannique.  

Retours sur investissements

Comment expliquer cette vague de défections outre-Atlantique ? Jean-Michel Monnot, consultant diversité et inclusion, se fait peu d’illusions sur les motivations des marques : « Les entreprises qui reculent aujourd’hui sur la DEI n’y ont jamais cru avant. Elles faisaient ça pour la communication, pour l’offre employeur mais jamais pour des raisons fondamentales de valeurs, de respect, d’équité. » Et le militantisme d’une frange conservatrice des consommateurs, comme dans le cas Harley-Davidson, n’explique pas à lui seul la décision du constructeur. « Ils ont cédé à la pression des consommateurs, mais vous pouvez avoir la même chose en arrêtant les politiques DEI, analyse le consultant. Il va falloir expliquer aux clients afro-américains, hispaniques, femmes, LGBT, etc, qu’ils peuvent malgré tout acheter une Harley-Davidson ou boire du Jack Daniels. Je pense qu’il y a des gens qui résistent peu à la pression lorsque cela les arrange… »

« Avant de crier à la catastrophe, il faudrait essayer de comprendre la raison qui a amené à cette décision là », nuance Mai Lam Nguyen-Conan, auteure du libre Le marché de l’ethnique ; un modèle d’intégration ? (Michalon, 2011) et consultante sur les problématiques d’animations d’équipes multiculturelles. 

Au-delà de son aspect idéologique, souligne-t-elle, l’abandon des politiques DEI par certaines entreprises américaines pourrait simplement résulter d’un choix financier. « Il doit y avoir une raison business valable. On a passé trente, quarante ans à expliquer aux entreprises que s’occuper de la diversité et de l’inclusion leur permettait d’être plus productives, de gagner plus d’argent, de recruter des personnes avec des horizons différents et de gagner la guerre des talents, rappelle Mai Lam Nguyen-Conan. Peut-être que ces programmes ont été rudement efficaces ? Peut-être qu’ils ont suffisamment éduqué les gens à ne pas mal agir, et qu’ils ont rassuré les décideurs sur le fait qu’aujourd’hui, en termes de bénéfices-risques, le risque d’avoir un procès coûteux pour discrimination est moindre que le coût de ces programmes ? » Plutôt qu’un backlash ou un recul sur la diversité, la conférencière voit là une manière pour les entreprises « d’acter une réalité » déjà installée…

Une réalité face à laquelle on peinerait pourtant à crier victoire : parmi les entreprises de l’index Russell 3000 (qui rassemble les 3 000 entreprises américaines cotées en Bourse les plus importantes), le nombre de cadres dirigeants noirs a chuté de 26 % à 12 % entre 2022 et 2024, tandis que le nombre de cadres blancs est passé de 52 % à 69 %. 

Robustesse européenne

La France et en Europe sont-elles les prochaines à faire une croix sur leurs politiques de diversité ? Jean-Michel Monnot n’y croit pas. « J’ai travaillé en Allemagne, au Royaume-Uni, Espagne, Italie. Les entreprises et la société ont mis plus de temps à arriver sur ce sujet, mais selon une approche qui me semble plus pertinente et que j’espère plus robuste. » 

Surtout, ajoute le consultant, la législation concernant les discriminations en entreprise est plus solide en Europe qu’aux États-Unis. « À la base, le principe des évolutions sociétales aux États-Unis vient plutôt des entreprises. Ensuite, la loi suit… ou pas. Alors qu’en France, par exemple sur l’égalité femmes-hommes, le droit à l’avortement fait partie de la Constitution, il est donc difficile de revenir dessus. Il y a aussi des lois assez uniques qui ont été votées. La loi Copé-Zimmerman qui instaure des quotas dans les conseils d’administration (en 2011, ndlr), la loi Rixain, qui fait la même chose pour les comités de direction… On a donc des gardes-fous, même s’ils ne sont pas parfaits. »

Mai Lam Nguyen-Conan abonde dans ce sens. « Le bouclier légal qui existe en Europe et en France me paraît plus solide qu’aux Etats-Unis. Les lois françaises et notamment européennes sur les discriminations sont extrêmement performantes et beaucoup plus cadrées. Abandonner les politiques DEI mettrait les entreprises dans une position plus attaquable. »

Ségrégation en poupe

Une tangente qui prendrait difficilement sur le Vieux Continent, donc ? A y regarder de plus près, malgré ce carcan législatif en béton, nous sommes bien loin de pouvoir nous féliciter du fruit de nos efforts en matière de diversité. « Cela fait bien longtemps en France qu’on a des chiffres qui montrent une augmentation de la discrimination, assure Mai Lam Nguyen-Conan. Les plus récents concernent les inégalités salariales (il s’agit d’une étude de l’Observatoire des inégalités publiée en octobre 2024, ndlr). On y voit qu’à compétence équivalente une personne avec un patronyme à consonance d’Afrique subsaharienne pouvait toucher jusqu’à 40 % de moins de salaire. »

En cause notamment sur cette régression selon l’auteure, la division du sujet DEI en plusieurs volets qui font perdre de vue la problématique essentielle : les origines ethniques. « On est passés vers les femmes, puis vers la diversité cognitive, avec les troubles de l’autisme, puis la diversité invisible, la question du genre… », énumère l’auteure-conférencière. « Si on veut vraiment un vivre-ensemble avec un ascenseur social qui fonctionne à peu près, on ne peut pas nier qu’aujourd’hui il y a une ségrégation, pas légale mais de fait, dans de nombreux domaines. Nous avons fait des progrès en termes de représentation, dans les pubs, dans les programmes. Mais dans les organigrammes et dans la société, ce n’est pas encore ça. »  

Léa Selvin

usbeketrica.com