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jeudi 2 janvier 2025

La Méditerranée : une poudrière où chacun prend ses marques

 

Vous organisez pour la troisième année les Rencontres stratégiques de la Méditerranée (RSMed2024) qui permettent aux acteurs du voisinage sud de l’Europe (industriels, militaires, politiques, chercheurs, étudiants…) de « croiser les regards sur le monde ». À l’aune de ces échanges, comment caractériseriez-vous aujourd’hui l’état des tensions et de la conflictualité maritime en mer Méditerranée ?

P. Ausseur : Les tensions en Méditerranée sont d’abord le reflet des tensions des pays qui l’entourent, et également le reflet des tensions du monde. La géopolitique des mers est intrinsèquement liée à celle de la terre. Conflit en Ukraine, conflagration israélo-palestinienne, guerre dans la bande sahélo-soudanaise, rivalités des puissances régionales, élections américaines… Les réalités internationales et régionales s’entremêlent, s’alimentent et s’exportent en mer. Aujourd’hui, la Méditerranée est un espace stratégique sous menaces, où trois dynamiques influent notablement sur l’état des tensions de la zone : la fragmentation du monde, les tensions Nord/Sud et enfin les tensions Est/Ouest.

La dynamique de divergence, constatée à l’échelle mondiale, prend en effet dans cette région une dimension particulière en raison de l’histoire commune, encore à vif, de cette zone euro-méditerranéenne. On vit en ce moment la fin du rêve de convergence, dont l’Union pour la Méditerranée (1) était le dernier avatar ; c’est-à-dire la fin d’un rapprochement vers le modèle européen porté par un réseau d’échange, de commerce et de coopération censé mener vers « une union sans cesse plus étroite » pour reprendre l’expression du Traité de l’Union européenne, dont il suivait la logique.

À rebours de cette dynamique de mondialisation heureuse, qui tendait par nature à lisser les aspérités, aujourd’hui les différences s’imposent, les identités sont revendiquées et les modèles alternatifs fleurissent. 

Ces forces centrifuges sont plus complexes qu’une simple désoccidentalisation, car les reconfigurations sont multiples. La première concerne les rapports entre le Nord et le Sud, c’est-à-dire entre les pays qui profitent de la mondialisation et ceux qui ont le sentiment d’être laissés de côté. La Méditerranée est une frontière étroite entre ces deux mondes. Les inégalités économiques et sociales s’accroissent. Ce fossé matériel s’accompagne désormais d’un abime intellectuel et spirituel qui éloigne les sociétés en termes de représentations, de rapport au religieux ou d’organisation sociétale et politique.

La Méditerranée n’est donc plus une Mare Nostrum ou une union politique en devenir, mais bel et bien le lieu d’une rupture dont la faille ne cesse de se creuser entre le Nord et le Sud, tout autour de l’Europe. L’extension des BRICS+ l’année dernière à cinq pays de notre voisinage sud en est l’illustration (2). La guerre de Gaza après le 7 octobre 2023 n’a fait que renforcer cette polarisation en entrainant avec elle une montée croissante du ressentiment des populations du Sud, solidaires de la cause palestinienne envers Israël (le représentant paradigmatique des pays du Nord dominateurs). 

La même dynamique est à l’œuvre entre l’Est et l’Ouest, c’est-à-dire entre les puissances continentales autocratiques portées par la Chine et la Russie et les puissances maritimes démocratiques animées par les États-Unis et l’Europe. Le conflit ukrainien en est une conséquence dramatique sur notre continent. Il a des répercussions directes en Méditerranée qui dépassent la contiguïté de la mer Noire. Il explique en effet le jeu de puissance en cours, dans lequel les cartes sont rebattues et dont l’axe Moscou-Téhéran-Ankara sort renforcé. Aide militaire (3), transferts de technologies, contournement des sanctions, probables collaborations en matière de renseignement et de cybersécurité… Les positions de ces acteurs sont aujourd’hui plus solides en Méditerranée centrale et orientale, en mer Rouge et au Moyen-Orient, même si les États-Unis ont montré qu’il fallait encore compter avec eux.

