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jeudi 26 décembre 2024

GEOINT : un outil d’aide à la décision devenu incontournable

 

Comment définiriez-vous le GEOINT et quel rôle joue-t-il spécifiquement dans le renseignement militaire et civil aujourd’hui ?

« GEOINT » est l’acronyme de « Geospatial Intelligence », qui se définit par « renseignement géospatial ». L’expression s’est surtout développée à partir des années 1960 dans la communauté militaire américaine, notamment dans le renseignement militaire américain. Le secteur monte en puissance aux États-Unis à partir des années 1990 et 2000, notamment au cours de tous les engagements militaires (Golfe, Afghanistan, Irak). Mais ce terme pourrait également être traduit par « fusion de données géolocalisées (renseignement et géographiques) multicapteurs », car les informations en GEOINT sont forcément localisées, horodatées à partir de l’utilisation de plusieurs capteurs dans le cadre de l’aide à la décision. Une autre approche pourrait définir le GEOINT selon quatre points : 

• Le GEOINT se caractérise d’abord par des données géolocalisées. La donnée telle qu’on peut la caractériser dans le GEOINT est une donnée géographique et une donnée renseignement. C’est l’association des deux qui crée cette idée de fusion, de corrélation, de croisement de l’ensemble des données.

• Le GEOINT est un processus, ce qui veut dire que l’on suit le cycle du renseignement (orientation, collecte, exploitation, diffusion). Il faut distinguer le GEOINT (renseignement multicapteurs provenant de tous les espaces matériels et immatériels connus) de l’IMINT (seule imagerie spatiale). Le GEOINT est ainsi un travail collectif qui nécessite de nombreuses compétences pour aboutir au produit fini. Celui-ci apparait sous la forme d’une carte et d’une synthèse qui répond à une question et qui synthétise les informations seulement utiles. 

• Le troisième point qui caractérise le GEOINT est lié aux outils. Parmi ceux-ci, l’emploi du système d’information géographique (SIG) est prépondérant. En se modernisant depuis une dizaine d’années, les outils SIG sont de plus liés au processus de fusion de données géolocalisées multicapteurs. Il est possible, par exemple, de travailler des informations GEOINT liées à l’espace maritime en se basant sur de l’imagerie spatiale, des données AIS (signaux des transpondeurs des navires), des sources médiatiques entre autres.

• Le quatrième élément concerne les produits. La production GEOINT consiste à réaliser une démonstration dans le domaine de l’exploitation. Elle conduit à la fabrication d’une carte de synthèse issue de la fusion de données renseignement et de données géographiques. Cette carte est accompagnée d’un texte explicatif et démonstratif qui répond à un questionnement.

À l’origine, le GEOINT est une activité du renseignement dédiée à l’imagerie spatiale. Dans la culture d’emploi et dans le développement du secteur GEOINT, dans le monde occidental, le GEOINT devient une discipline centrale, c’est-à-dire à la base de tous les « INT » [OSINT, HUMINT, SIGINT…]. Sa place est telle qu’aux États-Unis en particulier, mais aussi en Europe de l’Ouest, se développe une science de l’information géospatiale. D’ici la fin des années 2020, le GEOINT sera une activité omniprésente non seulement dans le renseignement mais aussi dans le monde civil. 

En France, le GEOINT se développe que depuis une dizaine d’années, d’abord au sein de la Direction du renseignement militaire (DRM), puis dans d’autres secteurs d’activités étatiques. Comment expliquez-vous cet essor du GEOINT en France par rapport aux États-Unis ?

Les États-Unis ont été pionniers, car l’activité proprement dite s’est développée progressivement, notamment en associant cartographie et imagerie au milieu des années 1990, puis en créant la National Geospatial Agency en 2003 (17 000 employés aujourd’hui). Celle-ci publie la première doctrine en 2006 en la matière, soit la première publication d’une structuration de la pensée et d’un processus de travail. Cet essor est aussi lié à bien d’autres facteurs. Celui de l’émergence d’une base industrielle GEOINT depuis plus de 20 ans en est un. Celui des moyens humains et intellectuels l’est tout autant. Les universités américaines, par exemple, travaillent avec le Pentagone et la National Geospatial-Intelligence Agency (NGA). Dans la doctrine actuelle de cette agence, l’une des priorités est au renforcement de ces partenariats.

En France, le ministère des Armées est à l’origine des premiers développements GEOINT dans les années 2010. Il produit la première doctrine étatique en 2021, qui permet de reconnaitre cette activité comme une discipline à part entière. Comme dans tout autre domaine du renseignement et hors renseignement, il faut un certain nombre d’années avant de passer de l’idée au concept, du concept à la pratique et de la pratique à la doctrine. 

