Si la complexité et la diversité des dynamiques et des territoires concernés conduisent à ne pouvoir présenter ici que quelques faits illustrant significativement les catégories d’initiatives hostiles aux intérêts français dans la zone sud-ouest de l’océan Indien (ZSOI) Mayotte, La Réunion, iles Éparses, ils démontrent toutefois la réalité globale d’une zone où la puissance française est activement disputée, jusque dans son cœur de souveraineté.
Les menaces directes ou indirectes qui pèsent ou sont susceptibles de peser sur les outre-mer français de la ZSOI, la complexité des interactions, la diversité de parties prenantes et la forte volatilité des intérêts au gré des conjonctures et des interlocuteurs nécessitent une vue systémique. Le cadre d’analyse du continuum compétition-contestation-affrontement énoncé en 2021 par Thierry Burkhard, le chef d’état-major des armées français, est structurant de la pensée et facilite la lecture de cette complexité en fondant des catégories de nature et de sens, d’intensité et d’enjeux et enfin de scénarios et d’actions. C’est à ce prisme que nous proposons d’ébaucher cette vue d’ensemble.
Compétition
La Réunion est nodale de l’influence et de la puissance française. Elle est un point d’attention d’acteurs tiers hostiles, dans le champ de la compétition, à ce stade. À travers La Réunion, la France est le plus proche voisin européen de trois BRICS (Afrique du Sud, Inde, Chine). La ZSOI est un espace d’influence de premier plan à travers des regroupements régionaux majeurs (SADC, COMESA, IORA (1)) auxquels la France est associée grâce à La Réunion. Les ZEE conjuguées de La Réunion, de Mayotte et des iles Éparses sont le socle d’une stratégie d’économie bleue nationale. La seule ZEE réunionnaise est sensiblement équivalente à celle de la France continentale. La Réunion, avec ses infrastructures aux standards européens et un niveau de qualification élevé de la population, a les atouts d’une parfaite base arrière ou de projection des projets européens en Afrique australe et de l’Est. Toutefois, dans cet environnement contingent, la stabilité du territoire est un point d’attention au regard des données économiques et sociales de l’ile. Le développement du territoire devient un enjeu de souveraineté afin de raboter tout point d’ancrage aux stratégies cognitives d’acteurs tiers hostiles articulées sur les fragilités sociales. Le paradigme de compétition préfigure donc celui de contestation au prisme du développement territorial.
La dépendance du territoire aux importations est une autre vulnérabilité. L’approvisionnement de l’ile à 80 % par la ligne NEMO, qui relie La Réunion à l’Europe, est questionné par l’évitement du détroit de Bab-el-Mandeb à la suite de l’implication des Houthis yéménites dans le conflit entre le Hamas et Israël. La réorientation massive du trafic maritime par le contournement du cap de Bonne-Espérance n’a pas d’effet sur les stocks, reste à observer l’évolution des prix dans le temps. Sur ce plan, le sourcing régional s’affirme comme une piste. L’intégration régionale et sa relation au développement territorial et au mieux-vivre de la population sont corollaires de stabilité et donc d’enjeux de souveraineté. À nouveau, la dimension de compétition ouvre sur celle de contestation au prisme de la qualité de vie des populations.
Sur le plan des enjeux stratégiques maritimes et des infrastructures adossées de logistique et de transport, l’intégration en 2017 de Madagascar au sein de la ceinture économique de la route de la soie porte notamment deux investissements stratégiques : l’autoroute reliant Tananarive au port de Toamasina, futur port majeur de la ZSOI (financé par le Japon) et le port en eau profonde de la baie de Narindra. Ce dernier investissement fait face, de l’autre côté du canal du Mozambique, au port de Nacala, autre future infrastructure majeure de la ZSOI et de l’Afrique de l’Est en général. La Chine y a investi ainsi que dans la ligne ferroviaire qui le relie au Malawi, à la Zambie et à la Tanzanie. Narindra, dédié aux activités maritimes, peut être envisagé comme une base navale selon l’AMP (2). Elle permettrait un contrôle de la navigation dans le canal. Le paradigme compétition crée les conditions d’hypothèses de contestation concernant les Éparses du canal de Mozambique. L’application du continuum compétition-contestation-affrontement à la situation des outre-mer français dans la ZSOI questionne les intersections des termes du continuum.
Contestation
Le façonnage cognitif articule majoritairement les stratégies de contestation. La Russie est l’un des principaux opérateurs de ces actions hostiles à la France. Son action dans la ZSOI décline la méthodologie russe d’influence et de déstabilisation de la doctrine Karaganov visant à « transformer un monde non-occidental en monde anti-occidental ».
