En 1971, l’Union soviétique [URSS] signa un accord avec la Syrie afin d’avoir un accès à la Méditerranée en disposant d’un « point d’appui matériel et technique » à Tartous. Il s’agissait alors de pallier une éventuelle fermeture des détroits du Bosphore et des Dardanelles par la Turquie, membre de l’Otan.
L’implosion de l’URSS, en 1991, ne mit pas un terme à cet accord, la Russie ayant repris le relais. Et, à la faveur de l’intervention militaire décidée par le Kremlin pour soutenir le régime de Bachar el-Assad, le point d’appui de Tartous devint une base navale à part entière, avec, à la clé, l’agrandissement des installations portuaires afin de pouvoir accueillir jusqu’à onze navires simultanément.
Outre Tartous, Moscou obtint également de Damas l’autorisation d’établir une base aérienne permanente à Hmeimim, localité située à un cinquantaine de kilomètres plus au nord.
Depuis, ces deux implantations militaires en Syrie servent de point d’appui logistique pour les opérations menées par la Russie [via le groupe paramilitaire anciennement appelé Wagner] en Afrique, et plus particulièrement au Sahel. Mais pas seulement… car ils permettent également aux forces navales russes d’assurer une présence permanente en Méditerranée, ce qui n’est pas sans poser quelques « soucis » à certains pays riverains [mais pas seulement].
» Le dispositif russe est de nature à restreindre fortement la liberté d’action de la France et de ses partenaires dans la zone. […] Les déploiements de nos capacités en Méditerranée orientale sont désormais régulièrement sources d’interactions, d’intensité variable, avec les forces russes », avaient en effet relevé les ex-députés Jean-Jacques Ferrara et Philippe Michel-Kleisbauer, dans un rapport publié en février 2022.
Ainsi, un an plus tôt, l’état-major russe avait envoyé à Hmeimim trois bombardiers Tu-22M3 « Backfire », pouvant emporter des missiles anti-navires supersoniques Kh-32, alors que les porte-avions Charles de Gaulle et HMS Queen Elizabeth étaient attendus en Méditerranée orientale.
Cela étant, n’ayant que très mollement soutenu le régime de Bachar el-Assad lors de l’offensive fulgurante menée par l’organisation Hayat Tahrir al-Cham [HTS] et les groupes rebelles affiliés à la Turquie, la Russie doit s’attendre à faire le deuil de ses deux bases en Syrie. D’ailleurs, selon l’imagerie satellitaire, elle a d’ores et déjà évacué le port de Tartous et s’apprête à en faire autant à Hmeimim.
Aussi, au regard de l’importance stratégique de ces deux bases, la chute de Bachar el-Assad peut être vue comme une « défaite » pour la Russie. Ce que le chef du Kremlin, Vladimir Poutine, a nié, lors d’une conférence de presse donnée le 19 décembre.
« On essaie de présenter ce qui s’est passé en Syrie comme une défaite de la Russie. Je vous assure que ce n’est pas le cas », a-t-il en effet déclaré. Et d’ajouter : » Nous sommes venus en Syrie il y a dix ans pour éviter qu’une enclave terroriste y soit créée, comme en Afghanistan. Dans l’ensemble, nous avons atteint notre objectif. Ce n’est pas pour rien que, aujourd’hui, de nombreux pays européens et les États-Unis souhaitent établir des relations avec eux [les nouveaux dirigeants syriens, ndlr] ».
Au passage, on note que M. Poutine n’a toujours pas rencontré Bachar el-Assad, alors que celui-ci s’est réfugié à Moscou. « Je lui parlerai certainement », a-t-il seulement dit. Ce qui donne une idée des rapports entre les deux hommes.
Pour autant, si elle a « lâché » son allié syrien, c’est que la Russie a une solution de repli. Et elle l’a certainement trouvée en Libye, où la situation politique demeure inextricable.
Pour rappel, ce pays compte deux exécutifs rivaux qui ne sont pas plus légitimes l’un que l’autre. Ainsi, établi à Tripoli, le gouvernement d’unité nationale [GNU], dirigé par Abdel Hamid Dbeibah, se prévaut du soutien de la Turquie tandis que le gouvernement dit de « stabilité nationale », installé à Benghazi, contrôle la Cyrénaïque [est] et le Fezzan [sud] avec l’appui de l’Armée nationale libyenne [ANL] du maréchal Khalifa Haftar, elle-même soutenue par plusieurs puissances étrangères, dont la Russie.
Ces derniers mois, Moscou, par l’intermédiaire de son vice-ministre de la Défense, Iounous-Bek Ievkourov, a multiplié les contacts avec le maréchal Haftar, officiellement pour évoquer la « coopération » et la « coordination » en matière de « formation et de maintenance des armes et équipements russes » livrés à l’ANL. Mais ces échanges auraient aussi porté sur l’implantation d’une base navale russe dans le port de Tobrouk.
Où en est ce projet ? Dans un entretien donné au quotidien La Repubblica [le 17/12], le ministre italien de la Défense, Guido Crosetto, a affirmé que la Russie était « en train de transférer des ressources de sa base syrienne de Tartous vers la Libye ». Et, selon le Wall Street Journal, il s’agirait de « systèmes de défense aérienne » S-300 et S-400, acheminés par des avions cargo vers les sites militaires contrôlés par l’ANL. En outre, Moscou envisagerait de moderniser le port de Tobrouk et d’avoir aussi un accès à celui de Benghazi.
« La Russie semble voir dans son ancien partenaire en Libye un moyen de conserver son influence dans la région et de soutenir une présence navale dans la zone, où les États-Unis et d’autres membres de l’Otan ont des bases et des navires de guerre », résume le journal financier américain.
D’où la mise en garde du chef du GNU. « Nous ne voulons pas que la Libye devienne une arène pour le règlement de conflits internationaux », a déclaré M. Dbeibah, sans confirmer le transfert d’unités russes. « Aucune personne dotée d’une once de patriotisme n’accepterait qu’une puissance étrangère vienne imposer son hégémonie et son autorité sur le pays et le peuple », a-t-il ajouté, lors d’une conférence de presse donnée ce 20 décembre.
« Une telle présence étrangère ne peut s’inscrire que dans le cadre d’accords entre pays pour la formation, l’instruction ou le matériel », a-t-il continué. « Mais que des forces entrent par la force et contre la volonté du peuple libyen, nous le rejetons totalement », a-t-il insisté.
Quoi qu’il en soit, la Russie ne perdrait sans doute pas au change en disposant de facilités militaires dans l’est de Libye, le port de Tobrouk lui permettant d’avoir une vue « imprenable » sur la Méditerranée centrale [Catane est à 1 000 km] et orientale [Athènes est à 650 km], voire d’y installer une bulle de déni et d’interdiction d’accès susceptibles de gêner les mouvements de l’Otan.