Baltique, Méditerranée, golfe d’Aden et mer Rouge, Indopacifique… L’actualité de la marine est chargée… N’existe-t-il pas un risque de « surchauffe » au vu du nombre réduit de bâtiments ?
L’actualité ne laisse aucun répit. Le fait nouveau est que les conflits sont plus violents et qu’ils sont simultanés. Cela crée un double effet : un effet horizontal d’étirement géographique et un effet vertical d’élévation du niveau d’exigence. Et le double effet de tension s’applique sur l’ensemble des missions de la Marine : la dissuasion, la protection dans les eaux territoriales et les zones économiques exclusives, et l’intervention en haute mer ou en zone littorale. La réponse à cette tension sur les moyens et les missions, c’est donc de choisir et de prioriser. C’est une tâche complexe, car la Marine nationale est engagée partout en opérations : en métropole, en outre-mer et sur toutes les mers du monde. Elle est mondiale. Un exemple des réponses à cette tension : la frégate La Fayette a ponctuellement quitté son port base de Toulon pour Brest, afin de remplir les missions dévolues habituellement aux patrouilleurs de haute mer de la façade atlantique.
L’actualité de la Marine qui est la plus visible, comme vous le mentionnez, c’est la mission « intervention », au travers des points chauds en Baltique, en mer Rouge et bien sûr en Méditerranée orientale. Nos bâtiments et aéronefs, qui sont l’expression de la puissance navale, sont prioritairement déployés dans ces zones de crises : les frégates, les sous-marins, les avions de patrouille maritime, le porte-avions Charles de Gaulle et son groupe aéronaval. En mer Rouge, depuis décembre 2023, au sein de l’opération de l’Union européenne « Aspides », les frégates de la Marine protègent avec succès le trafic maritime contre les missiles et drones houthis. Protéger les navires de commerce contre les drones ou les missiles, c’est une mission taillée pour une marine de combat. Les frégates sont en première ligne, et les marins continuent de mener sur zone un travail remarquable et difficile. C’est ici que l’on récupère les dividendes d’une préparation, d’un entraînement et surtout d’un état d’esprit endurant et combatif. En mer, un équipage est toujours prêt à basculer de l’entraînement à l’opération. Cette réalité était valable hier et le sera encore demain, d’autant plus sur des bâtiments qui mutualisent les missions de lutte antiaérienne, de lutte antinavire, de lutte anti-sous-marine et d’action vers la terre. Dans ce contexte, il s’agit de ne jamais baisser la garde.
Mais c’est la partie émergée de l’iceberg. Car, de manière moins visible, la Marine agit aussi tous les jours en opération en Atlantique, dans la Manche et en mer du Nord, dans les Caraïbes ou en Indopacifique. En Atlantique, par exemple, la Marine nationale et les marines alliées de l’OTAN sont régulièrement confrontées à la présence de sous-marins russes, plus modernes, plus rapides et plus silencieux que leurs prédécesseurs. La guerre en Ukraine a eu, en effet, très peu d’impact sur les capacités de la flotte sous-marine russe de la flotte du Nord ; elle est toujours intacte et très active. La France doit conserver sa liberté d’action en Atlantique, c’est une nécessité primordiale pour la dissuasion. La Marine est aussi présente en Afrique de l’Ouest avec la mission « Corymbe » depuis plus de quarante ans, de manière quasi permanente. La Marine nationale est très sollicitée dans la Manche, au côté des autres administrations, pour la sauvegarde de la vie humaine des migrants qui tentent de la traverser : c’est une mission complexe et très exigeante. Enfin, face aux trafics, la présence de la Marine devient plus critique : elle a déjà saisi plus de 40 tonnes de drogue en 2024, avec le soutien des alliés et des administrations de l’État. Un record, signe que le trafic explose. Et l’année n’est pas finie.
Les marines européennes s’engagent de plus en plus en Indopacifique, et une FREMM a récemment été déployée pour la première fois durant un exercice« RIMPAC ». Faut-il accroître, y compris « à demeure », notre présence dans le Pacifique ?