La Réunion
Le cas de La Réunion est celui d’une prospection de contestation sans base contentieuse. Kémi Séba, activiste panafricain antifrançais soutenu par la Russie, est venu à La Réunion fin juin 2019 à l’invitation d’un collectif qui « prône l’émancipation et l’autodétermination », pour « entendre toute une partie de la population qui se sent profondément ostracisée, mise de côté, et socialement, et politiquement et culturellement » (3). Au cours de diverses réunions et meetings, il soulignait sa proximité avec le pouvoir russe, notamment avec Alexandre Douguine, intellectuel, idéologue et propagandiste du Kremlin. L’articulation de son propos a été la situation sociale du territoire qu’on ne « saurait séparer de la question de l’identité ». Il comparait cette situation avec celle de la Bretagne ou de la Normandie, considérant qu’il y avait « un choix fait » de mettre « ici [à La Réunion] ces gens-là de côté parce que c’est des Indiens, parce que c’est des Africains et que cela intéresse moins ». Le discours de l’activiste prorusse n’a pas créé de dynamique.
Les iles Éparses du canal du Mozambique
Ces iles font l’objet d’un contentieux entre la France et Madagascar qui trouve son origine dans le processus d’indépendance de Madagascar en 1960. Le président De Gaulle fait détacher par décret (4) les Éparses (5) du territoire de Madagascar à la veille de la proclamation de l’indépendance malgache. La partie malgache fonde depuis sa demande sur la base de l’uti possidetis. Les iles Éparses occupent une position stratégique de premier plan avec 30 % du commerce mondial maritime des hydrocarbures, mais surtout pour l’exceptionnel potentiel gazier de leur ZEE (6). Seule une poignée de nations maitrise la technologie d’exploitation d’un sous-sol océanique à la profondeur du canal (-2 700 mètres en moyenne), dont la Russie. Les Éparses ont été un élément de narratif de la campagne présidentielle malgache de 2018 du candidat André Christian Dieudonné Mailhol, fondateur de l’Église malgache Apokalypsy. Selon Jeune Afrique, on retrouve Kémi Séba dans le cadre de ce « projet spécial Pasteur » porté par l’AFRIC (Association for free research and international cooperation), filiale d’Evgueni Prigojine, spécialisée dans l’influence en Afrique. Jeune Afrique précise les axes de cette campagne : « Dans le contexte d’une campagne électorale active [la présidentielle y était prévue en novembre 2018], attirer l’attention sur la question des îles Éparses […], rehausser le profil du candidat […] et renforcer le sentiment anti-français dans la société ». Selon le média en ligne Journal des archipels, 15 millions de dollars ont été investis dans cette opération de soutien à un candidat anti-France (7). Le pasteur Mailhol assume d’ailleurs ce soutien russe et les motivations gazières qui en sont à l’origine. Gaëlle Borgia, lauréate du prix Pulitzer pour une enquête sur ce sujet, indique l’intervention russe auprès d’autres petits candidats que Jeune Afrique analyse comme l’organisation de la dispersion des voix visant à favoriser relativement le président sortant, Hery Rajaonarimampianina, supporteur de l’exploitation gazière. C’est finalement Andry Rajoelina qui a été élu, soldant l’échec de la stratégie russe. Les Éparses n’ont pas été structurantes des narratifs animant la présidentielle malgache de 2023. Le cas de ces iles éclaire une offensive oblique par contestation à des fins de compétition.
Mayotte
L’ile de Mayotte fait l’objet d’une contestation de la souveraineté française par la République fédérale islamique des Comores qui dénonce l’interprétation du résultat du référendum de 1974 par lequel la population mahoraise s’est déterminée en faveur de son rattachement à la France. Si la Chine s’inscrit sur le terrain de l’influence par la compétition, la Russie s’engage sur celui de l’influence pour la contestation fondée sur un sentiment décolonial antifrançais concernant le cas de Mayotte (8). La relation franco-comorienne s’est tendue en 2023 concernant Mayotte à travers l’opération « Wuambushu » dans sa phase initiale. La partie comorienne s’est immédiatement emparée des déclarations du ministre de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, concernant la levée du droit du sol à Mayotte. Le président comorien Azali Assoumani soulignait le 16 février dernier à Jeune Afrique que cette décision relevait « d’un subconscient qui dit que Mayotte n’est pas française » (9). Il a comparé la situation de Mayotte à celle d’un territoire occupé par la France comme l’est l’Ukraine avec la Russie (10). Une déclaration habile, les Comores ayant voté, comme la France, la résolution des Nations Unies condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Faisant le tri dans ces propos, toujours le 16 février dernier, dans un entretien accordé au journal comorien Al-watwan, l’ambassadeur de Russie à Madagascar, Andrey Andreev, qui a compétence sur les Comores, a déclaré, « sur le plan politique et diplomatique […], le soutien continu de la Russie au droit légitime des Comores à restaurer la souveraineté sur l’île de Mayotte conformément aux résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU ».
Affrontement
Les outre-mer français de la ZSOI ne sont pas des théâtres d’affrontements. Toutefois, des affrontements dans leur environnement immédiat ont des effets de compétition sur leur territoire.
