Le projet du 2S35 Koalitsiya SV ou « coalition » (SV signifiant automoteur) remonte au début du siècle, lorsque l’état-major russe décide de trouver un successeur au 2S19 Msta-S entré en service en 1989 et armé d’un canon de 152 mm développé dans les années 1970. Le projet comporte deux volets, de compétition technologique à l’égard de l’Ouest et de standardisation.
Pour la Russie, il s’agit d’une part de se rapprocher des pays occidentaux qui mettent en œuvre de manière standardisée, depuis le début des années 1990, des tubes de 155 mm calibre 52 ayant une portée d’environ 40 km avec munitions à propulsion additionnelle, voire de les surpasser. En effet, l’arme de prestige qu’est l’artillerie dans l’armée russe n’est plus capable de soutenir la comparaison face aux pièces occidentales en ce qui concerne la portée et la cadence de tir. D’autre part, il s’agit de remplacer, à terme, la totalité des pièces d’artillerie automotrices de types 2S3, 2S5 et 2S19 qui commencent à accuser le poids des ans.
Développement tortueux
Ainsi, l’introduction de la nouvelle pièce permettrait de standardiser le système de chargement automatique, les portées et les cadences de tirs tout en faisant varier les vitesses initiales des projectiles, ajustées grâce aux différentes charges modulaires. L’utilisation de ces dernières permet de constituer des chargeurs complets autorisant une haute cadence de tir réduisant les cycles de chargement, car le système n’aurait plus besoin de lancer le convoyeur à la recherche de la bonne charge afin d’obtenir l’effet désiré sur l’ennemi. Dans le contexte postsoviétique difficile des années 1990 est proposée une solution intermédiaire sous la forme d’une revalorisation du 2S19 Msta‑S. Dénommée 2S33 Msta‑SM, la nouvelle pièce est armée d’un nouveau tube de 152 mm, mais l’effondrement de l’URSS va avoir raison du projet et il faudra attendre 2000 pour qu’il soit relancé.
Afin de concurrencer les pièces occidentales dans le domaine de la cadence de tir, une solution pour le moins audacieuse va être alors proposée : juxtaposer deux tubes de 152 mm, d’où le nom de Koalitsiya. Trois pistes vont être alors explorées. La première l’est à des fins de tests par le bureau d’études Titan et l’usine Motovilikha de Perm, qui proposent un bitube monté par l’institut central de recherches scientifiques JSC Burevestnik de Nijni Novgorod sur un châssis B‑4 datant de 1941. La seconde, explorée par bureau d’études d’Uraltransmash d’Omsk, branche d’Uralvagonzavod, se présente sous la forme d’un bitube installé dans une tourelle de 2S19 Msta‑S modifiée, équipée de deux chargeurs automatiques et montée sur un châssis de char T‑90. Le troisième et dernier prototype est doté d’une tourelle inédite sur châssis de T‑90 qui abrite l’ensemble de l’équipage. Malgré le défi que représente le projet dénommé 2S36 Koalitsiya SV, les premières campagnes de tirs débutent en 2003.
Bien qu’il ait été dévoilé au grand public en décembre 2006, le 2S36 est un projet mort-né qui n’aura pas de suites au regard du poids de son armement et de sa trop grande complexité technique. Ainsi, le 15 juin de la même année, le bureau d’études Burevestnik est de nouveau désigné pour développer une version monotube plus classique, dénommée 2S35 Koalitsiya SV. Le cahier des charges stipule, entre autres, que l’équipage soit installé dans la partie avant de la caisse, et que la tourelle soit inhabitée et armée d’un canon unique 2A88 de 152 mm autorisant des tirs à plus de 70 km. Il est à noter que le choix du maintien du 152 mm comme calibre par la Russie est une constante. Cela s’explique par le fait que depuis des décennies ont été accumulées en URSS et en Russie plusieurs centaines de milliers de tonnes de munitions de ce diamètre et qu’un changement aurait été beaucoup trop onéreux pour l’outil de production.
Le développement du 2S35 va se poursuivre jusqu’en 2011 et les deux premiers prototypes sont achevés en 2013 dans les ateliers d’Uraltransmash à Ekaterinbourg. Ils sont suivis par une dizaine de véhicules de présérie, leur évaluation débutant en mars 2015. Le 2S35 est dévoilé au grand public lors de la parade du 9 mai 2015, en présence de la famille Armata dont le châssis chenillé UCP (Universal combat platform) du BMP T‑15 pourrait recevoir à terme la tourelle du 2S35.
