Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 13 décembre 2024

Penser le renseignement : scruter nos ennemis, observer nos alliés

 

Plus de deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les raisons de l’aveuglement français au sujet des intentions réelles de Moscou restent mystérieuses. En 2021, à la suite de la spectaculaire annulation par l’Australie du contrat signé en 2016 avec Naval Group, le président de la République avait demandé au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) de conduire un audit afin d’identifier les causes de cet échec (1). Pour ce qui concerne la crise ukrainienne, aucune annonce publique n’a été faite concernant une telle demande.

Le limogeage, le 31 mars 2022, du directeur du renseignement militaire, le général Vidaud (2), puis le départ du directeur général de la sécurité extérieure, l’ambassadeur Bernard Émié, le 8 janvier 2024 (3), avaient cependant confirmé que les autorités politiques n’étaient pas satisfaites des deux services de renseignement chargés des questions internationales. Les commentateurs les mieux renseignés n’avaient par ailleurs pas manqué de souligner que le général Vidaud payait là ses mauvaises relations, notoires, avec le chef d’état – major des armées (CEMA) tandis que le DGSE était « remercié pour l’ensemble de son œuvre  », selon la formule cruelle d’un cadre de son service (4). Sa survie après l’attaque russe avait déjà beaucoup étonné. Cependant, quels que soient les motifs profonds de ces deux évictions, la France a semblé nier l’évidence de la menace russe jusqu’aux heures précédant l’attaque, et des interrogations ont été émises quant aux sources des orientations diplomatiques du chef de l’État (5). Les historiens auront tout le loisir, dans quelques décennies, de débattre du mode de gouvernance du président (6), mais certaines remarques, pour ne pas parler d’excuses, lues ou entendues ici et là font planer un doute sur la réalité des capacités analytiques de structures dont c’est pourtant la mission première et dont dépendent bon nombre de décisions stratégiques.

« Les Américains nous ont déjà menti »

Confrontés aux critiques, les responsables français ont avancé une série d’arguments plus ou moins convaincants afin d’expliquer leur mauvaise évaluation de la politique russe. Le plus risible d’entre eux a été l’évocation, toute honte bue, des mensonges de Washington en 2003 afin de justifier l’invasion de l’Irak (7).

Si les manœuvres de l’administration Bush Jr. resteront une faute majeure, de l’eau a depuis coulé sous les ponts. Paris et Washington ont fait la guerre côte à côte en Afghanistan, et le soutien américain a été déterminant en Somalie lors de l’affaire Denis Allex ; au Mali dès le déclenchement de l’opération « Serval » ; au Levant, notamment à l’occasion de frappes contre des responsables français de l’État islamique (EI) ; et sur le territoire national même lors de la crise djihadiste de 2014-2017.

En 2003, la position française face aux menées américaines avait reposé sur une évaluation solide et indépendante des conséquences régionales d’une attaque de l’Irak et sur une parfaite connaissance des programmes militaires de ce pays. Ces deux piliers avaient permis à la diplomatie française de contrer, certes en vain, un à un les arguments du Département d’État et de tenir une position solide. Près de vingt ans plus tard, pourtant, cela a donc été au tour de Paris de s’aveugler, en raison aussi bien de failles capacitaires que de biais cognitifs impardonnables.

« Ça ne doit pas arriver et donc ça n’arrivera pas »

À en croire certaines confidences, les divergences entre Occidentaux au sujet des intentions russes ne seraient pas dues à des renseignements contradictoires, mais bien à des évaluations radicalement différentes, et c’est là que le bât blesse. Dans Le Monde, Jacques Follorou écrivait ainsi au mois de mars 2022 : « En décembre, Avril Haines annonce à ses alliés que son pays considère que les déclarations conciliantes du président russe ne sont qu’un leurre et ne servent qu’à gagner du temps. L’objectif de Vladimir Poutine, selon elle, est d’envahir l’Ukraine. Un point de vue partagé par les Britanniques.  » Puis, plus loin : « Sur la base des mêmes renseignements, Paris et Berlin estiment, pour leur part, que la voie de la négociation demeure la meilleure pour dissuader Vladimir Poutine de commettre l’irréparable.(8) »

L’incohérence saute ici aux yeux. D’un côté, les services américains et britanniques jugeaient que la décision russe d’envahir l’Ukraine était prise. D’un autre, supposément avec les mêmes cartes en main, Français et Allemands estimaient qu’il était possible de négocier. Mais qu’y avait-il à négocier si la décision russe était prise, comme le montraient ces fameux renseignements que les services français s’échinent toujours à présenter comme identiques à ceux recueillis par leurs homologues américains ? En 2023, Bernard Émié, alors DGSE, avait tenté, dans une formule trop alambiquée pour vraiment convaincre, d’expliquer que la France disposait des mêmes renseignements que ses partenaires, mais qu’elle avait choisi de ne pas en faire état publiquement (9). Cette approche différente n’avait échappé à personne, mais elle n’expliquait pas pourquoi l’analyse qui avait été faite dans son service (et ailleurs) de la situation était si éloignée de ce qui allait se produire le 24 février 2022.

