Le 18 mars 2014, la Russie annexait la Crimée, territoire stratégique en mer Noire dans le cadre de la guerre en Ukraine lancée en février 2022. Inquiets pour leur avenir, alors que les États-Unis et l’Union européenne (UE) imposaient leurs premières sanctions à Moscou, les quelque 2,5 millions d’habitants de cette péninsule de 27 000 kilomètres carrés se voyaient promettre des lendemains heureux par les autorités russes. Qu’en est-il dix ans plus tard ?
Devenue sujet fédéral de Russie, la Crimée annexée est plongée dans un isolement économique – les entreprises ukrainiennes et européennes quittent ce marché –, en proie à une fuite des cerveaux et à un effondrement de la production industrielle (métallurgie, chimie, construction navale). Secteur clé, le tourisme pâtit d’un contexte qui détourne de la péninsule les vacanciers ukrainiens (70 % de ses visiteurs en 2013) et européens.
Russification forcée
Les grandes sociétés russes ne se précipitent pas davantage dans une région dont Moscou fournit 65 à 70 % des ressources budgétaires, où le salaire mensuel émarge à 46 000 roubles (461 euros), contre une moyenne nationale à 73 000 (732), et qui produit cinq fois moins de richesses que le kraï (territoire) voisin de Krasnodar, place forte de l’agriculture et du tourisme russes bénéficiant des mêmes conditions climatiques. À cela s’ajoute un remodelage du paysage entrepreneurial de la Crimée où nombre de PME, qui employaient les deux tiers de la population active, mettent la clé sous la porte.
Moscou mise sur les grandes entreprises locales, nationalisant celles opérant dans les secteurs pétrogazier, portuaire et agricole, tout en chassant les propriétaires fonciers ukrainiens réfractaires au passeport russe. La Russie investit par ailleurs dans les infrastructures sociales, comme les hôpitaux et les écoles (où l’enseignement en russe prend le pas sur celui dispensé en ukrainien), et dans des projets de transport. La mise en service, en 2018, de l’aéroport international de Simferopol et du pont de Kertch – que prolonge une autoroute vers les principaux pôles urbains de la péninsule – revigore la fréquentation touristique de la Crimée, avec une prédominance des visiteurs en provenance de Moscou et de Saint-Pétersbourg.
La finalisation de ces chantiers suscite auprès des Criméens l’espoir d’une baisse de l’inflation (qui a dépassé 100 % selon les années) impulsée sur les prix alimentaires tant par la cherté des approvisionnements (réalisés par des bateaux faisant la navette entre les deux rives du détroit de Kertch) que par le délitement de l’agriculture locale, en conséquence de la rupture – imposée par l’Ukraine dès 2014 – des approvisionnements en eau douce de la Crimée depuis le fleuve Dniepr.
Une insécurité tous azimuts
Le réapprovisionnement, par le canal de Crimée du Nord, des champs agricoles de la péninsule imprime un volet hydrique aux buts de la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022. Aux premières heures de ce conflit, des convois militaires russes s’élancent ainsi depuis la Crimée vers Kherson – région ukrainienne annexée en septembre 2022 –, pour faire main basse sur le barrage hydroélectrique de Nova Kakhovka. La destruction de cet édifice, le 6 juin 2023, compromet la sécurité hydrique de la Crimée, où les sécheresses, en sus de tirer à la baisse la productivité de ses champs agricoles, contraignent périodiquement ses autorités à rationner l’eau.
Au-delà de la dimension hydrique, c’est la sécurité tout entière de la Crimée qui est remise en cause par le conflit ukrainien, car la péninsule constitue non seulement une ligne de front, mais aussi une cible de choix aux yeux des stratégistes ukrainiens en raison de sa forte militarisation (bases aériennes et navales, polygones d’entraînement, concentration de troupes russes depuis 2021).
En Crimée, l’armée ukrainienne s’est notamment illustrée par deux séquences opérationnelles alliant attaques balistiques et de drones. La première, conduite en août 2022, s’est matérialisée par la destruction d’avions de combat russes sur la base de Saky, des frappes contre un entrepôt de munitions près de Djankoï, sans oublier une attaque contre l’aérodrome de Belbek. La seconde, déclenchée en réaction au retrait unilatéral russe, en juillet 2023, de l’accord céréalier conclu un an auparavant sous l’égide de la Turquie et de l’ONU, a donné lieu à un raid, réalisé le même jour, contre le pont de Kertch (déjà endommagé le 8 octobre 2022), au bombardement du quartier général de la flotte russe de la mer Noire à Sebastopol en septembre 2023, ainsi qu’à l’engloutissement de plusieurs navires russes de débarquement de chars : le Novotcherkassk en décembre, le Yamal et l’Azov en mars 2024. Ces coups d’éclat successifs, preuve d’une réelle ingéniosité tactique ukrainienne, visent tout autant à contester la suprématie russe en mer Noire pour y réactionner le corridor céréalier qu’à entraver la logistique militaire de l’ennemi en Crimée.
L’isolement de la Crimée pour en faire le « centre de gravité » du conflit en mer Noire figure au rang des objectifs fixés par Volodymyr Zelensky à son armée pour l’année 2024. Il n’est donc pas à exclure que l’Ukraine se livre à un pilonnage des installations militaires de la péninsule, d’autant que les États-Unis lui délivrent l’aide attendue. De nouveaux coups d’éclat sur le front méridional (avec le pont de Kertch pour cible) seront à même de regonfler le moral de troupes ukrainiennes malmenées par la Russie sur le front oriental.
La péninsule de Crimée, entre Ukraine et Russie
Michaël Levystone
Laura Margueritte