Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 29 janvier 2025

Israël : quelles perspectives pour l’après-guerre ?


L’assaut du Hamas le 7 octobre 2023 a frappé la société israélienne en plein cœur et généré un choc inouï. Si les Brigades Ezzedine al-Qassam avaient déjà tenté de s’infiltrer en territoire israélien en 2014, elles ont réussi cette fois-ci et pour la première fois à pénétrer l’hinterland de l’État hébreu, tuant près de 1 140 personnes et en prenant 252 autres en otages. S’il est tôt pour prédire une issue du conflit à Gaza, il est certain que cette guerre affectera durablement la trajectoire future d’Israël (1).

Bien qu’un consensus se dessine sur la nécessité d’arracher au Hamas une forme de victoire, les Israéliens semblent divisés sur les scénarios du « jour d’après ». Face à une campagne militaire qui s’étend en longueur, soulevant la question de l’enlisement, le gouvernement de Benyamin Netanyahou (depuis 2022) apparaît fragilisé. Sur le front extérieur, le conflit a affaibli la capacité de dissuasion des Forces de défense d’Israël (Tsahal), comme en témoignent les attaques calibrées et coordonnées lancées par l’Iran dans la nuit du 13 au 14 avril. L’aura d’invincibilité dont jouissait l’armée israélienne s’est estompée. Les conséquences humanitaires de l’opération « Glaives de fer » à Gaza ont également suscité des condamnations de la part de la communauté internationale. Même à Washington, certaines voix appellent à reconsidérer le soutien inconditionnel apporté à Tel-Aviv.

« Glaives de fer » : premiers retours d’expérience

Au lendemain de l’attaque du 7 octobre 2023, Benyamin Netanyahou promit de mener une guerre sans merci contre le Hamas pour venger les victimes et libérer les ressortissants israéliens et étrangers emmenés de force à Gaza. Mobilisant en quelques jours plus de 300 000 réservistes, le Premier ministre annonçait une campagne longue et coûteuse, qui ne prendrait fin qu’avec la destruction totale des capacités militaires (et de gouvernance) du Hamas. Les communautés israéliennes situées dans un rayon de 80 kilomètres autour de la bande de Gaza, en plus d’une vingtaine de localités à proximité de la frontière libanaise, furent évacuées.

Cette campagne peine à atteindre ses objectifs : début juin 2024, 132 otages sont toujours détenus par le Hamas et ses alliés, en dépit des moyens massifs déployés. Certains observateurs estiment que plus de la moitié des personnes retenues pourraient avoir péri dans les bombardements. La pertinence de l’approche militaire maximaliste adoptée par le gouvernement est de plus en plus critiquée par les familles. Un premier cessez-le-feu d’une semaine fin novembre 2023, ayant permis l’échange de 105 otages (81 Israéliens et 24 étrangers) contre 240 prisonniers palestiniens, avait soulevé l’espoir d’une libération rapide des autres. Depuis, l’incapacité des belligérants à s’accorder sur les termes d’un cessez-le-feu durable a fait dérailler plusieurs rounds de négociations promus par les médiateurs régionaux (Qatar, Égypte, Jordanie), avec l’appui des États-Unis et de la diplomatie européenne. En parallèle, le cabinet de guerre israélien fait face à des pressions croissantes en raison de l’augmentation des victimes et des destructions dans Gaza. Tsahal a, entre-temps, déployé le rouleau compresseur de ses opérations vers le sud de la bande.

Si Tsahal a réussi à dégrader de manière significative les capacités du Hamas et du Djihad islamique, ses propres troupes ont subi des pertes importantes et le bilan semble mitigé pour Israël. Fin mai 2024, plus de 290 soldats israéliens avaient été tués au combat à Gaza (2). Au-delà, l’attaque iranienne du 13 avril (ayant combiné 330 drones, missiles balistiques et missiles de croisière lancés vers le territoire israélien) signale l’érosion de la capacité de dissuasion israélienne au sein de la région.

L’inscription dans la durée des opérations remet par ailleurs en question l’un des fondements de la doctrine stratégique israélienne qui vise à remporter des victoires rapides et décisives sur ses adversaires. Ce sont autant de leçons que les forces armées israéliennes devront intégrer dans leurs futurs retours d’expérience. À l’issue de la guerre, il est probable que le commandement politico-militaire israélien ait à rendre des comptes sur sa gestion des opérations, de même que sur son incapacité à anticiper les attaques du 7 octobre 2023. La possible responsabilité du Premier ministre dans la « faillite du renseignement » divise déjà les classes politique et militaire israéliennes.

