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mardi 21 janvier 2025

L’OTAN sans les États-Unis. Quelle défense pour l’Europe ?

 

Donald Trump menace de ne plus garantir la protection des « mauvais payeurs » de l’OTAN, voire d’encourager la Russie à les attaquer. Le milliardaire ne dissimule pas non plus son souhait de faire sortir les États-Unis de l’Organisation. En réalité, quel que soit le parti gagnant en 2024, le Pentagone pourrait être obligé d’effectuer un redéploiement majeur de ses forces actuellement stationnées en Europe pour concentrer la plus grande partie de ses moyens militaires dans l’Indopacifique.

Selon certains analystes, la Chine pourrait en effet avoir la capacité d’envahir Taïwan dans un avenir proche. Or, si un tel scénario devait se confirmer, les forces américaines ne seraient pas en mesure de l’emporter sur deux fronts simultanés face à de grandes puissances. Cette perspective est particulièrement inquiétante dans un contexte où certains estiment la Russie capable d’attaquer un ou plusieurs pays européens de l’OTAN d’ici cinq à huit ans. Les membres européens de l’Alliance atlantique sont-ils néanmoins en mesure d’assurer leur propre défense sans l’aide des Américains ? En cas de désengagement partiel ou total des États-Unis vis-à‑vis de l’OTAN, quels sont les scénarios à envisager pour garantir la défense de l’Europe ?

Les États-Unis et les pays européens au sein de l’Alliance : quelques données chiffrées

L’OTAN – qui vient de fêter ses 75 ans – représente probablement la coalition militaire la plus robuste et la plus avancée de l’histoire contemporaine. Les pays membres de l’Organisation possèdent ensemble plus d’effectifs et d’équipements militaires que la Russie, considérée comme « la menace la plus importante et la plus directe » pour la sécurité des Alliés, mais également la Chine, qui « fait peser sur la sécurité euro-­atlantique » des « défis systémiques » (1). Néanmoins, une bonne part de cette supériorité numérique est à mettre à l’actif des États-Unis. A contrario, l’OTAN n’est pas un outil vital pour faire face au défi chinois qui constitue, depuis 2011, la priorité stratégique du Pentagone.

Sur les 3,3 millions de militaires en service actif dont dispose l’Organisation, 1,4 million sont américains et près de 1,3 million sont issus des 23 pays de l’Union européenne également membres de l’Alliance (2). Aujourd’hui, les États-Unis assurent à eux seuls près des deux tiers des dépenses militaires de l’Alliance (ou contributions indirectes de l’OTAN) et fournissent environ 70 % des équipements critiques, tels qu’hélicoptères, appareils de ravitaillement en vol, défense antimissile balistique, reconnaissance et renseignements satellitaires. En outre, cinq des neuf postes de commandement les plus importants de l’Organisation – dont celui de Commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) – sont occupés par des Américains (3). Au total, près d’un septième des effectifs du commandement allié Opération (ACO) – dirigé par le SACEUR – sont américains (soit environ un millier de personnes).

Le général américain qui assume la fonction de SACEUR a une double casquette puisqu’il est aussi le chef du Commandement des forces des États-Unis pour l’Europe (COM EUCOM – United States European Command), dont la zone de responsabilité est pratiquement identique à celle de l’ACO. Selon les décisions prises à Washington, les forces américaines peuvent donc être placées sous le commandement du SACEUR et/ou du COM EUCOM. Washington peut ainsi décider d’engager ses forces prépositionnées en Europe en dehors du commandement de l’OTAN et éventuellement sous la forme d’une coalition.

La remontée des effectifs militaires américains prépositionnés en Europe à un niveau d’environ 100 000 hommes (contre 75 000 en février 2022), faisant suite à la seconde invasion de l’Ukraine par la Russie – et représentant actuellement plus de la moitié des soldats américains déployés à travers le monde –, confirme le rôle que joue Washington au sein de l’Alliance atlantique (4). Les États-Unis participent – en tant que pays contributeur ou pays cadre (en Pologne) – à cinq des huit groupements tactiques multinationaux de la « présence avancée renforcée » (Enhanced forward presence – EFP) de l’OTAN, positionnée en permanence sur le flanc est de l’Alliance. Last but not least, les Américains contribuent au « nouveau modèle de forces » de l’OTAN (New Force Model – NFM) qui devrait rassembler jusqu’à 800 000 hommes disponibles sous trois mois pour la défense de l’Europe. Les Européens devraient néanmoins fournir l’essentiel des forces du NFM déployables sous 10 à 30 jours (5).

