Le 19 septembre 2023, l’Azerbaïdjan lance une offensive sur la République autoproclamée du Haut-Karabagh (RAHK ou Artsakh), territoire de population arménienne sous blocus depuis décembre 2022. Présents depuis la fin de guerre de 2020, les soldats russes sont restés observateurs, incapables d’empêcher le déplacement forcé de quelque 100 000 personnes, soit la quasi-totalité de la population de l’enclave. Le 28 septembre, la RAHK annonce sa dissolution, prévue le 1er janvier 2024, après plus de trois décennies d’existence jamais reconnue.
Peuplé depuis trois millénaires par des Arméniens, le Haut-Karabagh illustre comment un vide sécuritaire laisse place aux conflits gelés de jadis à la faveur de la guerre en Ukraine. Après l’effondrement de l’Empire russe en 1917, l’éphémère Fédération de Transcaucasie (avril-mai 1918) donne naissance à trois États : la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Aucun ne s’entend sur le tracé de leurs frontières respectives, tandis que leurs populations sont loin d’être ethniquement homogènes.
Une guerre de 100 ans
Survivante du génocide de 1915 perpétré par la Turquie ottomane, l’Arménie tente de faire valoir sa souveraineté sur les régions du Nakhitchevan, du Zanguezour et du Haut-Karabagh, que lui dispute l’Azerbaïdjan turcophone. En 1920, le Caucase du Sud est soviétisé, mais les différends territoriaux sont loin d’être aplanis. Alors à la tête du Commissariat aux nationalités, Joseph Staline (1878-1953) tranche un an plus tard en accordant le Haut-Karabagh, peuplé à 95 % d’Arméniens, à l’Azerbaïdjan soviétique. Pour le Kremlin, il incombe d’affaiblir les nationalismes arménien et azéri aux marches de l’ancien Empire russe en régulant une conflictualité gérable tout en donnant un gage d’amitié à la Turquie anti-impérialiste qui n’avait pas encore choisi son camp.
Riche en pétrole, l’Azerbaïdjan reçoit le Nakhitchevan, vidé progressivement de ses Arméniens en vertu des traités de Moscou et de Kars, conclus en 1921 entre l’URSS et Ankara. Deux ans plus tard, la province se voit confier un statut de région autonome intégrée à l’Azerbaïdjan. Coupé de la mère patrie, le Haut-Karabagh subit un double joug colonial : azerbaïdjanais et soviétique et, à plusieurs reprises (dans les années 1960 et 1970), il tente de faire valoir ses droits au rattachement à l’Arménie. La perestroïka des années 1980 s’apparente à un test de démocratie : le Soviet suprême de la région autonome vote en février 1988 la réunification avec l’Arménie.
S’ensuivent des pogroms à Soumgaït et à Bakou, dans le but d’inciter les Arméniens à renoncer à leur projet. Le conflit s’envenime et prend une dimension de haute intensité qui provoque des chassés-croisés de populations : 400 000 Arméniens fuient l’Azerbaïdjan et 100 000 Azerbaïdjanais quittent l’Arménie de peur de subir des représailles. Le 28 août 1991, l’Azerbaïdjan proclame son indépendance et supprime le statut d’autonomie du Haut-Karabagh. Le 2 septembre, ce dernier déclare à son tour son indépendance. S’ensuit une guerre opposant l’armée azerbaïdjanaise et les forces d’autodéfense du Haut-Karabagh épaulées par l’Arménie qui, officiellement, n’a pas déclaré la guerre à son voisin ni reconnu l’indépendance de cette république afin de ne pas paraître comme un État agresseur. Ce qui fait que l’Arménie ne sera nullement mentionnée par les résolutions onusiennes demandant le retrait des forces qui ont pris le contrôle de portions de territoires azerbaïdjanais entourant l’enclave. Cela nourrira le ressentiment antiarménien tout le long des décennies à venir. Le cessez-le-feu signé le 16 mai 1994 entérine l’avantage militaire de la partie arménienne, mais ne règle rien sur le fond.
La violente « revanche » de l’Azerbaïdjan
Le conflit du Haut-Karabagh oppose deux concepts antagonistes du droit international : l’intégrité territoriale défendue par l’Azerbaïdjan et l’autodétermination d’un peuple à vivre en sécurité sur ses terres ancestrales. L’inertie et les visions maximalistes des dirigeants successifs ont fragilisé les positions diplomatiques de l’Arménie, tandis que le rapport de force bascule au profit de l’Azerbaïdjan, qui inaugure en 2002 le gazoduc et oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et prépare sa revanche.
Contrairement à l’Arménie, qui a confié les clés de sa sécurité à la Russie dans le cadre de deux accords bilatéraux de défense signés en 1992 et en 1997, l’Azerbaïdjan diversifie ses partenariats stratégiques, se procure à la fois des armes russes tout en renforçant son alliance avec la Turquie, le Pakistan, Israël et le Royaume-Uni, qui figure au premier rang des investisseurs directs occidentaux. Les rounds de négociations sous l’égide du groupe de Minsk n’ayant pas abouti, Bakou lance une guerre éclair en avril 2016 contre les positions arméniennes du Haut-Karabagh. Celle-ci dure quatre jours et est stoppée par la Russie. L’Arménie, exsangue, réalise l’ampleur du déséquilibre en matière de rapport de force (démographique, économique, militaire). L’essentiel des secteurs stratégiques de son économie est passé sous contrôle russe, accroissant une dépendance quasi totale.
