Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 28 janvier 2025

La flotte américaine se perd-elle en haute mer ?

 

Le nombre de travaux mettant en évidence le dynamisme de la flotte chinoise – et son impressionnante montée en puissance – comparativement à la stagnation de la flotte américaine ne cesse de croître. S’ils actent sans doute hâtivement d’un dépassement quantitatif – on ne parle pas des mêmes unités –, il faut cependant y voir une dynamique de fond, qu’il sera difficile pour Washington de renverser.

Bien évidemment, on ne peut pas résumer une marine au nombre et à la variété de ses unités : les facteurs qualitatifs importent, qu’ils soient matériels (en ce compris la maintenance) ou liés au personnel ou à la qualité des entraînements. En la matière, l’US Navy a encore la haute main, au moins temporairement, étant donné la crise du recrutement, avec plusieurs milliers de postes vacants. Mais il n’en demeure pas moins que le nombre d’unités et la salve qu’une marine peut déployer importent, en particulier lorsque ses ambitions sont globales et que son principal théâtre d’opérations est l’Indopacifique, qui n’est pas loin de comprendre les deux tiers des mers navigables du globe.

Le contrat opérationnel édicté en 2022 exige que 75 bâtiments soient parés à un déploiement sous court préavis, mais seulement 50 pouvaient, mi-2024, être considérés comme tels. D’emblée, il faut ici constater que les problèmes de maintenance se recoupent avec ceux liés au rythme de la construction navale. Wash-

ington peut compter sur trois grands chantiers : Newport News et Ingalls (Huntington Ingalls) pour les plus grandes unités et les sous-­marins et Kennebec (Bath Iron Works) pour les destroyers ; et sur d’autres de moindre importance : Marinette Marine (Fincantieri) pour les corvettes et les futures frégates Constellation, Mobile (Austal) pour les LCS de classe Independence et Avondale (Litton) et les chantiers de General Dynamics NASSCO pour les ravitailleurs. Tous connaissent à des degrés variables un déficit d’emplois, et bon nombre de fournisseurs sont en retard sur les livraisons. L’US Navy dispose en propre de quatre chantiers permettant les maintenances – Pearl Harbor, Puget Sound, Portsmouth, Norfolk –, mais ce sont, dans une large mesure, les mêmes industriels qui y interviennent.

Une infrastructure insuffisante n’est pas seule en cause dans les problèmes rencontrés par la Navy. Il y a d’abord la question des rythmes de mise sur cale, qui est intimement liée à celle des budgets et des retards dans les approvisionnements ; mais aussi celle des choix en matière de nouveaux designs. En l’occurrence, l’US Navy est toujours dans la longue traîne de la fin de la guerre froide, avec un nombre considérable de bâtiments à remplacer : sous-­marins et porte-­avions ; poursuite du programme Arleigh Burke dont les premières unités ont maintenant plus de 30 ans ; flotte de transport stratégique et de prépositionnement ; délicate question du remplacement d’un « segment frégates » – la Navy ayant disposé de jusqu’à 57 Oliver H. Perry – pour lequel les LCS (Littoral combat ship) sont totalement inappropriés ; ravitailleurs ; reconstitution des capacités de guerre des mines.

Sous-marins, porte-avions et ravitailleurs : des retards

Le renouvellement des porte-­avions et des sous-­marins est certes bien engagé, mais les retards s’accumulent (1). Pour les sous-­marins, deux Virginia sont attendus par an, mais le rythme annuel des mises sur cale n’a pas été respecté en 2021 et en 2022, avant qu’elles ne reprennent en 2023, non sans plusieurs goulets d’étranglement dans la livraison des composants (2). Entre-­temps, plusieurs contrats ont été passés, d’une valeur de 5,6 milliards de dollars, pour sécuriser les approvisionnements, avec une proposition d’investissement, hors nouveaux bâtiments, de 17,5 milliards sur cinq ans afin d’adapter les chantiers. Mais les conséquences des retards se font déjà sentir. Ainsi, seules 22 unités sur les 66 à terme sont actuellement entrées en service, 20 ans (octobre 2004) après l’admission de la tête de classe. Début mai 2024, le retard cumulé sur les différents bâtiments atteignait 410 mois, de sorte que l’atteinte de la cible finale pourrait être retardée de trois à quatre ans. Or, le rythme de sortie de service des Los Angeles va s’accélerer, le dernier des 24 bâtiments encore opérationnels devant quitter le service vers 2031. Un étiage de la flotte de sous-­marins nucléaires d’attaque se profile donc à la fin des années 2020, d’autant plus que les quatre Ohio lanceurs de missiles de croisière, qui doivent être remplacés par des Virginia Block 5, devraient tous avoir quitté le service en 2028.

