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jeudi 9 janvier 2025

De la paix paradoxale à la guerre perpétuelle : les États à l’épreuve d’un neo-bellum

 

Si la logique des conflits actuels peut nous apparaitre absconse, c’est que la guerre opère une dérivation en étant simultanément surmédiatisée et sous-analysée, comme s’il était plus commode de tenir des propos catastrophistes ou de diffuser instantanément des images effroyables que d’étudier avec raison et recul un phénomène éthiquement inconcevable, juridiquement répréhensible et unanimement condamné, mais tout de même universellement pratiqué par les communautés humaines depuis des dizaines de millénaires.

Du conflit du Péloponnèse narré à hauteur d’homme par Thucydide (1) à « l’opération militaire spéciale » russe contre l’Ukraine, la guerre nous apparait tout à la fois archaïque et moderne, comme une réalité morbide à laquelle nous ne pouvons nous soustraire. Comme le rappelle le sociologue Gaston Bouthoul, « c’est la guerre qui a enfanté l’histoire », au point de n’être qu’une histoire-batailles. Un individu né en 1914 et disparu centenaire aura été contemporain de plus de 165 conflits armés, que ce soit lors des deux conflagrations interétatiques planétaires laissant les belligérants exsangues, ou bien au fil des multiples guerres civiles et autres foco circonscrits qui suivirent la chute du Mur.

Encore aujourd’hui, l’acuité du « phénomène-guerre » valide la démonstration du juriste Hans Morgenthau selon laquelle tous les États, y compris les démocraties, sont alternativement en train de s’armer, sur le point de s’affronter, ou tentent de se relever d’un conflit, sur une échelle temporelle variable.

Déjà, en 1947, avec le choc stabilisateur de « l’équilibre de la terreur », les propriétés de la conflictualité avaient subi une variation significative en reléguant aux catacombes les obsolètes déclarations de guerre suivies d’armistices. Mais ce fut bien l’an 2022 qui sonna abruptement le glas de l’ordre international post guerre froide, d’une façon aussi disruptive que celle de la fracture géopolitique de 1989 actant la fin de la bipolarité stratégique.

L’avènement d’un neo-bellum

Le sociologue Roger Caillois écrivait en 1945 : « La guerre […] paraît interdire qu’on la considère avec objectivité. Elle paralyse l’esprit d’examen. […] On la maudit, on l’exalte. On l’étudie peu. » Cependant, la géopolitique ne saurait se réduire à une somme d’axiomes irréfragables. Au contraire, depuis le 24 février 2022, nous assistons à une mutation sui generis de la morphologie conflictuelle par le retour non pas de la guerre, qui n’a jamais cessé cycliquement d’éclater, mais d’un risque perpétuel d’affrontements inattendus et fulgurants. Une belligérance augmentée car nourrie de l’esprit du Léviathan, lorsque Thomas Hobbes définissait le conflit comme la permanence du risque à s’affronter. Un état chaotique et quasi imprévisible des relations internationales où s’étend un nouveau « brouillard » de la guerre (désormais) hybride, à laquelle nos modélisations classiques ne permettent plus de répondre de façon certaine.

Aussi, ce neo-bellum présente-t-il selon nous trois caractéristiques principales, dont la conjonction inédite est remarquable :

• la résolution des différends territoriaux et frontaliers par le recours systématique à la force, au mépris du droit international, en des actes de politique étrangère pouvant paraitre irrationnels, mais répondant pourtant à une dynamique géopolitique révisionniste appliquée à l’ordre mondial brisé par un front du refus agrégeant Moscou, Beijing, Téhéran, Ankara (et Pyongyang) soutenu par le Sud global, qui se rêve en « ligue de Délos 2.0 » en dépit de son hétérogénéité ;

• au service de cette stratégie, l’usage désinhibé d’une violence armée polymorphe et exponentielle, contraire au jus in bello (incluant les modus operandi asymétriques du terrorisme et de la guérilla) et susceptible de se manifester à l’improviste, assorti d’une montée aux extrêmes paroxystique brisant l’interdit consensuel de la menace du recours à l’option du feu nucléaire ;

• conjointement, une posture à géométrie variable des acteurs majeurs internationaux, tout à la fois médiateurs et hégémon, au gré des intérêts géostratégiques de leur politique de puissance.

