Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 26 décembre 2024

Le changement de donne aérobalistique

 

L’observateur des conflits contemporains n’aura pas manqué de remarquer que si la guerre est interarmées par essence, la troisième dimension y occupe une place de plus en plus importante, avec une prolifération de drones de tous types et de plus grandes profondeurs d’action de ces systèmes. L’un des aspects les plus intéressants de cette évolution touche à la densification et à la diversification des capacités aérobalistiques, un phénomène évidemment observé dans le cadre de la guerre d’Ukraine, mais également ailleurs, de l’Iran à la péninsule coréenne.

Si l’on met de côté des microdrones et drones FPV (First person view) qui font une entrée fracassante dans les arsenaux – la Corée du Sud a récemment annoncé le remplacement par ces derniers de ses mortiers de 60 et 81 mm –, il faut constater qu’une dilatation des espaces de bataille est bien à l’œuvre. L’Ukraine a démontré sa maîtrise du ciblage avec des « roquettes » GMLRS tout en compensant son déficit en matière de missiles à longue portée par des OWA-UAV (One-way attack-Unmanned aerial vehicle), et elle a relancé ses travaux sur le Hrim‑2, cette fois balistique (1). La Russie poursuit quant à elle la construction de missiles Iskander, Kinzhal et Zircon et fait un usage massif de kits de guidage UMPK en les adaptant à des bombes lisses, leur conférant une plus grande précision, mais aussi une plus grande portée (2).

Aérobalistisation de la guerre

Dans les pays membres de l’OTAN, cette thématique de la frappe dans la profondeur fait également florès. Si les armées considèrent de nouveau les lance – roquettes multiples dotés de « roquettes missilisées » ou de missiles ATACMS et CTM-290, le dernier salon Eurosatory avait vu un clair regain d’intérêt pour des missiles de croisière lancés du sol (3). Celui-ci ne se dément pas, comme en témoigne l’initiative ELSA (European long – range strike approach), lancée par la France et rejointe l’Allemagne, la Pologne, le Royaume-Uni et la Suède, qui s’articule autour du Land cruise missile (LCM), version à lancement terrestre du missile de croisière naval. Berlin et Londres avaient cependant leurs propres projets, et il reste à voir s’ils seront écartés ou si ELSA inclura une gamme plus large de missiles.

Quant aux États-Unis, la mise en place des Multidomain task forces (MDTF) va de pair avec l’intégration de missiles SM‑6, Tomahawk et hypersonique Dark Eagle (4). Les Marines eux – mêmes se dotent de missiles Tomahawk. Dans les deux cas, on note que cette évolution implique de coupler les systèmes de frappe dans une trame multidomaine où la fusion des données utiles au ciblage est au cœur du dispositif. En effet, plus la portée est longue, plus les besoins en termes de recueil et de traitement du renseignement sont importants, avec des cycles décisionnels appelés à se contracter. Incidemment, on y entrevoit le rôle, cardinal, que joueront les intelligences artificielles, mais aussi le spatial. La Chine, bien évidemment, dispose d’importantes capacités, balistiques comme de croisière – ce sont même les plus importantes au monde (5). Taïwan développe également, toute proportion gardée, de telles capacités (6).

Plus généralement, bon nombre d’États se dotent de capacités de frappe terrestre mises en œuvre depuis la mer, soit en s’appuyant sur le Tomahawk, soit en développant leurs propres systèmes (7). Enfin, plusieurs États travaillent, à des degrés divers et éventuellement en coopération, sur des systèmes hypersoniques (8). L’alliance AUKUS comporte ainsi un volet concernant ces systèmes et permettant d’envisager des coopérations approfondies, avec des implications sur le contrôle des bases industrielles – comme des ambitions stratégiques – des partenaires y adhérant (9). Le processus à l’œuvre se joue donc à une échelle mondiale et a ceci de remarquable qu’il est « aérobalistique » : la question n’est plus tant celle des armées concernées – marines, armées de l’air, armées de terre – que celle des vecteurs et de la variété de leurs effets dans la profondeur. Incidemment cependant, c’est bien d’une logique de stratégie aérienne qu’il s’agit : le ciblage y a toujours joué un rôle déterminant, et c’est d’autant plus le cas ici.