Les membres européens de l’Alliance atlantique ne disposent pas, à l’heure actuelle, des ressources nécessaires pour mener, sans les États-Unis, une guerre de haute intensité face à un pays tel que la Russie, que ce soit individuellement ou collectivement. Cela peut sembler paradoxal quand on sait que, par exemple, les budgets de défense cumulés des États membres de l’UE sont trois fois supérieurs à celui de la Russie (et ce malgré l’augmentation de 24 % du budget de défense de cette dernière en 2023 par rapport à 2022). En outre, les pays de l’UE alignent ensemble plus de militaires que la Russie (qui compte actuellement 1,1 million de soldats d’active), mais également plus d’avions de combat (± 2 000), plus de chars (± 4 000) et bien plus de navires de guerre (± 180) (6). En réalité, le gros problème des Européens (qu’ils fassent ou non partie de l’UE) est qu’ils manquent des instruments nécessaires – capacités de commandement et de contrôle (C2) ; moyens de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance – ISR) ; capacités logistiques et munitions suffisantes – pour combattre de manière efficace et autonome. Enfin, la posture de dissuasion de l’OTAN repose essentiellement sur les armes nucléaires des États-Unis déployées à l’avant en Europe.

Alors que la guerre russo-­ukrainienne relance l’idée d’un renforcement de l’autonomie stratégique européenne en matière de sécurité et de défense, et par là même d’une consolidation de ce que certains appellent « le pilier européen de l’OTAN », elle accroît paradoxalement la dépendance 

stratégique envers les États-Unis. Les Européens investissent davantage dans leur défense (et consacreront, pour la plupart, 2 % de leur PIB à leurs dépenses de défense cette année), mais ils achètent aussi beaucoup de matériel américain (68 % de leurs acquisitions actuelles et/ou en cours) (7). Or, en cas de conflit majeur dans la région indopacifique, il est probable que cette dépendance à l’industrie américaine puisse compromettre la livraison de systèmes d’armement commandés par les Européens. Certains pays, tels que la France, estiment que l’UE doit se doter d’instruments industriels propres afin de défendre ses intérêts sans dépendre d’États tiers, même alliés. Actuellement, l’Europe est en tout cas loin d’avoir unifié son armement – elle possède six fois plus de systèmes d’armes que les États-Unis –, ce qui est coûteux et peu efficient (8).

Quels scénarios possibles avec et sans les États-Unis ?

Dans un avenir plus ou moins proche, les États-Unis pourraient être amenés à retirer une partie significative de leurs forces opérationnelles déployées en Europe et à réduire leur présence au sein de la structure intégrée de l’OTAN. Le fonctionnement de la chaîne de commandement opérationnel de l’OTAN pourrait dès lors être perturbé, ce qui compliquerait, en particulier, la mise en place des nouveaux plans de défense de l’OTAN. En cas de désengagement américain, peut-être serait-il intéressant d’envisager la désignation d’un SACEUR européen. Celui-ci pourrait non seulement assurer (à temps plein cette fois !) la planification et l’exécution de toutes les opérations otaniennes, mais également renforcer la crédibilité des Européens au sein de l’Organisation et/ou face à un ennemi potentiel. Comme ce fut le cas pour la France, le retrait possible des États-Unis de la structure de l’OTAN pourrait n’être que partiel et temporaire. Une certaine créativité et flexibilité devraient dès lors guider les décisions.

Les États-Unis pourraient également décider de diminuer ou de retirer certaines de leurs capacités facilitatrices présentes en Europe (C2, défense antimissile, ISR et missiles longue portée en particulier), ce qui serait susceptible de compromettre la défense du Vieux Continent. En outre, si Washington venait à remettre en cause le principe de dissuasion nucléaire élargie, la posture stratégique de l’OTAN serait affaiblie. La France et le Royaume-­Uni n’ont en effet jamais intégré le programme de dissuasion partagée de l’Organisation et la possible extension de la dissuasion nucléaire française en Europe suscite encore beaucoup de débats. Enfin, dans le cas extrême où les États-Unis envisageraient un retrait complet de l’OTAN – scénario certes peu probable –, Washington pourrait mettre en œuvre des accords de sécurité bilatéraux avec certains pays européens.