Car l’Histoire nous enseigne que la guerre demeure, mutatis mutandis, le dénominateur commun des puissances ascendantes, qui finissent immanquablement par supplanter le leadership déclinant, comme l’illustre une infinie mise en abyme historique : Athènes au profit de Sparte, Rome délitée sous la poussée des migrations germaniques et collapse des empires multinationaux européens au bénéfice des États-Unis, qui désormais s’interrogent à leur tour sur l’issue de leur opposition stratégique de long terme avec la Chine. Car, s’ajoutant à un risque d’affrontement régional avec l’Iran (et ses alliés chiites libanais, irakiens et yéménites), la rivalité systémique entre Washington et Beijing rend l’escalade d’autant plus prévisible que chacun développe un fort sentiment de supériorité politique, convaincu d’hériter d’une destinée ontologique, en se considérant chargé d’un mandat civilisationnel.

Néanmoins, s’obstiner à considérer la marche des relations internationales sous l’angle de ce seul défi géopolitique reviendrait à vendre hâtivement la peau de l’ours sibérien, au sujet duquel Paul Kennedy écrivait en 1987 : « Aucun élément de la tradition de l’État russe ne nous laisse penser que ce dernier pourrait accepter un jour le déclin impérial de bonne grâce. (2) » Preuve en est la continuité entre l’intégration spatiale soviétique de jadis et la posture néo-impériale russe d’annexion territoriale de son étranger proche slavophone.

Dès lors, les États-Unis, piégés par Téhéran à Gaza et surtout par Moscou à Kyiv, se retrouvent contraints d’ajourner leur shift asiatique au profit d’un pivot d’Europe orientale cher à Zbigniew Brzeziński, ancien conseiller à la Sécurité nationale américaine, qui insistait dès 1997 sur l’importance de cette pièce maitresse de l’échiquier géopolitique mondial (3) : l’Ukraine.

L’Ukraine comme laboratoire in vivo d’une nouvelle norme de la belligérance

Paraphrasant l’aphorisme populaire de la perestroïka selon lequel l’Afghanistan avait été « facile à envahir, coûteux à gouverner et dangereux à quitter », force est d’admettre qu’au terme de plus de deux années de conflit, l’Ukraine reste pour la Russie un territoire ardu à conquérir, ruineux à reconstruire et où il serait politiquement désastreux d’y essuyer une défaite, à l’issue d’une campagne qui s’installe dans la durée, au son de l’adage ancien « qui veut trop, rien n’obtient  ».

Depuis l’épreuve fondatrice de sa « Grande Guerre patriotique » (1941-1945), Moscou sait qu’un conflit d’attrition se gagne par l’épuisement des ressources de l’adversaire, conjointement à l’engagement total de la nation, « l’étendue des sacrifices que l’on fera pour elle » selon la formule de Clausewitz, à laquelle faisaient écho les propos de Vladimir Poutine du 20 septembre 2022, « la capacité de sacrifice de nos adversaires est nulle comparée à la nôtre », au mépris du jus in bello. Cette codification ancestrale du comportement des belligérants pendant le déroulement des hostilités, reprise par les conventions de Genève (1949), consiste à introduire dans chaque hécatombe un principe de modération, comme l’écrivait Montesquieu. Ramené au théâtre ukrainien, cela implique la préservation de la vie des civils non-combattants, l’interdiction de toute frappe contre des infrastructures renfermant des « forces dangereuses » comme les barrages ou les centrales de production d’énergie. Or, le crime de guerre commis par la colonne infernale russe ravageant le village ukrainien de Boutcha durant l’hiver 2022, les récurrentes menaces de destruction de la centrale nucléaire de Zaporijjia et le sabotage du barrage de Kakhovka sur le Dniepr, en juin 2023, sont autant d’évènements contraires au droit de la guerre. À ces épisodes s’ajoute le chantage de Moscou d’utiliser l’arme atomique en cas de menace existentielle contre le territoire russe et les espaces assimilés, comme la péninsule de Crimée qui serait, en cas de revers stratégique, probablement sanctuarisée au moyen de frappes nucléaires tactiques.