Dissuasion conventionnelle : les cas iranien et sud-coréen

Par ailleurs, ce processus est également intéressant par son ambivalence au regard de la dissuasion. Historiquement, les capacités à longue portée sont l’apanage des puissances nucléaires et le développement de missiles balistiques était ainsi vu, jusque dans les années 2000, comme l’un des indicateurs de l’existence d’un programme nucléaire. Mais un basculement a eu lieu dans les années 2010, dont on observe les effets aujourd’hui : si cette vision est toujours pertinente dans le cas des programmes balistiques et de croisière indiens et pakistanais, la Chine et, dans une moindre mesure, la Corée du Nord accroissent leurs capacités. Surtout, l’Iran et la Corée du Sud développent leurs propres arsenaux.

Se positionnant dans une logique de seuil nucléaire, Téhéran construit un arsenal massif, avec l’aide de la Corée du Nord, permettant d’équiper ses proxys avec des engins de courte et de moyenne portée, mais aussi avec des missiles balistiques antinavires, qui n’ont toutefois pas été en mesure de toucher des bâtiments militaires (10). Paradoxalement, l’Iran adopte une posture de stratégie alternative dans un contexte de perte de capacités aériennes, procédant à un « échange aérobalistique » (11). Cette approche a néanmoins aussi ses limites. Durant des années, elle a permis de constituer un stock ayant une valeur dissuasive, mais dont on peut s’interroger sur l’érosion. Ainsi, sur les 300 missiles balistiques environ – sans compter ceux de croisière – tirés contre le système israélien, spécifiquement conçu pour y faire face, peu ont fait mouche (12). De plus, se pose la question de la masse et de la production. S’il est difficile d’évaluer le nombre de missiles disponibles, les États-Unis estimaient, en 2023, que plus de 3 000 missiles de moyenne portée de différents types avaient été produits.

L’Iran aurait donc tiré jusqu’ici environ 10 % de son stock – sans compter les dons aux Houthis –, ce qui lui laisse une marge dissuasive, sans doute de plus de 2 500 engins en étant optimiste. Mais il faut aussi constater que la riposte israélienne du 25 octobre 2024 a notamment ciblé des installations essentielles aux systèmes de propulsion des missiles, ce qui devrait avoir une incidence sur la vitesse de reconstitution de l’arsenal iranien. Inversement, il faut également prendre en compte le fait que les interceptions américaines et israéliennes ont eu des conséquences sur les stocks de missiles antimissiles. La question de la dissuasion, de ce point de vue, se jouera dans la compétition des masses : Israël et les États-Unis peuvent-ils aligner plus de 2 500 intercepteurs dans la région ?

L’équation dissuasive est cependant un peu plus complexe. Au crédit d’une lecture aérobalistique de la dialectique entre l’Iran et Israël, on note que Téhéran a perdu le 25 octobre tous ses systèmes antiaériens à longue portée, soit ses trois dernières batteries S‑300 (13) et une partie de ses Bavar‑373. Cela laisse la porte ouverte à d’autres frappes contre des sites industriels en cas de poursuite des hostilités entre les deux pays. L’Iran n’est cependant pas totalement démuni : si certaines de ses installations industrielles sont d’autant plus vulnérables – sans compter des cibles liées au secteur pétrolier, ce qui représenterait un niveau d’escalade supplémentaire –, bon nombre de ses stocks de missiles et de lanceurs ont trouvé place dans un réseau de tunnels souterrains. Même si Israël mise sur des systèmes aérobalistiques comme les Rock et Rampage, par ailleurs utilisés dans les frappes de représailles d’avril et octobre, leur énergie à l’impact ne sera sans doute pas suffisante.