Les dynamiques en cours à Gaza, au Liban et en mer Rouge ont cependant démontré l’efficacité des systèmes intégrés de défense aérienne et antimissile de l’État hébreu, et souligné les performances des technologies de défense : le « Dôme de fer » aurait ainsi intercepté plus de 11 000 roquettes et missiles (sur un total de 13 000) et la cyberdéfense israélienne a prouvé son efficacité contre les hackers iraniens. Des performances confirmées par l’interception de 99 % des missiles et drones lancés en direction d’Israël le 13 avril 2024. Les forces israéliennes restent néanmoins dépendantes des transferts d’armes et du soutien politico-financier de leurs partenaires (États-Unis, États européens, Inde, Argentine, etc.) et des communautés juives à l’étranger. De même, l’attaque du 13 avril a prouvé la robustesse des accords politico-sécuritaires conclus avec la Jordanie et certaines monarchies du Golfe, et démontré la pertinence des rapprochements en cours pour gérer de manière coordonnée les tensions régionales.

Vers une victoire à la Pyrrhus ?

Depuis le début de l’année 2024, l’appareil sécuritaire israélien a concentré ses efforts sur la partie sud de Gaza, tout en cherchant à renforcer sa position stratégique sur sa frontière nord et à affermir son contrôle sur la Cisjordanie. De son côté, l’administration Joe Biden (depuis 2021) n’a cessé d’insister sur la nécessité de réduire les pertes et les destructions engendrées par les opérations, en mettant l’accent sur l’impératif de respect du droit international humanitaire par les belligérants. Loin d’apaiser les souffrances des civils, la réorientation des opérations a entraîné de nouveaux déplacements massifs de populations vers le centre (Khan Younès) et le sud (Rafah) de la bande, suscitant de sévères condamnations de la part des organisations humanitaires et des agences onusiennes.

Après plus de huit mois de conflit, la situation à Gaza est devenue extrêmement grave : plus de 70 % des infrastructures et des bâtiments ont été détruits, tandis que plus de 36 000 personnes seraient mortes. Les agences humanitaires sont débordées, les camps sont surpeuplés et les installations hospitalières ont été endommagées ou détruites. Alors que quelque 1,7 million de personnes sont déplacées à l’intérieur de la bande (sur un total de 2,3 millions), la distribution de l’aide est entravée par les procédures d’inspection au passage frontalier de Rafah et par l’insécurité générale régnant sur ce territoire étriqué, particulièrement dans le nord. Au-delà de la propagation des maladies, la totalité des Gazaouis souffrent d’insécurité alimentaire aiguë, tandis que l’ordre civil est sur le point de s’effondrer (3).

Les refus répétés des autorités israéliennes d’assouplir les restrictions d’accès à la bande de Gaza ont poussé les principaux pays pourvoyeurs d’assistance humanitaire (États-Unis, France, Jordanie, Émirats arabes unis) à explorer des solutions alternatives telles que le largage de l’aide humanitaire par avion ou la construction d’une plate-forme logistique flottante. Les obstacles concernant la distribution de l’aide à l’intérieur de l’enclave, en particulier dans le nord, demeurent cependant. Au cours du mois d’avril 2024, 300 camions en moyenne auraient pu quotidiennement ravitailler la bande, alors que les agences onusiennes estiment que le double serait nécessaire pour éviter que la famine ne s’installe.

En parallèle, la violence, encouragée par les éléments les plus radicaux du gouvernement israélien, a continué de se propager en Cisjordanie. Plusieurs milliers de Palestiniens ont été arrêtés et 96 personnes ont été tuées lors de raids de Tsahal ou d’attaques de colons. Près de 600 personnes ont par ailleurs été déplacées de Jérusalem-Est vers la zone C de la Cisjordanie, contrôlée par Israël. Des milices, constituées parmi les franges les plus extrémistes des colons, ont attaqué des villages palestiniens.

