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vendredi 1 novembre 2024

Une stratégie industrielle de défense pour l’UE. Quelles perspectives ?

 

La première Stratégie industrielle européenne de défense (EDIS) a été récemment publiée. Elle vise haut, en fixant des objectifs tels que l’acquisition d’au moins 40 % des équipements de défense de manière collaborative d’ici à 2030 ou la dépense de 50 % de son budget d’acquisition de défense au sein de l’UE d’ici à 2030 et de 60 % d’ici à 2035. Il s’agit d’un pas en avant symbolique important, mais n’est-ce pas un peu tard ?

À bien des égards, la première Stratégie industrielle de défense européenne est attendue depuis longtemps, mais, au moins, elle suscite une plus grande prise de conscience politique quant à l’importance de l’industrie de défense européenne. D’un point de vue conceptuel, elle réussit bien à souligner les raisons essentielles d’avoir une industrie de défense. Je dirais également qu’à bien des égards, l’EDIS remet même en question certaines des hypothèses de l’Union européenne en matière d’industrie de défense. Certains décideurs politiques de l’UE n’ont pas toujours compris que le marché de la défense était intrinsèquement politique et stratégique, et ils l’ont rapidement traité comme n’importe quel autre type de secteur. Avec l’EDIS, cette hypothèse a désormais été éliminée, mais votre question sur l’opportunité de la stratégie est importante. En effet, bon nombre des problèmes structurels auxquels est confronté aujourd’hui le marché européen de la défense (sous – investissement, manque de capacité de fabrication, insécurité de la chaîne d’approvisionnement, absence de « demande intérieure » en Europe) sont hérités des deux ou trois dernières décennies. Cela signifie également que chaque correction des inactions du passé ne se fera pas du jour au lendemain, mais nécessitera un changement complet et à long terme des mentalités quant à la manière de voir l’industrie de défense au cœur de la défense européenne.

Les deux dernières années ont montré que les industries israéliennes et américaines étaient les grandes gagnantes du réveil stratégique européen. La nouvelle stratégie est-elle un peu trop optimiste quant aux pratiques européennes en matière de marchés publics ?

C’est exact, et la Stratégie elle – même souligne que l’Europe est devenue encore plus dépendante des approvisionnements extérieurs en équipements militaires depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les industries américaines et israéliennes ont profité du réveil stratégique de l’Europe, tout comme des pays comme la Corée du Sud qui, comme on le sait, a décroché d’importants contrats avec la Pologne. Dans de nombreux cas, il a été avancé que de telles réactions impliquant des achats effectués rapidement étaient inévitables, car l’Europe ne disposait tout simplement pas des équipements ou des capacités militaires en stock pour approvisionner ses forces. Je ne suis pas sûr que cet argument soit systématiquement valable, car il faut considérer que de nombreux pays européens s’approvisionnent encore en dehors de l’Europe pour signaler leur engagement envers d’autres partenaires. On constate également que les livraisons d’équipements non européens concernent des technologies sophistiquées (avions) et moins sophistiquées (munitions). Il est également nécessaire de s’interroger sur ce que l’on entend par « court terme » et « long terme », car je ne pense pas que les Européens « achèteront nécessairement européen », même à plus long terme. En ce sens, nous devons nous demander si le marché européen finira un jour par fournir la plupart des matériels sans qu’il y ait de changements fondamentaux. La stratégie reconnaît au moins ce problème, mais le résoudre prendra beaucoup plus de temps et dépendra des signaux politiques, basés sur le contexte géopolitique, que les gouvernements européens donneront à l’industrie européenne.

Ce n’est pas facile de travailler avec autant d’États et autant d’entreprises – qui sont parfois en concurrence intranationale – qui sont plus ou moins sous le contrôle des États membres… Et tout cela dans un contexte où les États ont des positions différentes sur les natures de l’approvisionnement. L’EDIS aura-t‑elle un rôle en termes de régulation du marché ? Les acteurs « joueront-ils équitablement le jeu » ?

Je pense que c’est une question fondamentale. En fait, l’EDIS a fait preuve d’une certaine flexibilité en matière de réglementation du marché. Comme nous le savons, les anciennes réglementations européennes en matière de défense étaient largement formulées en termes de libéralisation du marché, mais les directives liées aux marchés publics de défense et aux transferts intra – UE n’ont pas vraiment eu d’effet substantiel sur les comportements du marché. Nous n’avons toujours pas de marché européen unique de la défense. Cependant, les pressions induites par la guerre en Ukraine et la nécessité d’augmenter rapidement la production de défense signifient que l’UE devra faire preuve de plus de flexibilité dans la manière dont elle applique la réglementation européenne existante en matière de défense. L’EDIS souligne déjà qu’elle étendra la dérogation à la directive européenne sur les marchés publics de défense dans le cadre du futur programme européen de l’industrie de défense (EDIP). En ce qui concerne la directive sur les transferts intra-UE d’équipements de défense, l’EDIS propose une autre évaluation qui devrait être achevée d’ici à 2025. Par conséquent, je pense que l’EDIS reconnaît qu’il existe des limites au cadre réglementaire actuel pour le marché européen de la défense.