Comment le GEOINT transforme-t-il la prise de décision stratégique dans les opérations militaires et la sécurité nationale ? Dans quelle mesure peut-il influencer la gestion des crises géopolitiques mondiales ?

Tout décideur a besoin d’être informé. C’est le propre du renseignement que de répondre à ce besoin. Et compte tenu de la précision du degré d’information apportée par le GEOINT, le décideur qui y a recours ne peut en être que mieux renseigné. Ce qui veut dire que le GEOINT apporte une qualité et une supériorité informationnelle, un niveau d’aide à la décision inédits jusqu’alors. Il donne sans nul doute une plus-value au décideur, mais il peut aussi rencontrer des limites liées soit à la nature et la qualité des données, soit aux types de capteurs, soit encore à la masse d’informations à traiter. 

Le GEOINT transforme la prise de décision dans les opérations militaires et la sécurité nationale d’abord parce qu’il apporte une information de nature stratégique. Ensuite, il permet d’acquérir une capacité de ciblage, qui est d’ailleurs l’un des besoins d’emploi essentiels. Il participe à l’aide à la décision en offrant une autre vision de la projection de forces (le cadre de la manœuvre). Il est ainsi utilisé au niveau stratégique mais également aux niveaux opératif et tactique. 

Dans la guerre d’Ukraine, depuis 2022 par exemple, les drones sont équipés de différents capteurs qui permettent de réaliser une fusion de données transmises directement aux états-majors des unités. Dans l’armée ukrainienne, le logiciel IA Delta est un système de gestion et de cartographie des données qui relie les capteurs de différents milieux : drones, satellites, stations et centres de traitement terrestres. C’est un des instruments de fusion de données géolocalisées à l’échelle locale qui peut prendre une autre dimension lorsque des essaims de milliers de drones sont lancés sur plusieurs cibles différentes. De même, le centre de renseignement mobile (dit Skykit) utilise le logiciel Metaconstellation de Palantir pour analyser des images et concevoir des frappes sans contact avec un PC en utilisant l’IA générative. Le traitement est ainsi facilité par l’intelligence artificielle, avec de l’information de plus en plus précise, en un temps quasi immédiat. Le traitement en temps réel reste un objectif, mais le processus peut être plus long, soit plusieurs jours ou plusieurs semaines, notamment lorsqu’il s’agit d’effectuer une analyse et un produit fini.

Quel rôle déterminant le GEOINT pourrait-il jouer dans les conflits de demain, en particulier dans des théâtres d’opérations maritimes comme l’Indo-Pacifique ou en mer de Chine méridionale ?

Le GEOINT est déjà employé pour faire face aux défis de l’insécurité maritime mais aussi dans les prochaines formes de conflictualité. Les États asiatiques en Indo-Pacifique réalisent déjà des produits GEOINT pour renseigner toutes les flottes privées ou publiques, étatiques ou non-étatiques, pour faire face à la piraterie, au terrorisme maritime, aux activités de déni d’accès et d’interdiction de zone de la flotte chinoise en particulier. En Inde, le GEOINT est influencé par la doctrine militaire américaine à partir de 2011-2013 pour répondre aux impératifs de surveillance des trafics maritimes en océan Indien. Il repose sur des réseaux multicapteurs de radars, d’imagerie spatiale, donc de satellites militaires de renseignement, s’appuyant également sur du renseignement humain comme les pêcheurs (au nombre de 4 millions environ). Grâce à ses centres de fusion basés à Bangalore et dans cinq autres régions, aux accords et aux partenariats avec d’autres États riverains de cet océan, l’Inde s’est imposée comme une puissance émergente dans ce domaine. Le GEOINT lui permet de surveiller et de contrôler toute activité dans l’océan Indien.

La France aurait-elle intérêt à développer son GEOINT maritime ?

Depuis un an, les activités GEOINT maritimes tendent à se développer, d’abord dans le Sud de l’océan Indien, ensuite autour des iles françaises dans l’océan Pacifique. Mais les centres d’intérêt de la France sont en plein développement, et pas simplement pour répondre à des besoins d’ordre sécuritaire mais également pour répondre à des besoins de connaissance, dans le cadre de l’adoption du traité sur la haute mer. La France soutient ainsi la création de zones maritimes protégées, notamment dans le Sud de l’océan Indien et dans le Pacifique. Elle souhaiterait en augmenter le nombre et les méthodes de travail GEOINT contribuent à mieux connaitre les activités naturelles (faune, flore, etc.) ainsi que celles humaines (trafics, pollution, pêche illégale, etc.). 