Impressionné par les performances de mobilité du CAESAR français, lui permettant d’être déployé rapidement tout en esquivant les tirs de contre – batterie, JSC Burevestnik développe de manière concomitante une version à huit roues motrices sur châssis KamAZ‑6560. Désigné 2S35‑1 Koalitsiya SV‑Ksh, le nouveau système est aperçu pour la première fois sur le terrain d’expérimentations du JSC à Nijni Novgorod en août 2017. Une troisième version du système est développée pour les engagements en milieu arctique. Basée sur le véhicule à haute mobilité DT‑30 Vityaz (« chevalier »), cette impressionnante version se compose de deux modules chenillés articulés, dont le premier héberge la tourelle et le canon alors que le second transporte les munitions. Cette version artillerie n’est pas encore entrée en service.
Premières entrées en service
En décembre 2019, les premiers 2S35 de présérie sont aperçus sur le terrain d’exercices d’Alabino, non loin de Moscou, afin de poursuivre les essais en unité à partir de mai 2020 au sein du 400e régiment d’artillerie de Tchebarkoul, au sud d’Ekaterinbourg, subordonné à la 90e division blindée de la Garde. Cette phase couronnée de succès permet le déploiement des 18 premiers exemplaires de série au sein du 147e régiment d’artillerie de de la Garde « Simferopolsky » de la 2e division de fusiliers motorisés « Tamanskya » dans le district ouest à partir du début janvier 2021. Un an plus tard, certains canaux propagandistes annoncent que 22 exemplaires ont rejoint les forces alors que les sources occidentales font toujours état de huit exemplaires en service.
Le 22 décembre 2023, l’agence TASS annonce que les premiers 2S35 ont été déployés en Ukraine dans le Donbass, bien que le développement du système ne soit pas encore arrivé à son terme. Le nombre exact de 2S35 déployés au niveau divisionnaire demeure à ce jour inconnu, mais certaines sources font état d’au minimum une batterie qui aurait pour mission de détruire des objectifs à haute valeur ajoutée dans la profondeur tout en rivalisant avec les pièces d’artillerie occidentales de type PzH2000 allemand, Archer suédois et CAESAR français. Néanmoins, une inconnue demeure concernant le lancement de la production en grande série, car le 2S35 a la même caisse que le T‑90 et il se peut que la priorité soit donnée à la production de chars et non pas à celle de pièces d’artillerie. L’évolution tactique du conflit ukrainien devrait nous apporter dans ce sens des éléments de réponse.
Caractéristiques techniques
Avec une longueur totale de 13 m, le 2S35 reprend la caisse modifiée du T‑90 mesurant dorénavant 7 m de long sur 3,78 m de large. Le blindage est moins épais, car le 2S35 n’a pas vocation à être exposé en premières lignes comme un char de combat. L’agencement a été repensé, et comme sur le BMP‑T Terminator, trois membres d’équipage sont sur un même plan, à l’avant de la caisse, dans un compartiment blindé. Le pilote est au centre, le chef de pièce à droite et le tireur à gauche. Comme sur le T‑14, ils disposent chacun de plusieurs écrans afin de remplir leurs missions respectives et les postes de chef et de tireur sont à commandes doubles. Tous deux peuvent avoir accès à la tourelle par une trappe se trouvant derrière leur siège. En revanche, le compartiment arrière avec le groupe motopropulseur (GMP) demeure inchangé, avec son pot d’échappement sur le flanc gauche, mais la poupe de la caisse est elle aussi rallongée. Pour les phases statiques, un moteur auxiliaire de puissance implanté dans la tourelle a pour fonction de fournir l’énergie nécessaire lorsque le moteur principal est coupé. Le train de roulement, recouvert de jupes blindées, se compose de six galets de 750 mm de diamètre, d’une poulie de tension à l’avant, du barbotin à l’arrière et de trois rouleaux porteurs. Le système de suspension, renforcé au regard du poids de la tourelle et de l’armement, se compose de barres de torsion avec un amortisseur hydraulique pour les premier, second et dernier galets.