Le domaine des ravitailleurs laisse plus d’espoir, avec une flotte qui va croître : 34 unités sont prévues à terme, contre 30 actuellement, sachant qu’elles ont un déplacement plus important, tenant compte d’une plus grande activité dans le Pacifique :

• 14 Lewis and Clarke (T‑AKE) de 41 000 t.p.c., surtout destinés au fret (6 675 t de munitions, 1 710 t de vivres), avec une petite capacité de ravitaillement en carburant (3 242 t) sont entrés en service entre 2006 et 2012 ;

• à terme, 20 John Lewis (T‑AO) – le premier est entré en service en juillet 2022 – remplaceront les deux derniers Supply de même que les 14 Henry J. Kayser de 25 454 t entrés en service entre 1986 et 1995. Dérivés de ces derniers, ils déplacent 49 850 t.p.c., dont 20 478 t de carburant, et leur capacité en fret est supérieure.

Étiage en vue pour la flotte de surface

La question des unités de combat de surface reste dans une large mesure pendante après l’échec des Zumwalt, dont la série a été limitée à trois unités, alors qu’elle aurait dû en compter 32 ; les bâtiments en service connaissant par ailleurs de nombreux problèmes, y compris graves, au niveau de la propulsion (3). Les destroyers de la classe Arleigh Burke restent les fers de lance de la flotte américaine, avec 73 unités en service et une cible à terme de 94 bâtiments (4). Onze unités sont actuellement en construction – dont les deux derniers Flight IIA – et dix autres sont soit commandés, soit budgétairement planifiés. Les mises sur cale sont variables, avec une seule unité en 2018, en 2020, en 2021, en 2023 et en 2024, mais trois en 2022 et deux en 2017 et 2019. Avant la pandémie de Covid, la durée moyenne entre la mise sur cale et l’admission au service était de 48 à 52 mois. Elle peut maintenant atteindre 60 mois pour les unités les plus récentes. Le Jack H. Lucas, premier du Flight III, est une exception, avec moins de 48 mois – mais le bâtiment va surtout permettre, dans un premier temps, d’effectuer une série d’essais sur le nouveau radar SPY‑6.

Les dernières unités devraient être mises sur cale en 2030 ou 2031, avec une dernière admission en 2035 et probablement une sortie de service en 2075, 84 ans après la première entrée en service. Reste aussi que la classe vieillit : six unités ont déjà plus de 30 ans et elles seront 28 en 2030. Le potentiel d’évolution des Burke est par ailleurs pleinement exploité avec le Flight III, ce qui pose une double question au regard d’une activité plus intense que prévu et d’une situation générale de la flotte qui connaît déjà une suractivité. D’une part, celle de la poursuite de la série des Flight III, en remplacement des unités plus anciennes, mais aussi des croiseurs de la classe Ticonderoga – qu’elles devaient déjà remplacer. Onze de ces bâtiments sont encore en service, mais le dernier devrait le quitter durant l’année fiscale 2027.

D’autre part, le DDG(X), dont le premier serait mis sur cale durant l’année fiscale 2032, prenant donc le relais des Arleigh Burke dans les chantiers navals. En octobre 2023, son déplacement a été arrêté à 13 500 t.p.c., avec un système de combat identique, dans un premier temps, à celui des Burke Flight III. Il recevrait ensuite, en plus du canon de 127 mm, 96 cellules de lancement verticales, dont 32 pourraient être remplacées par 10 lanceurs plus larges permettant le tir de missiles hypersoniques Conventional prompt strike (CPS) (5). Une évolution possible serait d’accroître leur nombre par l’installation d’une nouvelle section de coque allongeant certains des bâtiments. Reste que plusieurs défis attendent la Navy. Le DDG(X) sera plus coûteux que le Burke : le Congressional Budget Office l’estimait en octobre 2023 entre 3,2 et 3,5 milliards de dollars, contre 2,2 milliards pour les destroyers actuels (6).

Par ailleurs, il est difficile d’envisager une première entrée en service de DDG(X) avant 2037. À ce moment, 18 Arleigh Burke auront atteint ou dépassé 40 ans et leur fin de vie. La Navy ne disposera alors plus que de 55 destroyers de ce type – soit au total 59 unités de combat de surface principales en comptant les trois Zumwalt et le premier DDG(X) –, dont pas moins de 34 auront déjà 30 ans. Avec deux admissions annuelles de DDG(X) actuellement prévues, le retour au niveau de 2024 – 83 unités – prendra donc plus de 25 ans, compte non tenu des nouvelles frégates Constellation, qui connaissent également leur lot de problèmes… Une stratégie des moyens centrée sur deux destroyers annuellement, à supposer qu’elle soit tenable au vu des retards des fournisseurs, paraît donc condamnée d’avance ; et le passage à trois unités annuellement reste subordonné à l’évolution des capacités industrielles.