Dans le même temps, le gouvernement israélien a intensifié la pression sur les autorités libanaises pour contraindre le Hezbollah à se retirer au-delà de la rive nord du fleuve Litani. Jusqu’à présent, le mouvement chiite a fait preuve d’une certaine retenue, respectant peu ou prou les « règles d’engagement » tacites qui prévalent depuis 2006, et ne ciblant pratiquement que des objectifs militaires. Le commandement politico-militaire israélien semble cependant désireux de modifier l’équilibre stratégique sur sa frontière nord. À la suite de l’attaque sur le consulat iranien de Damas le 1er avril 2024, les risques d’extension du conflit au Liban restent élevés et ne doivent pas être négligés.

La poursuite de la campagne militaire contre le Hamas (et potentiellement le Hezbollah) a des conséquences lourdes sur l’économie israélienne, qui fonctionne au ralenti. La mobilisation massive des réservistes (10-15 % de la main-d’œuvre nationale) pèse sur la continuité des services publics et la prospérité des entreprises. Nombre de réservistes (14 %) travaillent dans l’industrie technologique, qui contribue à 20 % du PIB d’Israël, à 50 % de ses exportations et à 30 % de ses recettes fiscales.

La guerre a affecté la confiance des marchés et des ménages dans l’économie israélienne. La consommation des ménages s’est contractée de près de 20 %, tandis que les investissements des entreprises ont chuté de 68 %. Certaines agences internationales ont annoncé la dégradation de la note de crédit d’Israël en février 2024. Malgré l’élan de solidarité de grands investisseurs israéliens pour soutenir l’économie du pays et restaurer la valeur du shekel, la Banque centrale estimait que le coût global de la guerre s’élèverait à environ 70 milliards de dollars d’ici à 2025, un montant équivalant à 13 % du PIB.

Après plus de 150 jours de conflit, les dépenses de défense atteignaient déjà plus de 42 milliards de dollars, auxquels doivent s’ajouter la perte de revenus estimée à environ 14 milliards, en plus des 5 milliards pour l’indemnisation des entreprises et des 4 milliards pour la reconstruction. Les coûts liés à la réinstallation des 200 000 Israéliens initialement déplacés sont estimés au total à environ 1 milliard. Bien qu’une austérité budgétaire eût été de rigueur, Benyamin Netanyahou, affaibli au sein de sa propre coalition gouvernementale, a refusé de réduire les subventions accordées aux partis ultraorthodoxes et d’extrême droite lors des débats fiscaux de janvier 2024. L’attaque iranienne du 13 avril 2024 a permis, à cet égard, à l’administration Biden de justifier une aide additionnelle de 17 milliards pour garantir la sécurité d’Israël. Un cadeau providentiel pour Benyamin Netanyahou.

Un conflit qui exacerbe les tensions sociétales

La popularité du gouvernement israélien n’a cessé de faiblir, atteignant un seuil historiquement bas d’adhésions : 15 % début janvier 2024. Depuis décembre 2023, des manifestations régulières ont eu lieu à Tel-Aviv, demandant le retour des otages et critiquant la gestion de la campagne militaire par le cabinet de guerre. Parmi d’autres personnalités éminentes, Gadi ­Eisenkot – ancien chef d’état-major de Tsahal ayant rejoint le cabinet de guerre en tant qu’observateur en octobre 2023 – exprima ses doutes sur l’approche militariste et déclara avec défiance que le conflit était mené selon des objectifs tactiques, sans avancées significatives pour atteindre les objectifs stratégiques.

En dépit des manifestations et malgré des appels au sein de son propre parti, le Likoud, le Premier ministre continue de s’opposer à la tenue d’élections anticipées. Ce dernier fait preuve d’une incroyable résilience face au mécontentement des franges libérales et séculières de la société israélienne, opposées à son projet de réforme de la justice (qui vise à priver le pouvoir judiciaire de sa capacité à contrôler le gouvernement ou la Knesset), et aux poursuites judiciaires. En dépit de la démission de la figure d’opposition Benny Gantz du cabinet de guerre, le 9 juin 2024, puis la dissolution de ce dernier le 17, le gouvernement pourrait se maintenir quelques mois, en s’appuyant sur ses soutiens au Parlement (Knesset).