Au printemps 2018, l’Arménie a changé de visage grâce à une « révolution de velours » conduite par Nikol Pachinian. Avec lui, une grande partie de la société civile renverse le régime postsoviétique de Serge Sarkissian (2007-2018), originaire du Haut-Karabagh et dont la réforme constitutionnelle de 2015 avait accentué le tournant autoritaire de son pouvoir. Or le rapprochement d’Erevan avec l’Union européenne (UE) et les États-Unis déplaît à Moscou. À l’été 2020, des affrontements ont lieu sur la frontière arméno-azerbaïdjanaise, et des manœuvres turco-azerbaïdjanaises se déroulent dans le Nakhitchevan. Fin septembre, Bakou lance une offensive qui, au bout de 44 jours, se solde par la prise de 75 % des territoires jadis contrôlés par les Arméniens. La RAHK perd progressivement tout lien politique avec Erevan et passe dans l’orbite de Moscou, qui déploie une force d’interposition de 2 000 hommes.
Victorieux sur le plan militaire au prix de quelque 3 000 morts, l’Azerbaïdjan ne s’estime pas repu. Ses objectifs de guerre consistaient à anéantir la république indépendantiste, à forcer Erevan à céder un corridor extraterritorial dans le sud de l’Arménie afin de réaliser une jonction avec la Turquie en passant par le Nakhitchevan, et à ouvrir le dossier des enclaves azerbaïdjanaises d’Arménie en vue de la conclusion d’un traité de paix sur la base de la reconnaissance mutuelle de l’intégrité territoriale des deux États. Si Erevan confie la destinée du Haut-Karabagh à la Russie, la question du corridor demeure une ligne rouge. Les Azerbaïdjanais lancent une guerre hybride contre les Arméniens du Haut-Karabagh en morcelant leur territoire et en harcelant leur population ; mais aussi contre l’Arménie. Au printemps 2021 et en septembre 2022, son territoire souverain est agressé par l’armée de Bakou. La France pousse l’UE à intervenir et obtient l’envoi d’une mission d’observateurs civils déployés le long de la frontière du côté arménien. Présence symbolique, mais suffisante pour irriter la Russie qui, dans le contexte de la guerre en Ukraine, a accru ses liens avec l’Azerbaïdjan pour l’exportation d’hydrocarbures.
L’Arménie, victime des empires
Un partenariat stratégique qui ne dit pas son nom est scellé entre Moscou et Bakou, tandis qu’à Erevan, l’absence d’intervention russe et de ses alliés de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) pour défendre son territoire nourrit une frustration et la conviction qu’il faut se tourner vers d’autres partenaires. L’UE, qui importe du gaz d’Azerbaïdjan, réunit à plusieurs reprises les dirigeants arménien et azerbaïdjanais, et pousse Erevan à accepter de lâcher le Haut-Karabagh en échange d’une aide hypothétique. Sur le plan stratégique, aucun pays occidental ne propose d’assistance militaire à l’Arménie, alors que l’Azerbaïdjan accroît sa pression sur le Haut-Karabagh en imposant, en décembre 2022, un blocus qui asphyxie son économie et affame sa population. Neuf mois après, c’est le coup de grâce. Bakou s’empare du territoire en coordination avec la Russie, qui n’intervient pas, et emprisonne la plupart de ses dirigeants civils et militaires. L’UE et les États-Unis se contentent de condamner l’offensive.
Le Premier ministre arménien Nikol Pachinian ne réagit pas, conscient qu’une riposte entraînerait des conséquences catastrophiques pour son pays et crie au nettoyage ethnique. En l’espace de 48 heures, la quasi-totalité des 120 000 Arméniens de la RAHK quittent leur patrie, empruntant le corridor de Latchin dans des conditions psychologiques et physiques effroyables. Le Haut-Karabagh abandonné, l’Arménie n’est pas pour autant débarrassée de la menace azerbaïdjanaise. L’Azerbaïdjan occupe 150 kilomètres carrés de territoires arméniens, des hauteurs stratégiques qui accroissent la vulnérabilité du sud du pays, bande montagneuse où Turcs et Azerbaïdjanais entendent réaliser un corridor extraterritorial pour faciliter le transit des hydrocarbures et du fret.
C’est une ligne rouge pour l’Iran, qui considère d’un intérêt vital le maintien de sa dyade avec l’Arménie par où passent chaque jour des norias de camions et a fait savoir qu’il ne tolérera pas un changement de sa frontière au profit de l’axe Ankara-Bakou. Affaiblie, la Russie n’y est pas opposée à condition qu’elle garde le contrôle de ce corridor. Dans cette conjoncture, l’Arménie se rapproche de l’Occident. Le 3 octobre 2023, Erevan a ratifié le statut de Rome de la Cour pénale internationale, casus belli pour la Russie, qui encourage l’opposition arménienne prorusse à renverser Nikol Pachinian. Le même jour, la visite en Arménie de la ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, a permis de renouveler l’engagement de la France à défendre l’intégrité territoriale de l’Arménie, mais Paris ne veut pas adopter de sanctions contre l’Azerbaïdjan. Point de friction des plaques tectoniques russe, turque et iranienne, l’Arménie, maillon faible du Caucase, risque d’être la victime de la géopolitique des empires.
Laura Margueritte
Tigrane Yégavian