Pourquoi les pays européens sont-ils davantage présents dans l’Indopacifique ? Les enjeux économiques, technologiques, financiers, humains sont fondamentalement interconnectés et mondiaux. Le cœur de la croissance mondiale est en Asie. Et ces enjeux de prospérité et de sécurité sont liés au monde maritime. Si les câbles sous-marins qui relient l’Europe à l’Asie sont coupés en mer Rouge, par accident ou par agression volontaire, quel impact cela aurait-il sur les communications pour les pays riverains, ou pour les continents plus lointains ? Quel impact des tensions en mer Rouge auraient-elles sur les échanges commerciaux au Moyen-Orient, mais aussi sur les ports européens ? Le trafic commercial au cap de Bonne Espérance, au sud de l’Afrique, depuis l’Asie et le Moyen-Orient, a bondi de 60 %. Cela impose aux ports d’arrivée, en Europe ou en Afrique du Nord, une réorganisation de leur logistique. Les nations européennes prennent donc leurs responsabilités en engageant leurs forces navales dans la protection du commerce et de la liberté de navigation, en particulier au sein de l’opération « Aspides ». Plus à l’est, la pression des garde-côtes chinois sur les garde-côtes philippins en mer de Chine est préoccupante. La Marine française doit garder ses accès ouverts en y développant ses partenariats. Elle doit également saisir l’évolution des enjeux, les anticiper, et mieux connaître cette zone maritime, avec ses spécificités, son environnement propre et ses acteurs. Rien ne remplace une présence régulière auprès de nos partenaires et de nos alliés. C’est le sens du déploiement de nos frégates dans cette région, notamment celui de la FREMM Bretagne jusqu’au Japon. Elle a notamment participé à l’exercice « RIMPAC » et a été intégrée au groupe aéronaval italien Cavour.
Faut-il rappeler ici que la France est une nation du Pacifique et de l’océan Indien ? Fin septembre, j’ai rendu visite aux marins engagés à Mayotte et la Réunion. Ils font un travail remarquable, au sein des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien, pour défendre les intérêts de la France. Pour vous donner un exemple de cette responsabilité unique de la France : la Marine nationale présidait le symposium des marines de l’océan Indien de 2021 à 2023. Elle présidera le symposium des marines du Pacifique ouest en 2026, pour deux ans. En Indopacifique, la Marine nationale est crédible, parce qu’elle est présente et parce qu’elle agit, à son niveau.
Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas, Italie… Les pays européens commencent à travailler – ou sont déjà bien engagés – sur leurs futurs destroyers antiaériens, avec des salves plus importantes. Comparativement, le dispositif français – deux Forbin, deux FREMM – est-il suffisant pour les vingt à trente ans à venir ?
Pour les pays européens que vous citez, les programmes sont lancés ou encore au stade de concept. C’est conforme aux attentes, car leurs échéances de remplacement des classes de navires anciennes tombent au milieu de la prochaine décennie. Bien sûr, nous échangeons avec nos alliés sur nos concepts, nos doctrines, nos besoins. C’est essentiel pour assurer l’interopérabilité future de nos systèmes et de nos plateformes qui seront parfois engagés dans des missions communes. Il y a aussi des besoins militaires à mettre en cohérence dans chaque marine, dans chaque armée, et plus largement dans chaque système de défense national. Cela veut dire que nous auront des besoins militaires convergents, mais aussi, parfois, divergents. Les cadres actuels d’acquisition, de développement et de construction sont différents pour chaque nation, même s’il existe des structures comme l’OCCAR pour porter des projets communs. Pour la Marine nationale, ce sont des sujets que nous étudions d’abord avec la Direction générale de l’armement. La Marine est dans un tempo différent de celui de nos alliés européens. Elle a admis au service actif la classe Forbin au début des années 2010 et les FREMM de défense aérienne au début des années 2020. Nous nous concentrons donc d’abord sur la rénovation des frégates de défense aérienne, à mi-vie, à la fin de cette décennie. Quatre frégates de défense aérienne, avec des radars modernes et performants, et une capacité d’action adaptée à la menace, c’est le minimum pour assurer les missions de défense aérienne.