Le 24 mars 2021, un groupe de 160 hommes armés, du groupe Al-Shabab, qui ont fait allégeance à Daech en 2019, engage des combats dans la ville portuaire de Palma, à l’extrême nord du Mozambique, dans la province de Cabo Delgado. Le 27 avril 2021, la ville de Palma tombe aux mains des terroristes. La proximité de Palma avec le site gazier off shore du groupe français Total dans le bassin de la Rovuma entraine la mise à l’arrêt de ce projet jusqu’à ce jour. Il s’agit du plus important investissement dans ce domaine en Afrique et d’un projet de sécurité énergique stratégique dans le contexte du conflit russo-ukrainien. Or, le projet Total dessinait un horizon du développement économique de Mayotte comme base arrière logistique, entrainant une montée en puissance du port mahorais de Longoni, le développement de sa zone arrière portuaire en même temps qu’une montée en compétence et une spécialisation du territoire, ce à quoi il faut ajouter la création de valeur et d’emplois induits en CHR, transports, etc. Une opportunité unique pour cette ile à la situation économique et sociale dévastée. Dans ce contexte de fragilité, l’affaiblissement du territoire dans la compétition renforce les conditions de contestation par des opérations d’influence.
Enfin, sur le plan sécuritaire, la poussée du radicalisme religieux au Cabo Delgado, conjuguée à la porosité des frontières maritimes entre les Comores et Mayotte, est de nature à créer les conditions de ce que nous avons par ailleurs défini comme des « corridors d’influences » (11), Mozambique-Comores-Mayotte et Mozambique-Madagascar-Mayotte. Le soubassement sociologique, culturel, cultuel et linguistique de la société mahoraise est structurant de ces corridors.
Le renforcement capacitaire des forces dans la ZSOI contribue à l’affirmation de la puissance française et à sa crédibilité dans cette zone. Ainsi que le développe le général de division Xavier Mabin lors de son audition au Sénat le 18 juin 2024, la France renforce ses capacités à Mayotte et à La Réunion, « qui constituent de facto une pièce majeure de notre stratégie indo-pacifique. Relativement excentrés, ces deux points d’appui nous fournissent une forme de profondeur stratégique essentielle » (12). Cette dynamique contribue aussi à la sureté du volet compétition. Toutefois, ce renforcement a été conçu au cadre d’analyse indo-pacifique et pas du renforcement de la position française dans la ZSOI et des perspectives de développement et d’influence qui en découlent. De fait, cela n’induit pas la même perspective en termes de lecture opérationnelle des espaces concernés, ni la même dynamique en termes d’alignement stratégique. Aussi, il semble utile que la question du développement territorial des outre-mer français de la ZSOI soit intégrée au cadre d’analyse, de conception, et d’action. La puissance française en Indo-Pacifique dépend aussi de cela. C’est une nécessaire vue d’ensemble.
Notes
(1) Sigles anglais pour Communauté de développement d’Afrique australe (CDAA, en anglais SADC), Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA) et Association des États riverains de l’océan Indien (IORA).
(2) Ranaivo Lala Honoré, « Baie de Narindra, objet de toutes les convoitises », Agence Malagasy de Presse, 19 décembre 2019 (https://rebrand.ly/f8shfog).
(3) Réunion la 1ère, « Kémi Séba : militant de l’Afrique », publication Facebook, 26 juin 2019 (https://rebrand.ly/yxn8ooi).
(4) Légifrance, « Décret n°60-555 du 1 avril 1960 relatif à la situation administrative de certaines îles relevant de la souveraineté de la France », dernière mise à jour le 22 février 2007 (https://rebrand.ly/tnhjhua).
(5) Dans cet article, le terme « Éparses » renvoie aux iles du canal du Mozambique.
(6) Jean-Marc Châtaigner, « Les îles Éparses : enjeux de souveraineté et de cogestion dans l’océan Indien », La Revue maritime, 2015, 504, p. 70-87 (https://rebrand.ly/qvxpzkz).
(7) Le Journal des archipels, « Le “cuistot” de Poutine fait sa cuisine à Madagascar », 19 mai 2023 (https://rebrand.ly/ttlhsgg).
(8) Jérôme Vellayoudom, « Migration, Comores, Russie, Chine : Mayotte, territoire d’expression des rapports de force globaux », Diplomatie, n°127, mai-juin 2024, mis en ligne le 7 juin 2024 (https://rebrand.ly/7up012t).
(9) Manon Laplace, « Azali Assoumani : “Nous ne voulons pas faire la guerre à la France” », Jeune Afrique, 18 février 2024 (https://rebrand.ly/3r18302).
(10) Ibid.
(11) Jérôme Vellayoudom, « Corridors d’influences à travers le cas Shabab et Daech au Cabo Delgado », École de pensée sur la guerre économique, 28 avril 2021 (https://rebrand.ly/e6fvc3s).
(12) Sénat, « Comptes rendus de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées », 18 juin 2024 (https://rebrand.ly/0sm4hfa).
Jérôme Vellayoudom