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vendredi 24 janvier 2025

L’intelligence artificielle, un vecteur de souveraineté pour la Russie

 

La révolution numérique et la montée en puissance conjointe de l’intelligence artificielle et de la robotique apparaissent aux yeux du président russe comme les principaux vecteurs de croissance et de puissance des deux prochaines décennies.

Les dirigeants russes ont toujours considéré que la capacité d’innovation d’une grande puissance conditionne et détermine son développement, sa croissance, sa stabilité et son pouvoir. L’innovation militaire (surtout durant la période de l’Union soviétique, dont la Russie est héritière) est l’ingrédient essentiel au dispositif global de défense de la Russie. Celui-ci est confronté à un environnement de risques et de menaces en évolution permanente, a fortiori dans un contexte de conflit de haute intensité depuis mars 2022. La doctrine russe concernant l’intelligence artificielle (IA) s’inscrit dans une volonté affirmée d’accélération du développement économique, de modernisation des infrastructures russes, d’initiatives d’amélioration du bien-être des citoyens russes et de facilitation de l’activité commerciale et entrepreneuriale. 

L’écosystème russe de l’IA

L’écosystème russe de l’IA se structure dans un réseau d’activités interconnectées impliquant le gouvernement, les entreprises publiques, l’armée, les universités, les techno-parcs et les acteurs privés. L’une des principales caractéristiques de l’écosystème russe de l’IA réside dans son leadership par des entreprises publiques et la part importante du financement fédéral du secteur. Dans ce groupe d’entités publiques, on retrouve des incubateurs, des bailleurs de fonds et des initiatives fédérées visant à faciliter le développement de l’IA. Cette forte dépendance à l’égard du financement fédéral inquiète certains analystes en Russie qui craignent qu’elle ne nuise à l’initiative, à la prise de risque technologique et à la croissance. Si certaines enquêtes et classements internationaux (en recherche fondamentale et appliquée, articles et publications scientifiques, formations) suggèrent un certain retard de la Russie en IA face aux deux leaders du domaine que sont la Chine et les États-Unis, on ne doit pas sous-estimer l’expertise russe en matière d’IA et de robotique qui la place dans le trio de tête mondial. En outre, le gouvernement lui-même est conscient de ces faiblesses et ne manque pas d’insister sur le concours actif du milieu des affaires militaires pour favoriser l’émergence de jeunes entreprises à haute plus-value technologique, notamment dans l’intelligence artificielle — tel était par exemple le propos du document intitulé « Stratégie de développement de l’industrie des technologies de l’information dans la Fédération de Russie pour 2014-2020 et perspectives à l’horizon 2025 » (1). Les sanctions renforcent même l’opportunité de développer des solutions natives et non tierces, comme l’incitait déjà la loi fédérale sur la sécurité des infrastructures d’information critiques de la Fédération de Russie n°187-FZ de juillet 2017 (2) qui impose aux organisations disposant d’infrastructures d’informations catégorisées comme critiques (les administrations d’État, les banques, les services liés à la sécurité, etc.) d’assurer la transition vers l’utilisation prédominante de logiciels russes. Depuis mars 2022, l’écosystème numérique russe a prouvé sa résilience et sa capacité d’adaptation, à la grande surprise de nombreux responsables politiques occidentaux.

Au niveau juridique, le gouvernement russe a mis en place un cadre de gouvernance structurel nécessaire au développement et à la concurrence dans les domaines de l’IA, de la robotique et des systèmes cyber-physiques autonomes. Depuis le décret présidentiel n°490 du 10 octobre 2019, faisant lui-même suite à plusieurs déclarations appuyées du président russe sur cette thématique, les administrateurs nationaux et locaux s’efforcent de mettre en œuvre des stratégies assorties d’objectifs et de mesures pour promouvoir un environnement favorable au développement du numérique, et notamment de l’IA, en Russie. La mise en œuvre de ces efforts et incitations est largement dirigée par le gouvernement, par le biais d’entreprises publiques et le soutien des parcs technologiques disséminés sur le territoire de la Fédération. Pour autant, si les initiatives en matière d’IA prennent de l’ampleur au sein du gouvernement russe, le secteur privé est fortement incité à s’emparer du sujet afin de contribuer au développement des activités connectées à l’IA.