Frégates et opérations robotisées

L’US Navy est d’autant plus consciente de ce problème de déclin que le programme de LCS des classes Freedom et Independence s’est avéré être un échec patent. D’un coût total d’environ 100 milliards de dollars sur l’ensemble de leur durée de vie (7), les bâtiments sont notoirement sous-­armés et le module de combat de guerre ASM dont ils doivent être équipés a été annulé après des retards et des surcoûts. Celui de guerre des mines a d’abord été annulé, avant d’être reconceptualisé. De plus, les problèmes de propulsion, et parfois de corrosion, de ces unités sont proverbiaux, avec des coûts associés. La solution a finalement consisté à honorer les achats, tout en sortant de service quatre Freedom et deux Independence ; alors que respectivement trois et une unités de ces classes sont en achèvement. Un temps qualifiées de frégates, elles ne sont plus considérées comme susceptibles de connaître une modernisation majeure de leur armement – si ce n’est l’ajout de lanceurs NSM sur quelques unités (8).

Le fiasco des LCS a donc relancé le débat américain autour de la nécessité de frégates, suffisamment armées et aptes aux opérations ASM dans un contexte de prolifération sous-­marine. Finalement, c’est en 2020 que le design d’une FREMM modifiée proposé par Fincantieri a remporté la compétition FFG(X) – contre, notamment des versions plus évoluées des Freedom et Independence (9). Remarquablement, c’est donc un design étranger qui l’a emporté. Fincantieri Marinette Marine a pour l’heure reçu six commandes de FFG‑62, classe Constellation, avec une cible totale de 20 unités à terme ; a priori toutes construites par le même chantier. Avec 7 291 t.p.c. et 151 m de longueur, elles seront notamment dotées d’un radar SPY‑6(V)3, d’un sonar remorqué CAPTAS‑4 et d’une antenne linéaire remorquée. Leur armement comprend un canon de 57 mm, 32 lanceurs verticaux Mk41 et 16 missiles antinavires en plus d’un hélicoptère MH‑60R, un lanceur RAM assurant la défense rapprochée.

Ce seront donc de vraies frégates, mais le programme connaît déjà plusieurs problèmes. La tête de classe a été mise sur cale en avril 2024 alors que les premiers éléments ont été construits dès août 2022, et elle n’entrerait en service, théoriquement, qu’en 2029. Soit avec déjà trois ans de retard sur le calendrier initial, un retard susceptible de s’accroître. En l’occurrence, le dimensionnement du chantier pose un problème, d’autant plus accru par des difficultés à recruter des ouvriers et à les retenir. En outre, l’US Navy a demandé plusieurs changements, notamment l’allongement et l’élargissement de la coque, ce qui a fait augmenter de manière excessive le déplacement. Cela a imposé des modifications dans la conception, qui n’étaient pas terminées lorsque le bâtiment a été mis en chantier. En fait, plus de 70 % des demandes initiales de la Navy ont changé en cours de route. In fine, le Government Accountability Office estimait en 2023 que la communalité entre les FREMM et les Constellation était maintenant inférieure à 15 %, alors même que cette communalité représentait justement une garantie en termes de stabilité des coûts et de rythme de production.

Reste également la question robotique. L’US Navy cherche à se doter de grands drones, de surface et sous-­marins, et procède à de nombreuses expérimentations (10). En 2045, elle entend disposer de 150 unités robotisées, prioritairement utilisées dans les missions ASM et comme porteurs de missiles, mais elle n’est qu’au début d’un long processus, avec seulement quatre unités actuellement, dont le Vanguard, premier LUSV (Large unmanned surface vehicle) spécifiquement conçu pour ce rôle, et lancé en janvier 2024. Reste aussi que ces unités doivent être asservies à des unités de surface classiques, qui les utiliseraient tantôt comme « capteurs ASM déportés », tantôt comme « remorques à munitions ». Il n’est donc pas question de substituer le drone de surface au grand bâtiment classique, mais plutôt de rendre ce dernier plus puissant.

Un dernier point reste problématique depuis plus de quarante ans : la guerre des mines, en particulier défensive. Seuls huit chasseurs de la classe Avenger sont encore en service et tous l’auront quitté en 2027, alors que la flotte de MH‑53 spécialisés est au crépuscule de sa carrière. En l’occurrence, la recherche d’une marsupialisation par l’intégration de drones sur les Arleigh Burke a été un échec patent. À défaut de poids institutionnel suffisant pour une spécialité « écrasée » par le reste de la Navy (11), cette dernière risque donc d’être dépendante de marines alliées. L’affaire est d’autant plus étonnante que les programmes chinois, eux, considèrent les mines marines comme cruciales et que les débats américains mettent en avant la nécessité d’une modernisation rapide et agressive des capacités de minage.