Sans doute les causes d’un tel échec sont – elles nombreuses. On pourrait ainsi regretter que le théâtre ukrainien n’ait été « réinvesti » qu’en 2021 (10), alors même que l’agression russe avait débuté en 2014 lors de l’occupation de la Crimée par les « petits hommes verts » (11). La priorité donnée à la lutte antiterroriste ne peut pas tout expliquer, comme si nos services étaient incapables d’affronter deux menaces majeures simultanément, et la puissance russe représentait un danger existentiel, contrairement aux groupes djihadistes, dangereux et novateurs, mais aux capacités intrinsèquement limitées.

D’autres facteurs, plus profonds encore, ont pu jouer. Les effets de la désaffection de certains services pour le contre – espionnage le plus classique, entamée pendant les années 1990, ont été accentués par la russophilie croissante de décideurs séduits par la propagande du Kremlin (12). Surtout, l’incapacité à envisager le pire, déjà observée en 2015 et en 2016 lors de la campagne d’attentats, a pesé comme jamais sur les analystes et toute la chaîne de commandement au-dessus d’eux (13). Quand, en 2003, les artisans de la guerre contre l’Irak ont grossi sciemment tout indice incriminant Bagdad ou en inventaient le cas échéant, en 2021, les partisans de la paix à tout prix avec Moscou semblent avoir, sciemment ou pas, minimisé les faits dont ils avaient connaissance et ainsi nié la crise qui arrivait.

Nier la rationalité de l’adversaire, ignorer celle de nos alliés

La réalité, telle qu’elle se dessine plus de deux ans après l’agression russe, est inquiétante. S’il est probable que les services français disposaient des mêmes renseignements de théâtre que la CIA ou que la DIA, obtenus par des moyens voisins bien que moins puissants (imagerie d’origine satellite et interceptions des communications des unités déployées, principalement), il est manifeste qu’ils étaient très en retard au sujet des options russes et des délibérations au plus haut niveau à Moscou.

Les alertes émises par Washington depuis l’automne 2021 reposaient en effet sur une percée opérationnelle majeure (14) de la National Security Agency (NSA) contre les réseaux de communication russes. L’Agence a même mis sa contribution en avant dans son bilan de l’année 2022 (15) et les évaluations américaines se sont appuyées tout autant sur les observations du déploiement russe que sur une connaissance remarquable des mécanismes décisionnels (16). Une telle réalisation semblait alors très loin des capacités françaises, ce qui peut paradoxalement presque rassurer : au moins nos services, en se trompant, n’ont-ils pas ignoré les évidences dont disposaient Américains et Britanniques puisque eux-mêmes ne les avaient pas recueillies…

À défaut de tout savoir de la Russie, les Français auraient cependant pu s’interroger au sujet de la stratégie américaine de communication à tout-va. Dès l’hiver 2021-2022, des responsables français avaient bien compris que la NSA avait percé les défenses russes. Que Washington, contre tous les usages du monde du renseignement (17), ait décidé de rendre public ce succès majeur aurait dû alerter les analystes parisiens. Le fait que les États-Unis, pour alerter leurs alliés et le monde, sacrifient ainsi un tel investissement technique et opérationnel, associé à leurs propres observations de la future ligne de front, ne pouvait pas ne pas les conduire à conclure à l’inéluctabilité de la guerre. Il n’en a pourtant rien été. Deux biais cognitifs majeurs ont donc manifestement joué : d’une part, le refus de juger crédible une attaque russe en raison de son « coût monstrueux » (18), selon un mécanisme classique de projection de sa propre rationalité sur l’objet de son analyse ; d’autre part, l’incapacité à mesurer véritablement le coût pour la communauté américaine du renseignement des révélations des mois précédant la guerre – sans parler des alertes émises par Londres ou Varsovie –, ce qui a laissé le champ libre au scepticisme habituel de certains milieux sécuritaires et militaires, régulièrement aveuglés par des certitudes qui les rendent, au choix, inutilement méfiants ou inutilement confiants. La lecture de Marc Bloch devrait, plus que jamais, être obligatoire.

Notes

(1) Élise Vincent, « Affaire des sous-marins : l’Élysée a demandé une enquête sur les raisons de l’échec français », Le Monde, 16 octobre 2021.

(2) Amaelle Guiton, « En difficulté sur l’Ukraine, le renseignement militaire français en perd la tête », Libération, 31 mars 2022.