Les performances de la défense israélienne face à l’attaque iranienne ont, contre toute attente, rehaussé la cote de popularité du Premier ministre dans les sondages d’avril 2024. Si ce dernier se refuse toujours à envisager l’arrêt des opérations militaires, il a cependant dû se résoudre à proposer une vision pour « l’après ». Le 23 février 2024, le conseiller à la sécurité nationale, Tzachi Hanegbi, clarifiait ainsi que si le cabinet de guerre était prêt à accepter une forme de gouvernance palestinienne dans la bande de Gaza, la question de la souveraineté palestinienne restait une ligne rouge pour l’ensemble de la population israélienne (4). Selon un sondage, si la moitié des Juifs israéliens soutenaient la formule d’accord en trois phases promue par les États-Unis en février 2024 (un cessez-le-feu de 40 jours, l’échange de tous les otages contre des centaines de prisonniers palestiniens et le retour des Gazaouis déplacés vers la partie nord de l’enclave), il y avait peu d’appétit en Israël pour relancer le dialogue au sujet de la « solution à deux États ». Même Benny Gantz, considéré comme plus pragmatique que Benyamin Netanyahou par une partie de la communauté internationale, promeut une option basée sur « deux entités », dont la forme et les frontières restent à préciser. Une ambiguïté que le Premier ministre et ses alliés d’extrême droite n’hésiteraient pas à utiliser contre Benny Gantz en cas d’élections anticipées.

Un enlisement conscient dans le bourbier de la guerre ?

L’échec des négociations signale une divergence de fond entre les belligérants sur l’approche à adopter pour résoudre le conflit. Alors que le gouvernement israélien a plusieurs fois indiqué qu’il était potentiellement ouvert à un accord de trêve et d’échange d’otages, il se refuse pour l’instant à envisager un cessez-le-feu permanent. L’impératif d’obtenir une forme minimale de victoire militaire continue en effet de faire consensus au sein de l’opinion publique israélienne. Le Premier ministre est trop fragile dans son propre gouvernement pour engager la discussion sur les questions structurantes du conflit (frontières de 1967, statut de Jérusalem, retour des réfugiés palestiniens, devenir des colonies israéliennes, etc.).

La situation catastrophique à Gaza et les violations répétées du droit international ont par ailleurs aliéné une grande partie des soutiens à Benyamin Netanyahou. L’Afrique du Sud a déposé une plainte pour violation de la convention sur la prévention et la punition du crime de génocide dans la bande de Gaza auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) le 29 décembre 2023. Si elle n’a pas le pouvoir d’engager des poursuites, les condamnations répétées des violations du droit international par Tsahal ont néanmoins un impact considérable sur la position d’Israël et sa perception sur la scène internationale. Une situation qui place les alliés de l’État hébreu, Washington en tête, dans une position de plus en plus inconfortable. Un nombre croissant de voix s’élèvent aux États-Unis pour critiquer son soutien inconditionnel, qui nuit à leurs intérêts au Moyen-Orient.

En mai 2024, l’échec d’un nouveau round de négociations entre les belligérants au Caire a permis au gouvernement israélien de lancer une offensive prévue de longue date sur Rafah. Les risques pour les civils sont considérables, inquiétant au plus haut point les chancelleries arabes et occidentales. De son côté, Benyamin Netanyahou sait cependant tirer profit de la détermination de la société israélienne à obtenir une victoire sur le Hamas et ses alliés. Contraint à de nombreux compromis, le Premier ministre pourrait être tenté de favoriser un statu quo, risquant d’enliser davantage Israël dans le bourbier de la guerre.

Notes

(1) Chloé Berger et Didier Leroy, « What Prospects for Israel after the War ? », Institut royal supérieur de défense, e-Note no 56, 15 mars 2024. Les auteurs s’expriment ici à titre personnel ; leurs vues ne représentent pas celles de leur institution de rattachement respective.

(2) The Institute for National Security Studies, « Swords of Iron : An Overview » : www​.inss​.org​.il/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​/​w​a​r​-​d​a​ta/

(3) Maximo Torero Cullen, « Update on the Situation in Gaza and Red Sea », FAO, 24 février 2024.

(4) Jonathan Lis, « Netanyahu to Try to Formulate ‘Day After’ Plan for Gaza This Week, Says Israel’s National Security Adviser », in Haaretz, 17 février 2024.

Chloé Berger

Didier Leroy

areion24.news