Le module de mission spécialisé des LCS a toutefois été déclaré prêt pour ses missions. Il comprend l’Airborne laser mine detection system et l’Airborne mine neutralization system, tous deux installés sur l’hélicoptère MH‑60, ainsi que les drones UISS (Unmanned influence sweep system) et MCMUSV (Mine countermeasures unmanned surface vessel), ce dernier étant doté du sonar AN/AQS‑20C. Un drone sous-­marin, le Knifefish, aurait pu rejoindre le module, mais ses essais, qui ne semblent pas avoir donné entière satisfaction, ont été suspendus. En théorie, le module de guerre des mines devrait être déployé durant l’année fiscale 2025 – dix ans donc après la date initialement fixée – et ainsi combler un déficit majeur, mais cela exige une fiabilisation préalable.

Quo vadis ?

L’US Navy se trouve dans une situation complexe, luttant pour chercher à maintenir un niveau de force de surface et sous-­marine dans un contexte où elle se positionne ouvertement comme la marine de tête en Indopacifique. Certes, elle est consciente des problèmes rencontrés, en particulier au niveau, aussi structurant que déterminant, de sa base industrielle, avec des investissements massifs. Mais tous les problèmes ne se règlent pas par des investissements – à commencer par celui des déficits en ressources humaines spécialisées – et elle pâtit aussi de l’inertie des achats réalisés comme de programmes qui ont gaspillé de précieuses ressources. Le dernier navire de combat de surface américain pouvant être considéré comme un succès est en effet l’Arleigh Burke, dont la conception remonte maintenant à près de quarante ans…

Notes

(1) Sur les porte-avions de la classe Ford : Philippe Langloit, « La classe Ford et l’avenir de l’aéronavale américaine », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 94, février-mars 2024. Sur les Virginia : Philippe Langloit, « La première flotte au monde travaille à l’horizon 2080 », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 59, avril-mai 2018.

(2) Lesquels ont par ailleurs des conséquences sur l’entretien des unités déjà en service. Sur les bâtiments : Joseph Henrotin, « Missions et matériels : la reconfiguration post-2001 de la marine américaine », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 33, décembre 2013-janvier 2014.

(3) Le Lyndon B. Johnson, mis sur cale en janvier 2017, n’est par ailleurs toujours pas admis au service actif et le Mansoor a très peu navigué. Le principe de canons de 155 mm destinés à appuyer les opérations amphibies a quant à lui été abandonné, les systèmes n’étant jamais entrés en service.

(4) Sur les bâtiments : Alexandre Sheldon-Duplaix, « Quel futur pour le programme Arleigh Burke ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 33, décembre 2013-janvier 2014.

(5) Voir l’article consacré aux systèmes de frappe terrestre dans ce hors-série.

(6) Ronald O’Rourke, « Navy DDG(X) Next Generation Destroyer Program : Background and Issues for Congress », CRS Report, Washington, 5 août 2024.

(7) Joaquin Sapien, « The Inside Story of How the Navy Spent Billions on the “Little Crappy Ship” », ProPublica, 7 septembre 2023 (https://​www​.propublica​.org/​a​r​t​i​c​l​e​/​h​o​w​-​n​a​v​y​-​s​p​e​n​t​-​b​i​l​l​i​o​n​s​-​l​i​t​t​o​r​a​l​-​c​o​m​b​a​t​-​s​hip).

(8) Et ce, bien qu’une variante des Freedom, le multimission surface ship, ait été commandée à quatre exemplaires par l’Arabie saoudite et intéresse la Grèce. La variante saoudienne comporte un canon de 76 mm (contre un de 57 mm pour l’US Navy) ; 16 lanceurs verticaux Mk41 (contre aucun) ; huit missiles RGM-84 Harpoon (contre aucun) ; un lanceur SeaRAM (contre un RAM) ; des tubes lance-torpilles (contre aucun) ; une suite sonar et le radar SPY-1F.

(9) Mais aussi la version « frégate » du national security cutter des garde-côtes.

(10) Jean-Jacques Mercier, « Grands drones de surface : quelles évolutions ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 86, octobre-novembre 2022.

(11) Matthew Hipple, « The Navy Must Fix Mine Warfare’s Institutional Structure », Proceedings, vol. 150, no 1, janvier 2024.

Philippe Langloit

areion24.news