Mais ce conflit qui épouvante l’Occident constitue-t-il vraiment une surprise paradigmatique ? Manifestement pas puisqu’il ne pouvait en être autrement. Outre l’imprudence de Kyiv d’avoir signé le mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 sans solides garanties multilatérales de sécurité, force est d’admettre que la cause principale de l’offensive mécanique de Moscou reste l’instrumentalisation des minorités russophones (dont Poutine se pose en protecteur) dans l’objectif de circonscrire l’espace géographique postsoviétique, comme l’attestent les tensions croissantes au sujet de la Transnistrie moldave, étroite enclave autonome aux velléités sécessionnistes, qui s’étire le long de la frontière occidentale ukrainienne, et que Moscou soutient financièrement tandis que Chisinau est candidate à l’adhésion à l’Union européenne (UE) depuis juin 2022.

Quoi qu’il en soit, le pont d’Arcole reste, à ce jour, encore hors de portée des deux camps et notamment de l’Ukraine qui ne peut lucidement plus l’emporter, au vu de la réalité du rapport de force présent et à venir, augurant plutôt un enlisement du conflit. Reste alors la perspective d’une sortie de crise par une paix négociée excluant tout retour aux frontières reconnues, mais entérinant vraisemblablement un statu quo sans rétrocession des gains territoriaux de l’armée russe, aux antipodes du plan de paix proposé par Kyiv lors du sommet du G20 de Bali de novembre 2022 — au risque d’une « paix carthaginoise » qui attiserait un sentiment de revanche, à l’instar du traité de Versailles, cet accord inégal aux clauses léonines imposé à l’Allemagne vaincue que Foch comparait à « un armistice de vingt ans ». Combien de temps durerait alors cette paix chaude entre Moscou et Kyiv ?

Ce conflit devrait également entériner une inquiétante victoire du fait accompli russe, augurant un prochain épisode de tentation hégémonique de Moscou vis-à-vis de l’Europe baltique, dont la Lituanie frontalière avec l’enclave russe de Kaliningrad, illustrant la formule de Lénine : « Une baïonnette, vous l’enfoncez, et si ça ne résiste pas, vous continuez. » Mais au-delà de l’épreuve des armes, le conflit russo-ukrainien marque un nouveau seuil de la belligérance, que le monde semble à l’évidence franchir aux frontières des États signataires de l’Alliance atlantique, mais également de l’arc de crise traditionnel, en une multitude de foyers. Car cette guerre ne constitue pas un avatar isolé mais plutôt le conflit zéro d’une dynamique belligène en marche, susceptible d’amener à terme l’ordre mondial à son point de rupture d’équilibre, dont l’Ukraine incarne, dès à présent et de façon irréversible, le point de bascule

Surtout, l’Occident est brutalement forcé d’admettre qu’il s’est à l’évidence fourvoyé durant plus de trente ans dans le rôle du joueur de flute de Hamelin, se pensant à même de ramener les anciens empires dans un irénique concert des nations, en les incitant à adopter un modèle uniforme d’intégration pacifique. Tragique wishful thinking panglossiste, dont la conséquence se mesure aujourd’hui à l’aune des conflits en instance relatifs aux frontières contestées, comme autant de probables répliques du syndrome ukrainien.