Comment se traduisent ces tensions et quelles en sont les conséquences pour l’espace maritime et les marines qui y croisent ?

Très concrètement, en mer, ces tensions ont des conséquences à géométrie variable. Elles se traduisent autant par des risques de conflits symétriques (opposant notamment les Européens et l’Alliance atlantique à la Russie) que par des combats asymétriques diffus menés par diverses milices armées avec le soutien de l’Iran, de la Russie, de la Turquie ou de la Libye contre les intérêts européens. L’action navale de basse intensité a dominé l’activité militaire ces dernières décennies à travers la lutte contre le terrorisme, le contrôle des flux illicites (le trafic d’armes, de drogue et d’êtres humains (4)), la sécurisation des lignes maritimes et des différents flux ainsi que le respect des ZEE (5). Instrumentalisée par les rivalités géopolitiques, cette forme de « délinquance maritime » pourrait prendre de l’ampleur.

Mais, en Méditerranée comme sur les autres mers du globe, nous avons quitté la posture qui cantonnait les marines à des missions de gestion de la compétition ou de la contestation, pour reprendre la terminologie du chef d’état-major des armées françaises. Les marines européennes sont désormais confrontées à l’hypothèse crédible de confrontations violentes en haute mer qui peuvent à tout moment concerner nos forces. L’espace médiatique s’est beaucoup focalisé depuis l’automne dernier sur les actions navales en mer Noire et en mer Rouge, la réalité en Méditerranée n’est pas si différente. Cette mer est une poudrière dans laquelle les protagonistes prennent progressivement leurs marques et contribuent autant à la complexité globale de l’écosystème qu’à sa dangerosité. 

D’autant plus que l’intensification du risque de guerre a des répercussions bien spécifiques dans ce type d’espace maritime. La Méditerranée est une petite mer, et cela entraine de facto une vulnérabilité partagée. Les distances entre les ports européens et les bases militaires des pays du Sud sont anecdotiques. Alger n’est qu’à 750 km de Palma de Majorque, tandis qu’Alexandrie est à 1000 km de la Crète. Les capacités de frappe progressant, la Méditerranée, déjà étroite, se rétrécit d’autant. La géographie compte.


Cette dynamique est par ailleurs renforcée par la réduction du différentiel technologique. Les pays du Sud ont investi massivement dans des capacités modernes de projection et de frappe, incluant des moyens qui pourraient créer la surprise à proximité ou sur les territoires européens (sous-marins, drones, missiles de croisière). Pour rester autour de la Méditerranée, l’Égypte dispose à ce jour de 2 porte-hélicoptères de classe Mistral, 3 frégates FREMM, 255 avions de combat, 100 hélicoptères d’attaque, de multiples drones. L’Algérie possède un porte-hélicoptères, 5 frégates modernes, 130 avions de combat, une cinquantaine de drones armés, et la Turquie n’est pas en reste avec son porte-aéronefs (TCG Anadolu) et ses 17 frégates (6). La Russie s’installe de son côté durablement en Libye (7). C’est un fait : les deux rives sont dorénavant à portée d’arme.

La Méditerranée présente une spécificité particulière : cette mer quasi-fermée est une voie de transit qui permet notamment l’accès rapide à « l’océan mondial » via les océans Atlantique et Indien. Si l’une des portes se referme — le canal de Suez et la mer Rouge sont particulièrement vulnérables à cet égard —, l’impact pour la région sera considérable, en particulier pour les pays enclavés à l’est de la région.

Les populations européennes font preuve d’une forme d’indifférence ou de déni face à cette réalité, ignorant ou minimisant la menace que représente la proximité de leurs compétiteurs régionaux et internationaux ; ces derniers ne sont pourtant qu’à quelques centaines de kilomètres de leurs côtes.

Comment imaginez-vous la configuration géopolitique de la Méditerranée dans les années à venir ? Certains facteurs vous semblent-ils plus remarquables que d’autres ?