Au centre, l’impressionnante tourelle abrite le tube de 152 mm 2A88 calibre 52 développée par l’usine no 9 d’Ekaterinbourg. D’une longueur de presque 8 m, il est équipé d’un frein de bouche à cinq étages à son extrémité et d’un évacuateur de fumée. L’ensemble du lien élastique frein de tir/récupérateur, n’est plus visible comme sur le 2S19, mais intégré dans le masque de tourelle cubique semblable à celui de l’AS‑90 britannique. Comme sur le 2S19, une chaise de route fixée sur le glacis supérieur avant verrouille le tube lors des longs trajets ou en tout – terrain afin de soulager la génération hydraulique de la tourelle. Le 2A88, dont le pointage en site est de − 5° à + 75°, est alimenté par un chargeur automatique qui se compose de deux compartiments en nuque de tourelle, un pour les ogives et l’autre pour les charges propulsives modulaires autocombustibles. Spécifiques, ces dernières ne peuvent être utilisées par les canons des 2S3, 2S5 ou de 2S19 et inversement, ce qui représente une rupture pour l’artillerie russe et sa chaîne logistique. Mais elles apportent une souplesse d’emploi accrue et appréciée. De plus, la mise à feu de ces charges modulaires s’effectue par le biais d’un système à micro – ondes rendant impossible l’utilisation des charges et munitions d’anciennes générations.
Le chargement se fait automatiquement grâce à un mécanisme d’approvisionnement pneumatique comportant un système de chargement pendulaire des munitions, ce qui permet de recharger le tube lorsqu’il n’est pas à l’horizontale. Ainsi, la cadence pratique de tir est de 10 à 12 coups/min et la cadence maximale de 16 coups/min alors que celle du 2S19 n’est que de 8 à 10 coups. Cette dernière, élevée pour cette catégorie de munitions, est supérieure à celle des pièces d’artillerie occidentale, et nécessite que la culasse soit refroidie par une vaporisation d’eau entre chaque départ de coup. Soixante-dix obus et charges modulaires sont embarqués grâce à l’orifice au centre de la nuque de tourelle. Un rechargement complet de la soute s’effectue en 15 minutes grâce au système ravitailleur 2F66‑1 qui comprend 92 munitions de 152 mm et qui est en général installé sur un camion KamAZ 6 × 6 équipé d’un convoyeur rétractable. La portée des munitions tirées est comprise entre 40 et 80 km avec propulsion additionnelle. Les munitions guidées par laser de type 30F39 Krasnopol de 152 mm d’une portée de maximale de 20 km, dont la production a augmenté depuis quelques mois, peuvent aussi être utilisées avec une précision décuplée grâce à l’illumination de la cible effectuée à partir d’un drone, comme cela devient de plus en plus courant actuellement sur le front ukrainien.
Pour l’autodéfense, une mitrailleuse lourde Kord de 12,7 mm alimentée à 200 coups montée sur affût téléopéré 6C21 est installée sur le toit de la tourelle. Douze lance – pots fumigènes 902V sont répartis de part et d’autre de la tourelle et sur le toit. Couplés aux quatre capteurs montés aux quatre coins de la tourelle sur le toit, ils noient le 2S35 sous un nuage fumigène. Grâce à sa nouvelle conduite de tir qui comprend, entre autres, une optique de tir, divers capteurs et le système de géolocalisation GLONASS, le 2S35 peut aisément être intégré à une chaîne de commandement artillerie. Sur les derniers modèles, des « dalles » ont été observées sur l’arc avant de la tourelle de part et d’autre du canon. Il pourrait s’agir de radars dont les fonctions seraient de détecter les départs de coups de l’artillerie adverse et qui feraient partie intégrante du système MRSI (Multi round simultaneous impact) qui permet d’effectuer des tirs de concentration en une salve sur un seul objectif ou un tir linéaire qui verrait toute la salve s’abattre d’un seul tenant sur une ligne de défense ennemie.
Le GMP s’articule autour du moteur V12 turbodiesel V‑92S installé en position transversale délivrant une puissance de 1 000 ch couplé à une boîte de vitesses automatique. Cet ensemble permet aux 55 t du 2S35 en ordre de combat (48 t à vide) d’atteindre la vitesse de 65 km/h sur 600 km, de gravir des pentes de 60°, de franchir des tranchées de 2 m de large et des marches verticales de 70 cm. Le 2S35 est en outre équipé d’un système anti – incendie et d’une protection collective NBC/climatisation pour l’équipage.
Pierre Petit