Le Guyana, l’autre conflit territorial, aux frontières ultramarines de la France

Comme l’écrivait Mark Twain, si l’histoire ne se répète jamais, les événements présentent parfois de flagrantes correspondances. Autre continent mais crise géopolitique gémellaire en Amérique du Sud, dont l’enjeu est le Guyana, ancienne possession hollandaise conquise au XVIIe siècle puis devenue province de l’Empire britannique en 1814 avant son indépendance gagnée en 1966, mais dont la souveraineté territoriale est historiquement contestée par son voisin vénézuélien, pour lequel la diplomatie de la canonnière reste l’héritage d’une époque que l’on croyait révolue. Là encore, lorsque sont atteintes les limites du jeu diplomatique, la politique étrangère se réserve l’option du recours à la guerre ; chaque État pouvant toujours trouver au moins une bonne raison d’envahir son voisin géographique. En effet, après avoir organisé unilatéralement, le 3 décembre 2023, un référendum d’annexion, Caracas publiait une carte géographique où figurait la majeure partie du Guyana en qualité de province vénézuélienne dénommée Guayana Esequiba, que le président Nicolás Maduro menace désormais d’occuper en convoitant ses réserves de gaz, de minerais et de pétrole, estimées à 11 milliards de barils, qui constitueraient une manne financière d’aubaine pour cet État en dépôt de bilan. Tout en menant conjointement des actes de subversion, comme le révèle la campagne offensive de cyberespionnage d’octobre 2023 menée à l’encontre des centres névralgiques du Guyana par les hackers du groupe Mustang Panda, alignés sur les intérêts chinois et russes. D’autant que Caracas demeure l’allié majeur de Moscou en Amérique latine, aux côtés du Nicaragua, de la Bolivie et peut-être bientôt du Brésil, l’influent émergent des BRICS.

Or, Georgetown occupe, depuis janvier 2024, un siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies, et l’annexion de la province de l’Esequibo constituerait, outre un casus belli caractérisé, un nouvel avatar de la violation du principe de non-recours à la force dans le cadre de la résolution d’un différend territorial, ainsi que la remise en cause de l’intangibilité des frontières. Nonobstant que ce litige fasse l’objet d’une sentence arbitrale rendue à Paris en 1899, toujours applicable, et qui reconnait la ligne Schomburgk comme tracé officiel de démarcation entre les deux États mitoyens.

Remarquable, cette nouvelle guerre en instance présente une conséquence inattendue, car bien que grondant à 7 000 kilomètres de Paris, elle en menace directement les intérêts, Georgetown étant éloigné de 800 kilomètres (équivalent à la distance entre Paris et Marseille) de la frontière du département de la Guyane, par lequel la France partage avec le Brésil sa plus grande frontière terrestre. Par conséquent, une attaque des forces vénézuéliennes porterait le conflit au seuil de la France d’outre-mer. Le cas échéant, et au risque d’une déstabilisation régionale, comment réagiraient Paris, mais également Brasilia ou Washington ?

Ceteris paribus, l’attitude de Caracas n’est pas singulière puisqu’elle est opportunément calquée sur celle de la Chine concernant le territoire de l’État d’Arunachal Pradesh et du plateau montagneux d’Aksai Chin. Selon la même tactique, Beijing publiait au mois d’aout 2023 une carte géographique sur laquelle ce territoire indien apparaissait comme partie inaliénable de la République populaire de Chine… tout comme y figurait Taïwan.

Chypre, le « Taïwan du Sud » de l’UE, ligne de faille du révisionnisme géographique en Méditerranée

Encore aujourd’hui, les matrices stratégiques que sont les espaces maritimes conservent leurs rôles traditionnels de zones de frictions interétatiques au-delà des eaux territoriales, que ce soit en mer Noire (enjeux déterminants tant pour Moscou que pour Kyiv) ou bien en Indo-Pacifique, comme l’attestent les gesticulations répétées de la Corée du Nord le long du 38e parallèle, où Pyongyang s’évertue à disputer à Séoul la souveraineté de l’ile de Yeonpyeong située en bordure de la contestée Northern limit line (NLL). Quant à la Chine, elle se garde encore de franchir le seuil de belligérance avec Taïwan, considérant que la zone pacifique est également devenue une nouvelle priorité de Moscou depuis la révision de sa doctrine navale de 2022, à l’instar de l’océan Arctique et de ses mers bordières, dont la zone de Mourmansk abrite les bases de la flotte russe de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.

