Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 20 décembre 2024

Les soucis judiciaires d’Alain Duménil, la bête noire de la DGSE

 

Dans quelques mois, il sera le personnage clef d’un procès hors-norme visant l’ancien patron des renseignements extérieurs (DGSE), Bernard Bajolet. L’homme d’affaires Alain Duménil accuse des espions de l’avoir menacé pour récupérer des fonds investis par la DGSE, il y a plus de vingt ans, dans un petit groupe de luxe. Lors du procès, cette ancienne gloire de la finance, reconvertie dans l’immobilier, devrait se présenter comme la victime d’une « vendetta » ourdie par les services secrets français. Mais des sociétés liées au millionnaire de 75 ans sont visées par plusieurs procédures judiciaires. Selon nos informations, le parquet de Paris mène deux enquêtes préliminaires, restées jusqu’à présent confidentielles, pour de possibles faits d’abus de biens sociaux et de fraude fiscale.

Dans la première, ouverte en 2023, les magistrats se penchent notamment sur deux sociétés : Paris Beausite Immobilier et la SAS du 155 Malesherbes, qui sont détenues par une société néerlandaise, domiciliée au Luxembourg et gérée officiellement par un proche d’Alain Duménil. Selon nos informations, il existe des doutes sur la réalité du travail effectué par plusieurs femmes salariées par ces sociétés : des contrats de travail de six mois, rémunérés 2 000 à 2 500 euros bruts mensuels, d’après des bulletins de salaire de 2019, consultés par Challenges, pour des postes de secrétaire administrative ou de collaboratrice comptable. Il s’agit aussi de vérifier si ces sociétés ont payé certaines de leurs dépenses personnelles. Des mails internes évoquent notamment un séjour à Saint-Tropez, à l’été 2018, pris en charge par la SAS du 155 Malesherbes, pour 15 781 euros.

Interrogé par Challenges, Alain Duménil dit apprendre l’existence de cette enquête. « Je n’ai jamais proposé de contrat fictif à qui que ce soit et je ne vois pas comment je pourrais faire des abus de biens sociaux dans des sociétés dont je ne suis ni dirigeant, ni administrateur, ni actionnaire. La seule société que je dirige est Acanthe Développement et, entre les contrôles permanents des commissaires aux comptes, du fisc et de l’Autorité des marchés financiers, je ne vois pas comment un euro pourrait être dépensé de travers ! A fortiori des frais médicaux, des études ou des vacances. Il y a peut-être eu des gens interrogés qui ont voulu rejeter la faute sur moi, mais je ne suis en rien concerné et d’ailleurs j’observe que personne n’est venu m’interroger. » L’homme d’affaires dénonce des « ragots » destinés à lui nuire et menace quiconque les colporterait, de plaintes pour dénonciation calomnieuse ou diffamation.

Paris Beausite Immobilier et la SAS du 155 Malesherbes ont été placées en liquidation judiciaire à l’automne 2024. En 2013, les deux sociétés avaient déjà été visées par un rapport de Tracfin, la cellule de renseignement de Bercy, qui a ensuite été transmis à la justice. Consulté par Challenges, le document évoque un « empilement de sociétés holdings en France et à l’étranger laissant supposer une volonté d’opacifier le montage juridique. » Les agents de Tracfin soupçonnent ces sociétés d’appartenir à Alain Duménil sans pouvoir le certifier.

Mais le rapport fait état de flux financiers non déclarés vers les comptes personnels de l’ancien gérant de Paris Beausite Immobilier, qui sera donc condamné pour blanchiment par le tribunal correctionnel de Valence en 2017. Ce gérant était aussi chargé de surveiller les résidences d’Alain Duménil avant de se fâcher avec lui et d’être écarté. « Il était régisseur, nous avons trouvé des irrégularités dans ses comptes, il a été licencié », nous précise l’homme d’affaires, qui n’a pas été inquiété par la justice dans cette affaire de blanchiment.

Démêlés avec le fisc

La seconde enquête a été ouverte suite une plainte du fisc en novembre 2021 visant SIF Développement. Avant sa liquidation judiciaire en 2020, cette société était détenue par l’une des filiales d’Acanthe Développement, la principale foncière d’Alain Duménil, qui apparaissait comme son bénéficiaire effectif. Après lui avoir infligé un redressement fiscal, Bercy lui réclamait plus d’un million au titre de l’impôt sur les sociétés. Mais le fisc n’a jamais vu un centime. Les magistrats cherchent donc à vérifier si les dirigeants de l’entreprise n’ont pas organisé frauduleusement son insolvabilité par compensation de créances au sein du groupe. « Je sais qu’il y a une enquête mais je ne sais pas quel est le problème, ni d’ailleurs s’il y en a un et encore moins en quoi je suis concerné », répond Alain Duménil, qui accumule les contentieux avec l’administration fiscale.