Le cas sud-coréen est également intéressant à étudier selon une approche aérobalistique. Séoul s’est orienté vers la disposition d’un système à valeur dissuasive, mais qui, en cas d’échec de la dissuasion, permettrait l’engagement massif, à distance de sécurité, d’un grand nombre de cibles dans la profondeur nord-

coréenne. Cette stratégie dite de « punition et représailles » est multidomaine avant l’heure : s’il s’agit, suivant une planification assez classique, de frapper des cibles fixes dont la position est connue, il faut également pouvoir traiter, avec un cycle court entre la détection et la frappe, des objectifs émergents, suivant une approche qualifiée de « kill-chain ». Cela nécessite donc d’accéder à une réactivité forte par la fusion de données issues de capteurs nationaux et, dans une moindre mesure, américains.

Le développement des moyens de frappe est ici particulièrement impressionnant. La Corée du Sud a, dans un premier temps, acheté des missiles de croisière Taurus et AGM‑84H/K SLAM‑ER. Mais elle a également, dans la plus grande discrétion, misé sur le développement d’une gamme de missiles surface-surface qui s’est considérablement étoffée au fil des ans. S’il s’agissait initialement d’engins de courte portée comme les Hyunmoo-2A, ‑2B et ‑2C (14), elle a ensuite renégocié ses accords avec les États-Unis sur les limitations de portée et de charge de ses missiles. Ces capacités continuent de s’étoffer, comme le montre le tableau ci-contre. Elles vont de pair avec le déploiement de capacités à longue portée. Dans le domaine aérien, il s’agit des F‑15K, F‑35 et du futur KF‑21 Boramae et, dans le domaine terrestre, des TEL (Tracteurs – érecteurs – lanceurs) adaptés. Mais c’est dans le domaine naval que Séoul se distingue : d’une part, avec les premiers sous – marins lanceurs de missiles balistiques à charge conventionnelle (15) ; d’autre part, avec une pluralité de bâtiments de surface. La première tranche des destroyers Sejong Daewang (trois unités) compte ainsi 128 cellules de lancement verticales, dont 48 sont des K‑VLS pouvant accueillir des Hyunmoo‑3. La deuxième tranche (trois unités à terme) ne compte plus que 88 cellules, dont 16 K‑VLS et 24 K‑VLS II, lesquels peuvent accueillir des Hyunmoo‑4‑2. Les six Chungmugong Yi Sun-sin comptent 24 K‑VLS, en plus de 32 cellules Mk41. Les futurs KDDX auront une fonction centrée sur la lutte anti – sous – marine et antimissile, mais le véritable enjeu est le JSS (Joint strike ship) de 8 000 t.p.c., dont jusqu’à trois unités pourraient entrer en service d’ici à 2030, répondant à une logique de frappeur (16). Les bâtiments comporteraient 32 cellules K‑VLS II, notamment destinées à des missiles de croisière, 15 cellules plus larges qui pourraient accueillir des Hyunmoo‑4‑2 et une capacité de lancement du très lourd Hyunmoo‑5, récemment présenté.

Ce dernier est emblématique de l’approche poursuivie. Avec une charge exceptionnellement lourde de huit tonnes, c’est l’arme bunker – buster par excellence, adaptée au traitement des centres de commandement enterrés. Plus largement, les systèmes sud – coréens, comparativement aux iraniens, se distinguent par une précision remarquable. Le test d’un Hyunmoo‑4 en 2021 montre ainsi que la hampe du drapeau au milieu de la cible est écrasée par l’arrivée du missile. Cependant, le programme sud – coréen est encore loin d’avoir totalement abouti : nombre de systèmes sont encore en développement et aux essais. Dans le même temps, aucune information n’est disponible sur les volumes de missiles achetés, à quelques exceptions près (17).

Les limites (repoussées ?) de la dissuasion

Par définition, toute dissuasion est susceptible d’échouer (18). Mais il faut aussi constater que le processus aérobalistique rebat les cartes, en permettant de jouer sur la masse. Moins absolue que la dissuasion nucléaire, la dissuasion conventionnelle intègre également plus facilement des logiques d’emploi dans des planifications plus complexes. Or, en matière aérobalistique, toutes les ramifications potentielles ne sont pas encore exploitées. La construction en masse de petits missiles de croisière massivement mis en œuvre depuis le sol ou des avions de transport serait une pierre de plus à l’édifice (19) ; en particulier s’ils permettent, grâce aux IA, des attaques en essaim dans la grande profondeur, réduisant la granularité des cibles attaquées.