Or, de la même façon que celui qui contrôle Taïwan surveille le détroit éponyme, celui qui contrôle Chypre verrouille la Méditerranée orientale en s’assurant la maitrise des routes commerciales transcontinentales entre l’Europe et l’Asie, dont ce « porte-avions immobile » demeure au confluent maritime grâce à sa dimension géostratégique remarquable, à l’instar du détroit de Bab el-Mandeb, dont le trafic reste sérieusement perturbé en mer Rouge par les attaques des milices houthies. Aussi, Chypre demeure-t-elle l’épicentre du conflit gelé entre la Grèce et la Turquie, une sorte de conflit de routine, dont l’ile porte cette année le deuil des 50 ans de sa partition due à l’occupation illégitime de sa partie septentrionale par les forces armées ottomanes. Cependant, le chef du gouvernement de Chypre du Nord, Ersin Tatar, épaulé par Recep Tayyip Erdoğan, tente désormais de bouleverser le statu quo relatif au schisme politico-territorial en servant l’objectif unilatéral d’Ankara de rattacher l’ile à la Sublime Porte. Cette manœuvre de déstabilisation à haut risque de confrontation s’illustre par le projet turc, initié en aout 2023, d’ouvrir une route reliant le village de Pyla, géographiquement situé en zone grecque, mais dont la population est mixte, au territoire de la République turque de Chypre. D’où une montée sans précédent des tensions entre les militaires chypriotes turques et le contingent des casques bleus des Nations Unies, déployé en vertu de la résolution 2674.

De plus, cet État insulaire reste un enjeu de souveraineté maritime entre Athènes et Ankara, opposant de façon ubuesque la République de Chypre, État membre de l’UE depuis 2004, à la Turquie, éternelle candidate à l’intégration européenne et membre turbulent de l’OTAN, dans une concurrence pour l’accès aux ressources énergétiques sous-marines, gazières et pétrolières.

Surtout, cette rivalité est au cœur du projet « Mavi Vatan  » (« Patrie Bleue »), doctrine navale turque, véritable avatar moderne en Méditerranée orientale de la doctrine de Monroe, qui continue de s’affirmer au détriment des intérêts chypriotes et de la zone économique exclusive (ZEE) grecque. Dès lors, alimentant l’escalade, Ankara poursuit la surge de sa présence militaire sur l’ile, dont les effectifs s’élèvent aujourd’hui à près de 50 000 soldats, et entend reconduire annuellement les manœuvres éponymes « Mavi Vatan 2021 », véritable démonstration de force en mer Égée, posant un nouveau défi stratégique aux États membres de l’UE méridionale.

Ainsi, les problématiques du Guyana et de Chypre constituent d’audacieux coups tactiques, qui multiplient les risques de confrontation sans toutefois franchir une ligne rouge consensuelle d’infra-belligérance, en deçà de laquelle chaque adversaire campe l’arme au pied, en se gardant de faire le pas de trop vers l’avant. Car, à l’analyse, ces attitudes ne visent pas l’affrontement armé mais, ante omnia, la déstabilisation et l’affaiblissement politique interne des États ciblés. Elles participent pourtant de l’érosion de l’architecture internationale de sécurité en discréditant les organisations régionales et universelles, auxquelles ces acteurs déstabilisateurs continuent cependant d’adhérer, en les instrumentalisant au besoin pour servir leurs seuls intérêts géopolitiques, à l’instar de la Russie et de la Chine.

Moscou et Beijing, des acteurs étatiques tout à la fois crisogènes et peacemakers

Constat déstabilisant que celui du positionnement ambivalent de ces acteurs majeurs, lorsqu’ils endossent simultanément le rôle de belligérant ou de puissance impérialiste, et celui de garant de la sécurité internationale, voire de pacificateur ouvertement engagé dans un processus de négociation.