Comme l’a révélé le Canard Enchaîné, Bercy a aussi engagé des procédures contre Acanthe et Alliance Développement Capital. Elle estime que le millionnaire détient, en secret, plus de 60 % du capital des sociétés, qui ne pourraient donc pas bénéficier d’une exonération d’impôt sur les dividendes. Selon les comptes publiés, les « propositions de rectification » s’élèvent à 21 millions pour les années 2018 à 2023. Si le fisc portait plainte, le parquet pourrait remonter aux années antérieures, ce qui alourdirait la facture. Dans un droit de réponse au Canard Enchaîné, Alain Duménil affirme que le contrôle est toujours en cours : « Les rectifications sont contestées et débattues avec l’administration, qui n’a pas encore arrêté sa position définitive ». Il dément détenir plus de 60 % du capital, ayant cédé une partie des titres à un assureur luxembourgeois.

Bras de fer avec la DGSE

Ces enquêtes viennent s’ajouter à une troisième affaire instruite par un juge parisien : la faillite du groupe de luxe Alliance Designers, qui a fait d’Alain Duménil le grand ennemi de la DGSE. Le service secret, qui possède, depuis la Seconde Guerre mondiale, un « patrimoine privé » censé garantir son autonomie en cas d’invasion étrangère, avait investi une partie de ses fonds dans France Luxury Group. En grandes difficultés au début des années 2000, cette entreprise a appelé à la rescousse Alain Duménil, qui détenait déjà les costumes Smalto. Lors du rapprochement, les sociétés liées à la DGSE obtiennent des titres de Smalto Holding, rebaptisée Alliance Designers. Les différentes entités devaient fusionner et s’introduire en Bourse, permettant au service de récupérer ses billes. Mais Alain Duménil s’est livré à un tour de passe-passe qui a ramené ses participations à zéro.

« Les pertes du groupe étaient bien pires que ce que l’on m’avait présenté, j’ai dû remettre plus d’argent et procéder à une recapitalisation à laquelle ils ont refusé de participer », justifie ce dernier auprès de Challenges. L’opération a été jugée frauduleuse par la justice commerciale. Mais, entre-temps, Alliance Designers est devenue une coquille vide et placée en liquidation en 2011. Après l’ouverture d’une information judiciaire, Alain Duménil a été mis en examen en 2016. Il est accusé d’avoir aggravé le passif du groupe par des « opérations anormales » et d’avoir détourné ses actifs, en transférant Smalto à d’autres sociétés. Sa mise en examen a depuis été confirmée par la Cour d’appel. L’enquête, qui touche à sa fin, pourrait déboucher sur un procès.

Une légion d’honneur retrouvée

C’est ce bras de fer juridico-financier qui est à l’origine du procès pour tentative d’extorsion de Bernard Bajolet, dont la date sera connue le 23 janvier. L’épisode remonte cette fois à mars 2016. Deux espions ont fait arrêter Alain Duménil à l’aéroport de Roissy et l’auraient menacé, en lui montrant des photos de sa famille, pour le forcer à virer 15 millions sur un compte aux Bahamas. Les révélations de la presse ont poussé la DGSE à publier un communiqué inédit, qualifiant leur adversaire de « délinquant ». De son côté, l’ex-banquier accuse aussi les services secrets d’avoir commandité des agressions contre lui à Neuilly-sur-Seine et Saint-Tropez. C’est ce qu’il a déclaré, en mars 2023, dans l’émission Secrets d’Info sur France Inter. En réaction, selon nos informations, le ministère des Armées a porté plainte contre lui pour diffamation en avril 2023.

Au cœur de cette sombre mêlée judiciaire, Alain Duménil a tout de même obtenu un succès procédural. En 2019, le parquet de Paris avait ouvert une enquête pour abus de biens sociaux après les révélations du Nouvel Obs sur les 500 000 euros de « cadeaux » offerts par Smalto à l’ex-ministre Jack Lang. Or, en avril 2023, elle a été classée sans suite en raison de faits insuffisamment caractérisés. Autre petite victoire symbolique : suspendu temporairement, il y a dix ans, de l’ordre de la légion d’honneur en raison de ses condamnations – il avait alors houspillé le Grand chancelier de la Légion d’honneur - le trublion a récupéré sa breloque en octobre. Elle lui avait été décernée initialement par… un ancien directeur général des impôts.

David Bensoussan

Antoine Izambard

challenges.fr