Si la population russe perçoit bien les avantages d’une plus grande numérisation du pays, les efforts du gouvernement pour accroitre l’accès aux données privées sont parfois critiqués par une partie de l’opposition qui craint que ces technologies ne nuisent aux droits et à la vie privée des citoyens russes. Ces derniers se méfient (tout comme les citoyens européens) d’un développement incontrôlé de l’IA qui aurait des impacts toxiques sur la société et sur les libertés individuelles, d’où des rappels du Président ou des textes officiels quant à la nécessité d’assurer une protection des données. La base légale est la loi fédérale n°152-FZ de juillet 2006, qui présente de très nombreuses similitudes avec le règlement général sur la protection des données européen d’avril 2016 (entré en application en mai 2018).

Il convient d’éviter l’écueil de la vision d’une Russie alanguie, étatisée à l’extrême avec des agents économiques serviles. Tel n’est pas le cas, et le registre de l’IA permet par exemple de mettre en avant l’initiative d’acteurs privés intitulé le Code d’éthique de l’Intelligence Artificielle (3), lancé le 26 octobre 2021 et chapeauté par de grandes structures nationales comme Yandex, Sberbank, Gazprom ou MTS. Ses six principes visent à s’imposer auprès des sociétés et instituts signataires : 

1. La priorité clé du développement des technologies de l’IA est la protection des intérêts et des droits des êtres humains en général et de chaque personne en particulier.

2. La responsabilité doit être pleinement reconnue lors des phases de création et d’utilisation de l’IA.

3. Les humains sont toujours responsables des conséquences de l’application des systèmes d’IA.

4. Les technologies d’IA doivent être utilisées conformément à l’objectif visé et intégrées lorsqu’elles profitent aux personnes.

5. Les intérêts du développement des technologies de l’intelligence artificielle l’emportent sur les intérêts de la compétition.

6. La transparence et la fiabilité maximales des informations concernant le niveau de développement des technologies de l’intelligence artificielle, leurs capacités et leurs risques sont cruciales. 

À la lecture du document, l’on sent comme une volonté expresse de proposer un contre-modèle au transhumanisme d’essence occidental : cela est loin d’être fortuit, et s’inscrit dans une voie réitérée de longue date depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine.

La formation, les marchés de l’IA en Russie et la coopération internationale

Comme l’ensemble des pays européens et la France en particulier, la Russie est confrontée à une pénurie systémique d’experts de très haut niveau dans les secteurs de la R&D industrielle, et en particulier dans le domaine de l’IA. Cette situation s’explique par l’exode des professionnels formés aux technologies vers des emplois mieux rémunérés à l›étranger, par les effets persistants de la chute de l›Union soviétique et de la période qui a suivi, ainsi que par les disparités démographiques qui caractérisent le territoire russe. Le gouvernement russe souhaite relever le défi du maintien des expertises en sciences des données et IA sur le territoire russe et prend les mesures nécessaires. De grands programmes sur l’IA sont lancés en direction de la jeunesse, des étudiants et des ingénieurs. Ce volontarisme en faveur de la formation, et quel qu’en pourraient être les couts, est d’autant plus justifié que lors des Olympiades de l’informatique (IOI) ou des compétitions de programmation (ICPC) (4), la Russie moissonne régulièrement les récompenses, preuve de la haute compétence de ses futurs ingénieurs.

Les développements technologiques et la croissance du marché privé de l’IA en Russie profitent des efforts de R&D soutenus par l’État. Les plateformes d’IA s’appuient sur les progrès réalisés dans le traitement du langage naturel (NLP), dans la vision artificielle et dans l’analyse prédictive. La demande concerne les solutions NLP appliquées au domaine financier, au marketing et à la vente au détail. Les logiciels de reconnaissance faciale, la sécurité des installations et des périmètres, le transport robotisé de marchandises, l’agroalimentaire, les systèmes de contrôle des transports publics et l’intégration des réseaux ferroviaires, l’analyse médicale automatisée sont les secteurs les plus demandeurs de solutions basées sur l’apprentissage automatique. 