Sans s’aventurer dans de la prospective trop hasardeuse, il semble évident que le bassin méditerranéen n’échappera pas au retour des conflits et des risques transnationaux qui secouent notre monde. Mais on relève également une tendance qui peut avoir des impacts positifs sur la région : la prise de conscience de la part de certains acteurs politiques régionaux de leur vulnérabilité et de leur interdépendance, y compris entre ennemis de longue date comme ce fut le cas avec les accords d’Abraham en 2020 (8). L’expérience du Covid-19, mais surtout la montée générale des tensions, peuvent les amener à apaiser leur posture régionale. Les acteurs qui jouaient de la provocation lorsque la situation était plus stable se savent désormais en terrain miné et montrent plus de prudence pour ne pas se mettre eux-mêmes en danger.

Ainsi, paradoxalement, l’accroissement des tensions internationales peut avoir un effet pacificateur. Les tensions entre la Turquie et la Grèce ont été mises en sourdine depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine ; Recep T. Erdogan évite de rajouter de la tension dans un environnement particulièrement volatil et de déclencher un conflit qu’il n’aurait plus la capacité de gérer. De la même façon, l’instrumentalisation des rivalités entre le Maroc et l’Algérie s’atténue en raison de l’instabilité croissante au Sahel. Il ne faut pas s’y méprendre : ces rivalités existent toujours, mais on leur laisse moins de place. On observe, comme pendant la guerre froide, un effet « neutralisant » de certains champs de forces. 

Par ailleurs, au-delà de ces menaces géopolitiques, des risques transverses s’accroissent sans qu’il soit possible de déterminer la nature de leur impact. Le réchauffement climatique, les problématiques énergétiques, la pression migratoire, les risques de pandémie, l’état général de la mer Méditerranée, touchent également populations et gouvernements. Ces phénomènes transnationaux peuvent autant devenir des facteurs d’affrontement que de coopération. Qui a intérêt localement à laisser la mer Méditerranée devenir une mer morte ? La géopolitique se dessine dans un environnement complexe par nature, au sein duquel rien n’est binaire ou joué d’avance.

En revanche, ce qui est certain pour les acteurs politiques régionaux, c’est que l’heure est à la lucidité et au choix. Il est temps d’abandonner la posture d’indifférence ou de provocation qui a prévalu depuis quarante ans et d’adopter un comportement responsable à la hauteur des risques et des menaces. Un retour au réel s’impose en effet face à l’incertitude liée aux risques transverses structurels qui touchent tous les pays et aux menaces croissantes de confrontations (maritimes et terrestres) dans cette région. La Méditerranée, elle aussi, retourne dans l’Histoire.

Notes

(1) Fondée en 2008, l’Union pour la Méditerranée (UpM) est une organisation intergouvernementale qui regroupe 42 pays dont les 27 États membres de l’Union européenne.

(2) L’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont intégré le groupe le 1er janvier 2024.

(3) Fourniture de drones (dont le Shahed-136 fourni par l’Iran à la Russie) et de missiles balistiques (Fateh-110 iraniens envoyés à la Russie). Source : « Fateh-110 Sales to Russia », Military Watch Magazine, 21 octobre 2022. 

(4) Cf. Institut FMES, « Enjeux migratoires en Méditerranée », 2 octobre 2023 (https://​rebrand​.ly/​4​6​6​1​a7x).

(5) Cf. Institut FMES, « La territorialisation des espaces maritimes : enjeux pour la France et vision prospective », 9 mars 2023 (https://​rebrand​.ly/​q​v​3​k​ge0).

(6) Source : Institut FMES, « Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient », 2024 (https://​rebrand​.ly/​r​b​o​b​aib).

(7) Ibid.

(8) Cf. « Abraham Accords Peace Agreement : Treaty of Peace, Diplomatic Relations and Full Normalization Between the United Arab Emirates and the State of Israel », US Department of State, 15 septembre 2020. La recherche de partenaires face à un voisinage menaçant est une des clés de compréhension de ces accords.

Émilie Tranchant 

Pascal Ausseur

areion24.news