Face au retour d’une guerre de haute intensité en Europe et à celui – tout aussi possible – d’une nouvelle présidence de Donald Trump à la Maison-­Blanche, mais surtout face au « pivot » asiatique des États-Unis, il est urgent dans un premier temps que chaque pays européen soit capable d’assurer sa propre défense sans compter sur l’OTAN et que, dans un second temps, l’Europe soit en mesure de défendre ses frontières communes (grâce à une défense européenne, au pilier européen de l’OTAN et/ou à des accords multinationaux). Il s’agirait là d’un changement de paradigme fondamental pour la défense de l’Europe, exclusivement garantie depuis 75 ans par l’OTAN, et donc essentiellement par les Américains. La défense européenne n’a néanmoins pas vocation à se substituer à l’OTAN, qui reste la pierre angulaire de la défense de l’Europe. Les accords de « Berlin plus » constituent une base de départ pour régler les rapports entre l’OTAN et le volet défense de l’Union européenne, même s’ils s’avèrent difficiles à appliquer, pour des raisons tant politiques que pratiques. Sortir de cette impasse euro-­atlantique est pourtant indispensable pour permettre à l’Europe de développer sa propre personnalité de défense, conformément au traité de Lisbonne.

En définitive, la défense de l’Europe passe par un soutien militaire à l’Ukraine qui soit efficace, mais également par la capacité des Européens à maintenir une première ligne de protection crédible et rapidement disponible pour assurer la défense du territoire européen, et ce même en l’absence des capacités conventionnelles, voire du parapluie nucléaire, des Américains. La mise en place d’un programme industriel de défense et d’un bouclier antimissile européens ainsi que l’extension de la dissuasion nucléaire française en Europe et le développement de bases militaires permanentes européennes dans les pays les plus proches de la Russie font partie des pistes envisagées. 

* L’auteure s’exprime à titre personnel.

Notes

(1) Concept stratégique 2022 de l’OTAN adopté par les chefs d’État et de gouvernement au sommet de Madrid le 29 juin 2022 (https://​www​.nato​.int/​c​p​s​/​f​r​/​n​a​t​o​h​q​/​t​o​p​i​c​s​_​2​1​0​9​0​7​.​htm).

(2) Les 615 300 militaires restants sont fournis par la Turquie (355 200 militaires), le Royaume-Uni (150 350), le Canada (66 500), la Norvège (25 400), la Macédoine du Nord (8 000), l’Albanie (7 500) et le Monténégro (2 350) (The International Institute for Strategic Studies, The Military Balance, 2023).

(3) Quatre généraux américains sont respectivement à la tête des commandements de forces interarmées (JFC) de Norfolk et de Naples, mais également des commandements de milieu terrestre (LANDCOM) et aérien (AIRCOM), qui composent l’ACO.

(4) En 2023, plus de 168 000 soldats américains étaient en service actif à l’étranger.

(5) OTAN, « Defence Expenditure of NATO Countries (2014-2024) », Bruxelles, 12 juin 2024 (https://​www​.nato​.int/​n​a​t​o​_​s​t​a​t​i​c​_​f​l​2​0​1​4​/​a​s​s​e​t​s​/​p​d​f​/​2​0​2​4​/​6​/​p​d​f​/​2​4​0​6​1​7​-​d​e​f​-​e​x​p​-​2​0​2​4​-​e​n​.​pdf).

(6) Jean-Paul Perruche, « L’Europe au défi de la puissance militaire » dans Sando Gozi, Dusan Sidjanski et François Saint-Ouen (dir.), Une défense européenne autonome est-elle encore possible ?, Centre de compétences Dusan Sidjanski en études européennes, Genève, 2023, p. 88.

(7) Olivier Jehin, « [Verbatim] Le réveil européen en matière de défense, trop lent au goût des industriels », B2 Pro Le quotidien de l’Europe géopolitique, 19 avril 2024 (https://​club​.bruxelles2​.eu/​2​0​2​4​/​0​4​/​v​e​r​b​a​t​i​m​-​l​e​-​r​e​v​e​i​l​-​e​u​r​o​p​e​e​n​-​e​n​-​m​a​t​i​e​r​e​-​d​e​-​d​e​f​e​n​s​e​-​t​r​o​p​-​l​e​n​t​-​a​u​-​g​o​u​t​-​d​e​s​-​i​n​d​u​s​t​r​i​els).

(8) Niall McCarthy, « Europe Has Six Times As Many Weapon Systems As The U.S. », statista​.com, 20 février 2018.

Estelle Hoorickx

areion24.news