La logique de représailles ne serait plus de cibler uniquement les centres de commandement, les grandes bases ou les nœuds de communication, mais aussi les systèmes tactiques de haute valeur. En quelque sorte, il ne s’agirait plus seulement de réduire l’aptitude de l’ennemi à conduire des opérations complexes, mais aussi de s’en prendre aux moyens qu’il met en œuvre pour ce faire. Fameuse évolution ! qui repose cependant sur de nombreux paris, en termes de capacités de production, de guerre électronique ou encore de changements de mentalité dans le regard porté sur la planification et l’exécution.

Notes

(1) Joseph Henrotin, « L’OWA-UAV, exemple parfait de techno-régression compétitive ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 93, décembre 2023-janvier 2024.

(2) Adrien Fontanellaz, « Guerre aérienne en Ukraine : tour d’horizon », Défense & Sécurité Internationale, no 173, septembre-octobre 2024 ; « Guerre d’Ukraine : des progressions russes continues », Défense & Sécurité Internationale, no 174, novembre-décembre 2024.

(3) Jean-Jacques Mercier, « Le renouveau du missile sol-sol en Europe », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 97, août-septembre 2024.

(4) Joseph Henrotin, « Enjeux doctrinaux de la concrétisation du multidomaine. Les évolutions au sein de l’US Army et des Marines », Défense & Sécurité Internationale, no 160, juillet-août 2022 et « Frappes à longue portée : impératif tactique ou ambitions démesurées ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 89, avril-mai 2023.

(5) « La signification militaire de la Force de soutien stratégique », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 68, octobre-novembre 2019.

(6) Philippe Langloit, « Attaquer la Chine pour la dissuader ? Les capacités taïwanaises d’attaque dans la profondeur », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 95, avril-mai 2024.

(7) Jean-Jacques Mercier, « Nouvelle donne pour les frappes dans la profondeur », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 98, octobre-novembre 2024.

(8) Philippe Langloit, « Rythme de croisière pour l’armement hypersonique », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 93, décembre 2023-janvier 2024.

(9) Et en sachant que l’Australie et le Japon sont eux-mêmes engagés dans des processus d’achat de missiles de croisière, à lancement aérien et naval. Philippe Langloit, « AUKUS-pocus : la navalisation, catalyseur en stratégie des moyens… et opérationnelle ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 98, octobre-novembre 2024.

(10) Un missile non intercepté a ainsi frappé à 200 m du porte-avions américain Dwight Eisenhower ; et plusieurs tentatives ont été observées. Plusieurs bâtiments civils ont en revanche été touchés. Alexandre Sheldon-Duplaix, « Mer Rouge : cinq mois d’attaques contre la navigation », Défense & Sécurité Internationale, no 171, mai-juin 2024.

(11) Joseph Henrotin, « L’Iran, puissance de l’échange aérobalistique », Défense & Sécurité Internationale, no 170, mars-avril 2024.

(12) Voir l’article consacré à cette question dans ce hors-série.

(13) La quatrième batterie avait été touchée le 19 avril, au terme de la première frappe iranienne. Une frappe qui avait déjà valeur déclaratoire en montrant la crédibilité des capacités de frappe israéliennes.

(14) Rémy Hémez, « Les missiles, au cœur de la stratégie de défense de la Corée du Sud », Défense & Sécurité Internationale, no 132, novembre-décembre 2017.

(15) Philippe Langloit, « Dosan Ahn Changho : Séoul mise sur l’océanique », Défense & Sécurité Internationale, no 156, novembre-décembre 2021.

(16) Joseph Henrotin, « Guerre en mer : l’éternel retour (contrarié) au Frappeur ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 93, décembre 2023-janvier 2024.

(17) Plus de 250 unités pour les Taurus, plus de 200 pour les KTSSM, mais dont la production n’est pas terminée.

(18) Joseph Henrotin, « De l’avenir du concept de dissuasion et de celui d’arme absolue », Défense & Sécurité Internationale, hors-série n° 35, avril-mai 2014.

(19) Voir l’article consacré à cette question dans ce hors-série.

Joseph Henrotin

areion24.news