Ainsi, à la date de l’agression contre Kyiv en violation manifeste du jus ad bellum (le droit qualifiant une guerre juste), la Russie assurait, en qualité de membre permanent, la présidence tournante du Conseil de sécurité des Nations Unies (dont la réforme fait toujours figure de serpent de mer) à qui incombe le maintien de la paix et de la sécurité internationale. De même que la Cour pénale internationale émettait en avril 2023 un mandat d’arrêt à l’encontre du président Poutine et de sa commissaire aux Droits des enfants Maria Lvova-Belova, pour crime de guerre de déplacements forcés de près de 20 000 enfants ukrainiens, dont la plupart avaient été enlevés à leur famille. En revanche, en septembre 2023, une habile médiation de Moscou aboutissait à la signature d’un nouveau cessez-le-feu (le second depuis 1994) entre Stepanakert et Bakou, mettant un terme au conflit arméno-azerbaïdjanais du Haut-Karabagh, l’emblématique quasi État du Caucase. Rappelons que cette république séparatiste autoproclamée, à l’instabilité endémique, reste peuplée à 95 % d’Arméniens et se trouve de jure au sein du territoire azerbaïdjanais, dont elle représente près de 14 % de la superficie. En mettant fin à cette nouvelle guerre de Cent Ans, Poutine dévoilait à la communauté internationale les deux faces de la même médaille impériale : d’un côté, l’acteur déstabilisateur qui continue de porter impunément le fer aux marches de l’Europe, et de l’autre un arbitre écouté dans le pré carré de son influence et présentant la Russie comme la pierre angulaire d’une nouvelle architecture de sécurité régionale au grand dam de l’OSCE (et plus particulièrement du groupe de Minsk) dont la médiation venait d’échouer. Puis, à la face du département des Opérations de paix de l’ONU et de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE, Moscou parvenait à afficher sa capacité à déployer un contingent de maintien de la paix le long du corridor de Latchine, sur la ligne de contact entre les belligérants.

Pareillement, la Chine ressassait depuis février 2023 l’échec de son plan de paix pour l’Ukraine, aussitôt rejeté par Kyiv et Washington, au motif qu’il ne condamnait pas l’agression de Moscou ni n’exigeait le retrait militaire des territoires ukrainiens conquis par la force. En guise de revanche, Beijing parvenait avec brio à négocier, en mars 2023, le rétablissement des relations diplomatiques bilatérales entre l’Iran et l’Arabie saoudite rompues depuis janvier 2016. Cependant, cette stratégie d’apaisement de façade censée donner du crédit à l’Initiative pour la sécurité mondiale (ISM) de la Chine ne doit pas occulter la rhétorique de confrontation prônée par Xi Jinping et incarnée par sa diplomatie « zhan lang », dite des « guerriers-loups », tout en multipliant les incursions aéronavales de l’Armée populaire de libération (APL) dans la Zone d’identification aérienne (ADIZ) de Taipei, notamment depuis l’élection en janvier dernier du nouveau président Lai Ching-te, issu du Parti démocratique progressiste (DPP), dont l’objectif politique est de prévenir le retour par la force de l’ile prodigue dans le giron de la Mère patrie.

Le nirvâna pacifiste à l’épreuve des opinions publiques

Enfin, au fil de chaque conflit, une violence psychologique est infligée aux populations qui le subissent, mais est également exercée sur celles qui le redoutent, lorsque le fracas des armes retentit à leurs frontières ou bien au travers des médias oscillant entre apocalypse et rationalité. Alors se pose l’interrogation de l’acceptation de la guerre par les opinions publiques internationales et celle de leurs comportements psychologiques individuels ou collectifs.

Certes, en participant de la destruction de pans entiers de groupes humains organisés, la guerre apparait toujours comme la manifestation antisociale par excellence, dont « la mortalité institutionnelle vise à empêcher les naissances et à diminuer le nombre des vivants » (4). Toutefois, bien que nul individu raisonnable n’oserait faire l’apologie du chaos, force est d’observer que la voix de la paix résonne de plus en plus faiblement face aux périls croissants.