Ce que vous dites sur le nombre excessif d’États et d’entreprises est également important et constitue un autre facteur de complication, même s’il y a eu avec le Fonds européen de défense une évolution intéressante dans la façon dont les entreprises, les États et les instituts de recherche travaillent ensemble, au-delà des frontières. Bien sûr, le Fonds européen de défense est d’une taille relativement petite, mais ses expériences ont permis à la Commission européenne d’être plus audacieuse avec la proposition d’un EDIP. Encore une fois, je pense que l’EDIS reconnaît le défi posé par la fragmentation des pratiques de passation des marchés publics et la diversité des types d’entreprises de défense en Europe. C’est l’une des raisons pour lesquelles la Stratégie suscite également un intérêt à plus long terme de la Commission pour les marchés publics communs de défense de l’UE. Certes, on peut – et de nombreux États le font – y voir une tentative d’une plus grande centralisation de l’UE en matière de défense, mais il est indéniable que tout investissement européen à grande échelle dans la défense ne peut avoir lieu sans un certain degré d’harmonisation des pratiques de passation des marchés publics. Dans le passé, l’idée de créer une Agence européenne des marchés publics de défense a été évoquée, mais en réalité, il semble aujourd’hui plus approprié politiquement de garantir que les États membres consacrent une partie de leurs dépenses de défense nationale à des projets européens collaboratifs et de garantir que les marchés publics nationaux, les agences et les planificateurs de la défense puissent avoir leur mot à dire. Cela semble être une approche plus flexible en matière de marchés publics communs au niveau de l’UE.

Êtes-vous confiant quant à la mise en œuvre de l’EDIS par les États membres ? Que lui manque‑t‑il ?

Il est déjà intéressant de noter que le Conseil européen n’a pas directement approuvé l’EDIS lors de sa récente réunion de mars 2024. Néanmoins, il est globalement aligné sur la majorité des hypothèses et des prescriptions politiques de l’EDIS. Je pense que la mise en œuvre directe de l’EDIS sera difficile dans de nombreux cas, car elle n’apporte pas de changement fondamental dans la manière dont la politique industrielle de défense est gouvernée dans l’UE. Par exemple, l’EDIS appelle à juste titre à des objectifs ambitieux pour améliorer l’acquisition européenne de défense, y compris l’objectif d’acquérir au moins 40 % des équipements de défense de manière collaborative d’ici à 2030. C’est effectivement dans un peu plus de cinq ans. Pourtant, l’EDIS ne propose aucun mécanisme de sanctions au cas où cet objectif ne serait pas atteint, et dit simplement que la Commission européenne et le haut représentant devraient surveiller la situation. La manière dont les États membres seront contraints d’atteindre ces objectifs n’est donc pas très claire. En outre, l’UE a déjà fixé, dans le cadre de la coopération structurée permanente (PESCO), des critères qui n’ont pas été systématiquement respectés, et la PESCO ne dispose pas non plus d’une structure de gouvernance efficace pour remédier aux échecs des engagements pris par les gouvernements nationaux. Il s’agit peut-être d’une lecture trop pessimiste de la situation. Il se pourrait que l’EDIS s’appuie sur une augmentation des investissements dans la défense nationale, une nouvelle détérioration de l’environnement géopolitique et un changement dans les relations transatlantiques pour encourager suffisamment d’États membres à investir dans la défense européenne via davantage de développement et d’achats conjoints. Ce qui n’est pas clair, c’est comment cette dépendance fonctionnera au cas où ces facteurs ne se matérialiseraient pas dans les années à venir.

Plus largement, l’EDIS est-elle une condition de survie de l’industrie européenne de défense ?

Aucune stratégie, à elle seule, ne peut être une telle condition de survie, mais l’EDIS montre les problèmes au cœur de l’industrie européenne de défense. La condition première de la survie est un investissement accru et soutenu dans la défense, ainsi qu’un engagement en faveur de la production de capacités militaires communes. L’UE peut certainement aider les gouvernements, avec des incitations financières et sur le plan réglementaire, mais les États membres semblent aujourd’hui réticents à doter l’UE d’actifs financiers importants par le biais du budget de l’Union. Aujourd’hui, l’UE investit environ 9,5 milliards d’euros dans le secteur de la défense, mais l’objectif est d’augmenter considérablement ce montant après 2027 – certains responsables politiques parlent d’un chiffre de 100 milliards d’euros.

Du point de vue de l’industrie, tout investissement supplémentaire est le bienvenu, mais sa survie ne se limite pas à un simple investissement. L’Europe a besoin de commandes pour les équipements et systèmes qu’elle produit. Je dis cela non seulement dans la perspective de renforcer l’autonomie européenne en matière de défense, mais aussi en raison de la structure future des marchés internationaux. Depuis la guerre froide, l’Europe est devenue de plus en plus dépendante des marchés d’exportation alors que sa demande intérieure s’est effondrée. Compte tenu de la concurrence géopolitique croissante, nous devrions nous attendre à ce qu’il devienne de plus en plus difficile pour l’industrie européenne de la défense de survivre en grande partie grâce aux exportations. Qui plus est, sans investissements et programmes de capacités, l’industrie ne sera pas incitée à accroître sa productivité, sa capacité de fabrication ou à attirer et retenir les compétences dans le secteur.

Daniel Fiott

areion24.news