La guerre d’Ukraine a aussi une dimension maritime. Quelles sont les leçons que vous en retirez ?
La guerre d’Ukraine a une dimension maritime, bien sûr, comme la plupart des conflits. C’est une guerre qui nous apprend beaucoup. Les combats ont lieu dans tous les milieux et dans tous les champs : informationnel, spatial, cyber, terrestre, aérien… et dans le champ maritime. C’est dans le milieu maritime que l’Ukraine a peut-être trouvé les meilleurs leviers pour faire mal à la Russie. C’est d’autant plus vrai depuis que le front terrestre s’est globalement stabilisé, en dépit de la percée ukrainienne sur la route de Koursk et de la forte pression russe dans le Donbass. Les conflits territoriaux débordent en mer. Pour nous, marins, la guerre en Ukraine et son développement en mer apportent leur lot d’enseignements. Des leçons tactiques et stratégiques.
D’un point de vue stratégique, trois leçons principales. Première leçon stratégique primordiale : le retour de la dissuasion nucléaire au centre de la dialectique des puissances. Cette dimension reste constitutive de la défense de la France et de l’Europe. Elle est spécialement encadrante pour la Marine nationale à travers la force océanique stratégique et la force aéronavale nucléaire embarquée à bord du porte-avions Charles de Gaulle. Ensuite, on ne peut pas se passer des échanges commerciaux par la mer, ils sont liés à la mondialisation. Les exportations de céréales par la mer depuis les ports ukrainiens sont revenues au niveau d’avant-guerre. Ce retour ne s’est pas fait tout seul, mais grâce à d’intenses tractations diplomatiques. La Russie et l’Ukraine ne peuvent se passer de leurs artères commerciales. Enfin, les belligérants voient leurs forces navales bloquées en mer Noire et, dans le même temps, la mer Baltique est devenue un « lac de l’OTAN », avec l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’Alliance. Les accès à la haute mer de la marine russe sont donc plus contraints. En parallèle, l’activité des sous-marins nucléaires russes en Atlantique n’a pas faibli : c’est une constante exigeante pour nous.
Regardez l’Ukraine, un pays qui n’a pas de marine constituée et qui a été très affaibli sur le plan maritime et naval : il peut porter des coups très durs à la Russie, pourtant dotée d’une marine organisée, nombreuse et réputée. L’Ukraine peut même la faire reculer, puisque les attaques navales et aériennes ont repoussé les principaux navires russes ou les états-majors plus à l’est, au-delà de la Crimée. C’est la concrétisation d’une stratégie de déni d’accès, une stratégie du faible au fort, qui a des effets redoutables dans un espace relativement restreint et fermé comme la mer Noire.
L’Ukraine a réussi, aussi, à mobiliser ses marins et ses ingénieurs pour développer rapidement une flotte importante de drones de surface. Première leçon tactique : ne jamais rien lâcher. Ce sont l’audace, l’état d’esprit combatif, la détermination, la capacité à s’adapter, à tirer parti de chaque opportunité qui font la différence. L’attaque et l’envoi par le fond du destroyer Moskva en 2022 est un symbole majeur du combat en mer. Le développement des armes offensives, des armes de technologie et de coût plus accessibles, constituent la deuxième leçon. Leur production à grande échelle, après une période de maturation et grâce à un cycle technologique court, permet de redonner de la masse. Le troisième enseignement est le besoin de s’assurer que nous avons toujours un coup d’avance dans la protection de nos unités contre ce type de menaces. C’est indispensable pour continuer à mener nos opérations. Ici, le parallèle peut être fait avec la situation actuelle en mer Rouge, où les attaques par drones de surface ou aériens, roquettes et missiles des Houthis dans un goulet d’étranglement comme le détroit de Bab el-Mandeb mettent sous pression les bâtiments de commerce comme les navires des coalitions qui les protègent. Pour la première fois, les frégates de la Marine ont détruit plusieurs missiles balistiques, en poussant leurs systèmes au bout de leur capacité.