Même la journée berlinoise des marches pour la paix, organisée traditionnellement pour Pâques (Die Ostermärsche) continue de diviser les mouvements pacifistes allemands et européens quant à la responsabilité du Kremlin dans la guerre en Ukraine ou au sujet des livraisons d’armements occidentaux à Kyiv. Évidemment, à l’annonce des mobilisations partielles pouvait-on entendre les défilés de la génération Z russe et ukrainienne scander « Plutôt la prison que la guerre ! », sans que le conflit ne cesse pour autant et que les opinions publiques mondiales se mobilisent massivement contre la guerre ou sa menace. Ce qui n’est pas surprenant puisque le pacifisme n’a jamais permis d’éviter un conflit (local, régional ou d’envergure) depuis son avènement sur le Vieux Continent à l’issue de la Première Guerre mondiale, en réaction à l’immolation de près de 10 millions de jeunes Européens. En outre, ce déclin du combat pour la paix peut se mesurer à l’aune du niveau de confiance des populations en la capacité de leurs États respectifs, mais également des organisations régionales ou universelles, à régler les différends par l’arbitrage, la médiation ou la négociation. Car lorsque la guerre se propage, s’intensifie puis se prolonge, la perception du réel finit par se modifier durablement, en amenant le citoyen à considérer l’affrontement avec résignation, comme une fatalité contre laquelle il estime n’avoir aucun levier d’opposition. En atteste l’atonie des opinions publiques occidentales, l’amor fati de la population ukrainienne et le soutien de la majorité des Russes à la guerre contre l’Ukraine (alors que la campagne d’Afghanistan de 1979 à 1989, pourtant bien moins meurtrière, fut honnie des citoyens soviétiques), moins par adhésion à la politique étrangère du Kremlin que par défiance envers l’Occident et l’UE en particulier. Alors, si l’Ukraine est aujourd’hui entrée indéniablement dans l’histoire en résistant, contre toute attente, à la Russie, sortira-t-elle demain de la géographie en acceptant une partition territoriale défavorable, encouragée à mots couverts par les chancelleries occidentales sous la pression, de guerre lasse, de leurs opinions publiques ?

Enfin, on observe le déclin de la mobilisation dans le cadre du conflit asymétrique à Gaza et, par extension, en Cisjordanie. Dès lors, la théorie de la « delegitimization » de la guerre, développée par John Mueller à la suite de l’effondrement de l’ordre bipolaire, selon laquelle les guerres interétatiques de haute intensité, dites « à l’européenne », auraient propension à devenir obsolètes, n’est manifestement pas pour demain puisque, à l’évidence, les valeurs sur lesquelles elles reposent (gloire martiale, héroïsme au combat, sacrifice suprême pour la patrie, mais également hubris et conquête hégémonique) ne semblent être devenues ni ringardes ni sujettes à « une répulsion collective […] » (5). Ou encore d’apparaitre comme une option politique absurde « […] pas plus qu’il ne viendrait à l’idée de quelqu’un de sauter du 5e étage pour descendre au rez-de-chaussée plus rapidement… » (6). Pourtant, l’histoire n’est pas finie, et au-delà de l’utopie universelle de la paix perpétuelle kantienne impraticable demeure l’espoir d’une concorde imparfaite mais devant être indéfiniment approchée car, comme le répétait Raymond Aron, « tout est toujours en question, tout est toujours à sauver… ».

Notes

(1) Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, Folio Classique, 2000.

(2) Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers, Random House, 1987, p. 514.

(3) Zbigniew Brzeziński, The Grand Chessboard, Basic Books, 1997, p. 46.

(4) Gaston Bouthoul, Traité de polémologie, Payot, 1951.

(5) John Mueller, Retreat from Doomsday : the Obsolescence of Major War, Basic Books, 1989, p. 241 (https://​politicalscience​.osu​.edu/​f​a​c​u​l​t​y​/​j​m​u​e​l​l​e​r​/​d​o​o​m​.​pdf).

(6) Ibid., p. 255.

Stéphane Natale

areion24.news