Les attentats, revendiqués depuis l’été 2022 par une organisation clandestine de militants nationalistes, la Ghjuventu Clandestina Corsa (GCC), contre des résidences secondaires ou des entreprises de BTP, placent une nouvelle fois sur le devant de la scène la délicate et récurrente question foncière en Corse.
Apparue fin mars 2022, à la suite de la mort en prison du militant Yvan Colonna, la Ghjuventu Clandestina Corsa réactive le combat contre la « colonisation de peuplement » et la spéculation immobilière, n’hésitant pas à cibler des municipalités, des élus, autonomistes compris, suspectés de laxisme dans l’attribution des permis de construire. Malgré ce regain de violence, la croissance démographique se poursuit et avec un solde migratoire positif, la région atteint le seuil des 350 000 habitants en 2023, contre 200 000 en 1968. Alors que l’économie insulaire s’installe dans une rente foncière reposant sur le tourisme et les services, le débat sur la maîtrise des flux touristiques et migratoires revient au premier plan.
Regain de violence et rente foncière
Malgré l’annonce en 2014 d’un renoncement à la violence par le Front de libération nationale corse (FLNC), la Corse connaît ces dernières années une reprise des attentats. Ces actions restent toutefois sans commune mesure avec celles de la période 1970-2000, où les « nuits bleues » (série d’attaques à l’explosif) ponctuaient l’actualité insulaire. Une anxiété plus ou moins entretenue plane désormais sur la Corse, mêlant le constat d’une saturation touristique estivale à un nombre excessif de résidences secondaires (37 % de l’ensemble des logements, contre 9 % à Paris ou 13 % à Nice). Les résidents permanents sont en conséquence pénalisés par un accès plus sélectif au logement. Cela participe d’une crise identitaire qui se traduit par une hausse des votes contestataires. Lors des scrutins locaux, la sphère nationaliste (indépendantistes et autonomistes) consolide sa prééminence depuis 2015, tandis qu’aux échelles nationale et européenne, le Rassemblement national (RN), malgré sa faible assise locale, peut obtenir une large majorité, comme on l’a observé à la présidentielle d’avril 2022, quand Marine Le Pen a atteint 28,59 % au premier tour puis 58,08 % au second.
Le sujet du foncier s’inscrit toutefois dans une perspective géohistorique. La pratique des attentats s’insère dans la « question corse » telle que l’ont posée depuis les années 1960 les courants autonomistes et nationalistes, désormais majoritaires. En effet, le recours à la violence pour réguler l’accès à la propriété est lié à l’irruption d’une nouvelle équation démographique à l’aune des années 1960, celle de la « Corse nouvelle » (1). La désertification des communautés rurales s’interrompt alors, la population insulaire ayant chuté de plus de 320 000 habitants dans les dernières décennies du XIXe siècle à moins de 160 000 à la fin des années 1950. Avec la décennie 1960, un solde migratoire continu soutient une forte reprise démographique. Elle permet d’atteindre, en 2023, le seuil inégalé de 350 000 habitants. Les densités corses restent néanmoins inférieures (42 habitants au kilomètre carré) à celles de la France continentale (120) et, a fortiori, à celles des régions littorales méditerranéennes, Provence-Alpes-Côte d’Azur (162), Sicile (200) ou Baléares (244), présentant pourtant des caractéristiques topographiques similaires.
Le positionnement méditerranéen de la Corse dans le cadre français valorise à partir des années 1950 un héliotropisme résidentiel qui inaugure l’ère de la rente foncière. Contrairement aux îles italiennes rivées à leurs contraintes de Mezzogiorno, la Corse devient un espace attractif et elle participe à la « revanche des Sud » de l’Arc méditerranéen français.
L’arrivée de nouveaux résidents, Français continentaux, pieds noirs rapatriés, travailleurs immigrés d’Afrique du Nord, développe concomitamment un sentiment de « dépossession territoriale ». Il est illustré dans les colonnes du journal autonomiste Arritti, qui fustige une « colonisation de peuplement » à l’œuvre. S’il reste longtemps minoritaire, ce sentiment mobilise les générations corses du baby-boom. Elles voient s’étioler irréversiblement les horizons prometteurs d’emploi de l’empire français et de la fonction publique d’État. Un sentiment de déclassement anime les cohortes d’étudiants corses inscrits dans les universités françaises du pourtour méditerranéen, en particulier à Nice où s’illustreront les jeunes fondateurs du FLNC (1976).