Existe-t-il une cellule GEOINT au sein de l’OTAN ?

Il existe depuis à peu près dix ans un centre de fusion otanien qui est basé en Angleterre. Il est considéré que ce qui caractérise le GEOINT au sein de l’OTAN suit les principes fondamentaux du GEOINT américain, en matière de doctrine, de processus et d’emploi. Si la doctrine est d’origine américaine, ses moyens GEOINT sont en plein développement depuis la guerre d’Ukraine. La dynamique est à la montée en puissance du GEOINT là où il y a des structures internationales comme le SATCOM au sein de l’Union européenne.

Dans ce « siècle de la donnée », où l’information est plus abondante que jamais, quel rôle jouent déjà l’intelligence artificielle et le machine learning dans l’analyse géospatiale ? 

De nouveau, il s’agit d’un secteur en plein développement. Trois grands secteurs d’activité de l’intelligence artificielle en lien avec le GEOINT se rencontrent. 

Le premier est lié à la détection et la caractérisation des motifs de vie d’un site. Par l’emploi d’algorithmes, il est possible de faciliter la tâche des analystes puisque l’algorithme va détecter des modifications de mouvements d’engins comme des avions, des chars, des unités au sol. La multiplication et le traitement par l’intelligence artificielle permettent de mieux détecter et d’avoir de meilleures solutions pour faire de meilleures analyses et disposer d’une supériorité informationnelle.

Le deuxième secteur est lié à la cartographie automatisée d’un site. L’IA dans le secteur du GEOINT permet d’aboutir à une cartographie automatique, donc d’avoir les informations les plus récentes, toujours en s’appuyant sur l’imagerie spatiale et sur d’autres types de capteurs.

Le troisième est lié à la détection et l’identification d’objets au sol à partir de l’image optique. Celle-ci favorise la précision d’informations et permet, par exemple, de ne pas confondre un avion de chasse avec un véhicule. 

Les liens entre l’IA et le GEOINT sont donc divers. Ils présentent des applications concrètes et opérationnelles qui permettent de gagner du temps dans le traitement de l’information par les analystes.

Quelles sont, selon vous, les prochaines étapes dans l’évolution du GEOINT ? Comment envisagez-vous l’évolution de son rôle au cours des dix prochaines années ?

Les évolutions majeures apparaissent d’abord sur le plan des capteurs. Le drone est un des capteurs qui se développe de plus en plus. Il apparait ensuite une culture d’emploi qui est en pleine évolution actuellement et qui rejoint la doctrine multimilieux-multidomaines. La doctrine américaine, à la fin des années 2010, repose sur l’idée qu’il faut intégrer un ensemble de milieux simultanément (multimilieux). Or, le GEOINT a cette caractéristique fondamentale de prendre en compte tous les capteurs dans tous les milieux géographiques, qu’ils soient matériels (Terre, Air, Mer) ou immatériels (numérique, infosphérique, électromagnétique).

La troisième mutation est liée à l’exploitation, qui est le cœur du GEOINT. Les capacités de réalisation d’un produit fini, en termes de visualisation par exemple, sont en plein développement actuellement. 

Enfin, les évolutions propres au GEOINT concernent aussi le secteur civil. Les grands groupes industriels travaillent tous actuellement dans le développement de ce secteur d’activités (Amazon, Google pour les plus connus). Ils deviennent souverains dans le domaine du géospatial avec leur propre constellation. Il est distingué généralement deux nouveaux secteurs économiques liés au GEOINT. Le premier est le geospatial business intelligence, qui est relatif au marché de la connaissance par la qualité et la diversité des données GEOINT (localisées et horodatées). Le second domaine d’exploitation est appelé competitive intelligence, qui répond aux besoins d’optimisation des activités humaines, comme l’amélioration de l’utilisation de l’eau ou des semences dans les grands domaines agricoles. Il peut aussi concerner toute activité relative au commerce ou à la logistique. 

La donnée devient une richesse. D’un côté, il y a le marché de la recherche et de l’autre, le fait de produire de la donnée, et cela crée depuis plus de dix ans un marché colossal qu’ont saisi les grands groupes américains. Nous ne sommes qu’au début de ce phénomène où les services GEOINT dépassent le cadre du renseignement pour créer une nouvelle industrie civile.

Éloïse Fardeau Le Meitour 

Philippe Boulanger

areion24.news