Pour autant, les perspectives et les issues de la guerre sont encore inconnues. La Russie voulait étouffer l’Ukraine et la priver de ses accès maritimes. Mais ils sont vitaux pour l’Ukraine, et elle fera tout pour les sauvegarder.
Faire fonctionner une marine est un exercice complexe : maintien en condition, recrutement et fidélisation, entraînement, modernisation, renforcement des stocks de munitions… Quels sont vos points de vigilance plus particuliers ?
C’est mon rôle d’assurer au chef d’état-major des armées et au président de la République, chef des armées, une marine prête au combat.
Au cœur de nos préoccupations se trouvent les marins eux-mêmes et les ressources humaines. La marine remplit aujourd’hui son besoin de recrutement tant en qualité qu’en quantité, avec un bon niveau de sélectivité. Quatre mille marins à recruter par an, dans 80 métiers, c’est une mission pivot. La Marine fait, avec le soutien du ministère, d’importants efforts pour faire progresser les marins, et pour les conserver. Je dis souvent que l’on doit « donner envie d’avoir envie » : envie de rentrer dans la marine ; envie de progresser ; envie de rester. Nous sommes également en train de moderniser nos cycles et programmes de formation, en ouvrant par exemple en 2025 l’école des Apprentis de la Marine (niveau première-terminale) sur le site de Saint-Mandrier, mais aussi en augmentant sensiblement le nombre de places à l’école des Mousses et à l’école de Maistrance. Les ressources humaines sont clairement l’enjeu central des prochaines décennies.
Tous les points de vigilance que vous énoncez sont scrutés avec précision. Chaque détail est important, chaque décision a des conséquences, chaque renoncement se ressent, parfois une décennie plus tard. Car la Marine est un objet du temps long, on réfléchit pour le siècle. Elle exige une vision stratégique de long terme pour conserver la supériorité opérationnelle dans vingt ans et au-delà. Il faut sept ans pour construire une frégate, plus de dix ans pour construire un porte-avions, qui naviguera jusqu’en 2080. Aujourd’hui, on construit des bassins pour cent ans. Le dernier sous-marin nucléaire lanceur d’engins de 3e génération à entrer en service naviguera jusqu’en 2090 ! Oui, on peut avoir une image assez réaliste de la menace et des besoins militaires jusqu’en 2040. Mais, imaginer la société, le monde du travail, l’art de la guerre en 2050, c’est très difficile tant notre monde évolue vite sous l’effet de l’accélération technologique, du changement climatique, des évolutions sociétales… Il faut donc construire des capacités qui pourront faire face aux menaces de 2040 et qui seront suffisamment évolutives dans le temps long.
Mais il y a aussi le temps court de mon plan stratégique, dévoilé en mai 2024 : renforcer la capacité immédiate à combattre. Il y a donc un paradoxe à surmonter entre l’urgence d’adapter nos systèmes, nos modes d’action et nos organisations à la menace actuelle, et la nécessité de construire la marine à un horizon plus lointain. Quelques décisions nécessaires doivent être prises maintenant, d’autres doivent s’adapter au cycle d’évolution de notre environnement, un cycle beaucoup plus court aujourd’hui qu’il ne l’était auparavant. C’est le sens des défis technologiques, comme le système de lutte anti-mines du futur, une capacité entièrement dronisée. On progresse aussi beaucoup dans la connaissance et la surveillance des fonds marins, soutenus par une stratégie ministérielle cohérente et intégrée.
Pour ce qui concerne l’entraînement, il a été rehaussé au regard de l’évolution des menaces. C’est le cas, par exemple, pour la lutte antidrone, mais c’est vrai pour tous les domaines de lutte. C’est vrai encore dans un cadre interarmées ou interallié, à travers les exercices « POLARIS/ORION » ou les exercices majeurs de l’OTAN. La simulation nous aide, mais ne remplacera jamais l’activité et l’entraînement à la mer. Enfin, quelques mots sur les munitions : la Loi de programmation militaire 2024-2030 amplifie la rénovation et les commandes de munitions ; c’est nécessaire pour améliorer la situation des stocks et, in fine, être prêt à combattre.
Joseph Henrotin
Nicolas Vaujour