La Russie aspire à devenir un leader d’opinion dans le domaine de l’IA. Les dirigeants russes font régulièrement la promotion de l’IA développée au service des citoyens, à travers les innovations médicales ou l’amélioration des performances économiques (ce qui au passage était le désir du pionnier de la cybernétique soviéto-russe, le colonel-ingénieur Anatoly Kitov, désirant employer les supercalculateurs à cet effet dans son projet « Livre Rouge » rédigé en 1959). Le pouvoir russe souligne aussi le danger de l’IA si elle tombe entre de mauvaises mains ou si elle sert de mauvaises intentions. Il insiste sur la nécessité de protéger les traditions de la Russie à travers la technologie tout en assurant une stabilité interne de la société préservée des ingérences extérieures. Rappelons utilement que le corpus doctrinal de la Fédération de Russie en date du 9 septembre 2000 porte sur la stratégie informationnelle (5) et incidemment sur les données et leur exploitation. Ladite doctrine a été révisée le 5 décembre 2016 sur des éléments à la marge, restant immuable sur les éléments principaux que sont la défense des intérêts nationaux (sur le plan technique mais aussi civilisationnel, moral et spirituel), la nécessité d’un secteur informationnel propice à l’émergence de champions nationaux et internationaux, l’appui d’outils et de services informationnels au développement économique, l’émergence d’une société informationnelle sûre et fiable.

Dans le contexte de désoccidentalisation de la Russie, le rôle de l’IA et le rang que la Russie entend tenir dans les puissances algorithmique prend toute son importance : ainsi en 2023 durant le forum de l’AI Journey, le propos du président Vladimir Poutine s’est fait très clair, il a débuté son allocution par l’existant (l’emploi de l’IA dans le secteur énergétique afin d’améliorer la production et la sécurité logistique) avant d’évoquer les voies prospectives en axant sur la nécessité de la recherche sur les grands modèles de langage et l’intelligence artificielle générative. Mais plus encore, c’est le propos volontairement optimiste qui l’emporte afin de faire asseoir une évolution technologique dans un cadre humaniste (et non transhumaniste) : « Il est important de noter que pour les citoyens, la mise en œuvre quotidienne d’une intelligence artificielle de pointe est un phénomène social moderne centré sur l’humain, offrant une nouvelle qualité de vie et de nouvelles opportunités de développement professionnel. » Et pour y parvenir — reprenant en cela des propos déjà tenus et même sanctuarisés dans des plans d’action officiels —, il incite les principales institutions à ouvrir l’accès à leurs infrastructures pour décupler les capacités de recherche : « J’exhorte le gouvernement, l’Alliance et l’Académie des sciences de Russie à concevoir un mécanisme garantissant l’accès des scientifiques russes aux supercalculateurs existants et potentiels en cours de construction dans le pays. Les étudiants des cycles supérieurs et du premier cycle, ainsi que les écoliers impliqués dans la recherche et les travaux pratiques liés à l’IA devraient bénéficier de privilèges spéciaux lorsqu’il s’agit d’utiliser l’infrastructure informatique. » Cette vision ne manque pas de sel lorsque l’on sait que tel était le souhait du colonel-ingénieur Kitov précité, il y a plus de soixante ans.

Enfin, la Russie cherche à établir des partenariats bénéfiques dans le domaine de la technologie et du développement de l’IA dans le monde entier. Elle a par exemple conclu des accords importants avec la Chine et la Corée du Sud par l’intermédiaire des sociétés Huawei et Samsung. Les dirigeants russes depuis 2022 sont toutefois contraints à revoir plusieurs de leurs partenariats avec certains pays en raison de sanctions les frappant, ce qui a redonné de la vigueur par exemple au partenariat avec l’Inde, autre puissance algorithmique, comme il a été précisé lors du grand forum économique SPIEF de juin 2024 à Saint-Pétersbourg au sein duquel participa précisément le Premier ministre Narendra Modi.

Notes

(1) Stratégie pour le développement de l’industrie des technologies de l›information dans la Fédération de Russie pour 2014- 2020 (http://​rb​.gy/​j​d​g​wov).

(2) Loi fédérale sur la sécurité des infrastructures d’information critiques de la Fédération de Russie (https://​digital​.areion24​.news/​gik).

(3) Code d’éthique de l’intelligence artificielle russe (https://​a​-ai​.ru/​e​t​h​i​c​s​_​E​N​/​i​n​d​e​x​.​h​tml).

(4) ICPC International Collegiate Programming Contest (https://​icpc​.global/).

(5) Doctrine de la stratégie informationnelle de la Fédération de Russie de 2000 (https://​digital​.areion24​.news/​q2j).

Yannick Harrel

Thierry Berthier

areion24.news