La vigueur du dynamisme littoral et la mise en place par l’État de sociétés mixtes de développement touristiques et agricoles (SETCO et SOMIVAC en 1957) cristallisent une contestation politique qui va se lover dans la rhétorique idéologique des luttes décoloniales du tiers-monde. Elle reprend ses thématiques guerrières et elle légitime l’usage d’une violence arbitraire. Hôtels ou équipements, comme la ligne qui relie la Toscane, la Corse et la Sardaigne, sont plastiqués. La violence freine la dynamique résidentielle qui s’exerce sur les mille kilomètres du littoral corse et elle acquiert de surcroît la complaisance bienveillante d’une écologie politique qui dénonce la bétonisation et la « baléarisation ».
Les dérives de la contestation
Toutefois, les dérives de cette violence clandestine ne tardent pas à se manifester et elles révèlent la mise en place d’une économie prédatrice alimentée par le racket. Elles sont accompagnées du retour d’organisations factieuses criminelles corses, qui opéraient jusque-là dans les grandes villes (Marseille, Paris) autour des jeux et de la drogue (French Connection). Le littoral, cet « or bleu » de la Corse, aiguise les pressions spéculatives (2). Les dirigeants nationalistes François Santoni (1960-2001) et Jean-Michel Rossi (1956-2000), tous deux assassinés, ont légué des témoignages sidérants sur les pratiques des chefs de guerre dans la gestion des territoires lucratifs du tourisme et de la résidentialité (3).
L’affaissement de l’autorité publique accentue les pressions sur les élus chargés de l’attribution des permis de construire et certains secteurs littoraux comme la région nord de Porto-Vecchio, la Balagne, le périurbain nord-ajaccien et la rive sud du golfe Ajaccio connaissent depuis les années 2000 une frénésie immobilière. Ces espaces périurbains « mités » participent d’une « France moche », et leur reconquête constitue un défi pour les collectivités locales.
Ces intenses conflictualités s’inscrivent pourtant dans une perspective historique encore plus ample, et elles trouvent leurs racines dans les aléas géopolitiques du monde méditerranéen subis par la Corse. Repliées à l’intérieur de l’île, les communautés rurales ont en effet souvent considéré les espaces littoraux comme des « territoires menacés » par l’insécurité. Ils seront à maintes reprises la source de conflits contre des mises en valeur émanant de pouvoirs extérieurs. Un lien spécifique à la territorialité s’est alors constitué, empreint d’une sacralisation des lieux.
Quelles solutions pour enrayer la spéculation ?
Intégrée à une « France non productive, non marchande et dynamique, située à l’ouest d’une ligne Cherbourg-Nice et vivant d’une combinaison de tourisme, de retraites et de salaires publics » (4), la Corse bénéficie d’une plus-value foncière et résidentielle qui alimente ses propres paradoxes, enrichissement et montée des inégalités, croissance et contestations violentes. Pourrait-elle être résolue par la définition d’un statut spécifique de résident limitant l’accès à la propriété foncière des non-résidents sur le modèle de microterritoires insulaires comme les îles anglo-normandes ou les Aland en Finlande ?
Revendiqué par le courant nationaliste, un tel statut a été adopté en 2014 par la majorité de gauche menée par le président Paul Giacobbi (2010-2015). Il imposait une résidence de cinq ans pour pouvoir acquérir un bien immobilier sur l’île. Invalidé par le Conseil constitutionnel arguant d’une rupture d’égalité et l’estimant contraire à la Constitution française et au droit communautaire européen, ce statut est de nouveau discuté dans le cadre du projet d’autonomie négocié par le ministère de l’Intérieur. On peut toutefois s’interroger sur les conséquences qu’il aurait sur la plus-value foncière qui fonde l’essentiel de la valeur du capital en Corse. J. Martinetti
Notes
(1) Jeannine Renucci, Corse traditionnelle, Corse nouvelle, Audin, 1974.
(2) Paul Silvani, Enquête sur l’or bleu de la Corse, Albiana, 1998.
(3) François Santoni et Jean-Michel Rossi, Pour solde de tout compte, Denoël, 2000.
(4) Laurent Davezies, La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale, Seuil, 2012.
Le territoire corse : tourisme, agriculture et… attentats
Une France métropolitaine aux loyers élevé
Frénésie immobilière, dynamiques démographiques et votes contestataires en Corse
Joseph Martinetti
Laura Margueritte