(3) Jean Guisnel, « DGSE : avec la nomination d’un préfet, la fin des ambassadeurs espions », Le Point, 21 décembre 2023.

(4) Entretien avec l’auteur. En plus du dossier ukrainien ont notamment pesé dans la balance une série d’échecs analytiques et opérationnels au Sahel et la mise en œuvre d’une réforme interne jugée trop ambitieuse et trop complexe.

(5) Roger Noël, « Penser le renseignement. Invasion de l’Ukraine : agir parce qu’on est bien renseigné ou parce qu’on l’est mal ? », Défense & Sécurité Internationale, no 159, mai-juin 2022.

(6) Jamil Anderlini, « The magnificent mind of Emmanuel Macron », Politico, 8 juillet 2024 (https://​www​.politico​.eu/​a​r​t​i​c​l​e​/​m​a​g​n​i​f​i​c​e​n​t​-​m​i​n​d​-​e​m​m​a​n​u​e​l​-​m​a​c​r​o​n​-​f​r​a​n​c​e​-​l​e​g​i​s​l​a​t​i​v​e​-​e​l​e​c​t​ion).

(7) Élise Vincent, « Guerre en Ukraine : départ du chef du renseignement militaire français sept mois après sa nomination », Le Monde, 31 mars 2022.

(8) Jacques Follorou, « Comment le scénario d’une invasion russe en Ukraine a divisé les services secrets occidentaux dès l’automne », Le Monde, 4 mars 2022.

(9) Romain Gubert et Baudouin Eschapasse, « DGSE : nous avons la clandestinité en héritage », Le Point, hors-série no 11 « Les espions – Nouvelles guerres secrètes », juillet-août 2023.

(10) Élise Vincent, « Les leçons de la guerre en Ukraine pour le renseignement militaire français », Le Monde, 13 avril 2022.

(11) Tyler D. Wentzell, « Les hommes verts de Russie : les conteurs stratégiques de la guerre hybride », Revue militaire canadienne, vol. 22, no 1, hiver 2021.

(12) Nicolas Lebourg et Olivier Schmitt, Paris-Moscou : Un siècle d’extrême droite, Seuil, Paris, 2024.

(13) Entretiens de l’auteur avec plusieurs analystes, printemps 2024.

(14) Jonathan Guiffard, « Cyberguerre en Ukraine : les leçons américaines », Institut Montaigne, 29 mars 2023 (https://​www​.institutmontaigne​.org/​e​x​p​r​e​s​s​i​o​n​s​/​c​y​b​e​r​g​u​e​r​r​e​-​e​n​-​u​k​r​a​i​n​e​-​l​e​s​-​l​e​c​o​n​s​-​a​m​e​r​i​c​a​i​nes).

(15) « 2022 Cybersecurity Year in Review », NSA, 15 décembre 2022 (https://​www​.nsa​.gov/​P​r​e​s​s​-​R​o​o​m​/​N​e​w​s​-​H​i​g​h​l​i​g​h​t​s​/​A​r​t​i​c​l​e​/​A​r​t​i​c​l​e​/​3​2​4​7​6​0​6​/​n​s​a​-​p​u​b​l​i​s​h​e​s​-​2​0​2​2​-​c​y​b​e​r​s​e​c​u​r​i​t​y​-​y​e​a​r​-​i​n​-​r​e​v​iew).

(16) Shane Harris, Karen DeYoung, Isabelle Khurshudyan, Ashley Parker et Liz Sly, « Road to war : U.S. struggled to convince allies, and Zelensky, of risk of invasion », The Washington Post, 16 août 2022 (https://​www​.washingtonpost​.com/​n​a​t​i​o​n​a​l​-​s​e​c​u​r​i​t​y​/​i​n​t​e​r​a​c​t​i​v​e​/​2​0​2​2​/​u​k​r​a​i​n​e​-​r​o​a​d​-​t​o​-​war).

(17) Ce que la guerre change pour le renseignement », entretien avec Pierre Gastineau, La Grande Conversation, 30 janvier 2024 (https://​www​.lagrandeconversation​.com/​m​o​n​d​e​/​c​e​-​q​u​e​-​l​a​-​g​u​e​r​r​e​-​c​h​a​n​g​e​-​p​o​u​r​-​l​e​-​r​e​n​s​e​i​g​n​e​m​ent).

(18) Élise Vincent, « Guerre en Ukraine : “le rouleau compresseur” russe risque de finir par passer, selon le chef d’état-major des armées », Le Monde, 6 mars 2022. Dans cet entretien, le CEMA dit à la fois que la guerre avait été anticipée par les SR français et qu’ils n’étaient pourtant pas d’accord avec les services américains.

Roger Noël

areion24.news