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dimanche 13 octobre 2024

Philippines : des perspectives économiques robustes mais fragilisées par le poids des grandes familles

 

Les Philippines sont avec le Vietnam l’un des deux pays de l’ASEAN en forte croissance. Doté d’une population jeune et ouverte à l’innovation, le pays est désormais sur une trajectoire économique prometteuse après le choc très violent du Covid-19. Mais le pays est soumis à une guerre de clans opposant la dynastie Marcos et la dynastie Duterte. Les grandes familles économiques restent dans une logique de rente qui freine la modernisation du pays. À l’international, les liens renforcés avec les États-Unis comportent des risques croissants dans le face-à-face avec la Chine.

Les Philippines apparaissaient au lendemain de la Seconde Guerre mondiale comme l’un des pays les plus prometteurs d’Asie du Sud-Est. Mais le pays entre dans une crise économique profonde à la fin du règne de Ferdinand Marcos Père à partir de 1983 pour ne s’en relever que vingt ans plus tard sous la présidence de Gloria Arroyo, et retrouver le chemin d’une forte croissance à partir de 2010 sous la présidence de Benigno Aquino Jr. La gestion brutale du Covid-19 par Rodrigo Duterte fait perdre au pays près de 10 % du PIB en 2020, soit le pire résultat de toute l’Asie du Sud-Est, avant un rebond à partir de 2021.

Alors que le PIB par habitant du pays était (en dollars courants) le plus élevé de l’ASEAN 5 en 1960, il passe rapidement derrière celui de la Malaisie, puis de la Thaïlande dans les années quatre-vingt, de l’Indonésie à partir de 2005, enfin du Vietnam lors du choc de la pandémie en 2020.

Retour à une forte croissance

Les Philippines ont retrouvé le chemin d’une croissance robuste à partir de 2022. Le potentiel de croissance du pays est estimé par le FMI autour de 6,3 % par an sur les cinq prochaines années, un rythme équivalent à celui du Vietnam et nettement supérieur à celui de l’Indonésie (5 %), de la Malaisie (4,2 %) et de la Thaïlande (3 %). Un rattrapage vis-à-vis des voisins du pays en Asie du Sud-Est est donc engagé, avec un mix d’atouts et de faiblesses caractéristiques d’une économie, d’une société et d’un régime politique dont les structures sont singulières.

Source : Banque Mondiale pour 2000-2023, FMI pour les prévisions 2024-2029

Guerre de clans et poids des grandes familles

Ferdinand Marcos Jr. a été élu en 2022 en binôme avec Sara Duterte, la fille de son prédécesseur Rodrigo Duterte, comme vice-présidente. Cette alliance de deux des plus grandes dynasties politiques du pays semblait inaugurer une longue période de stabilité politique, avec en ligne de mire pour Sara Duterte les élections présidentielles de 2028 – la constitution du pays n’autorise aujourd’hui qu’un seul mandat présidentiel de 6 ans.

Mais l’alliance a rapidement laissé place au conflit. Ferdinand Marcos et Rodrigo Duterte ont échangé des accusations réciproques de consommation de drogue (fentanyl contre cocaïne). Marcos Jr. est soupçonné par le clan Duterte de vouloir modifier la constitution du pays pour supprimer la limite d’un seul mandat présidentiel, et de ne pas faire le nécessaire pour empêcher la Cour de internationale de justice (CIJ) d’enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme commises par Rodrigo Duterte lorsqu’il était président dans sa campagne ultra-violente contre le trafic de drogue.

Sara Duterte a, quant à elle, subi quelques vexations. Elle n’a pas obtenu le ministère de la Défense et s’est vu octroyer celui de l’Éducation, contre l’avis des syndicats enseignants qui la jugent incompétente. Elle s’est vu par la suite retirer le bénéfice de fonds personnels opaques (ces fonds discrétionnaires à l’usage de la présidence et de la vice-présidence sont d’usage courant dans le système politique philippin). Sara Duterte a fini par démissionner de son poste de ministre de l’Éducation en juin dernier pour transformer sa fonction de vice-présidente en un contre-pouvoir.

Au-delà de cette guerre de clans, la démocratie philippine est toujours restée à l’ombre des grandes familles politiques, chacune ayant des attaches provinciales marquées. Les Aquino, originaires de Tarlac au centre de l’île de Luçon, les Duterte basés à Mindanao, les Marcos originaires de Llocos Norte au nord-ouest de Luçon, les Macapagal-Arroyo élus à Pampampa, une autre province du centre de Luçon. Ces dynasties remontent parfois au XIXème siècle ou au début du XXème siècle. La Constitution du pays prévoit le principe d’interdiction des dynasties politiques, mais les différents projets de loi débattus au Congrès sur le sujet n’ont jamais abouti. Une étude réalisée en 2014 par le département d’études politiques de l’Université de New York évalue à 70 % la proportion de députés ou sénateurs liés à des dynasties politiques aux Philippines, près de la moitié d’entre eux ayant eu plus de trois mandats successifs.

Au plan économique, d’autres dynasties, pour une bonne part d’origine chinoise, ont constitué des oligopoles qui contrôlent les principaux marchés. La plus fortunée, la famille Sy, dispose de différentes sociétés couvrant le commerce de détail, la finance, l’immobilier et les matières premières. Manuel Villar et la famille Consunji sont les rois de l’immobilier, Enrique Razon celui de la logistique, Ramon Ang celui de l’alimentaire avec la bière San Miguel, la famille Gogongwei est très présente à la fois dans l’alimentaire et le transport aérien avec Cebu Airlines, la famille Aboitiz, elle, est spécialisée dans la grande distribution.

La combinaison des dynasties politiques et économiques freine la diversification et la modernisation du pays, avec pour marqueurs les hésitations sur l’ouverture aux investissements étrangers et au commerce international ou le faible intérêt pour la recherche et développement.

Internationalisation : des progrès très inégaux

L’importance des exportations de biens et services dans l’économie nationale régresse de façon régulière depuis le début du siècle. Une situation en fort contraste avec celle du Vietnam, pays de l’ASEAN au niveau de développement comparable.

Source : Banque Mondiale

Les exportations de biens restent à un niveau très limité (55 milliards de dollars en 2023 contre 280 milliards pour la Thaïlande ou 370 milliards pour le Vietnam), reflétant les faiblesses de l’industrie manufacturière du pays.

L’équilibre de la balance des paiements courants est préservé par trois points forts. Les recettes touristiques reviennent à leur niveau antérieur au Covid-19, l’activité de BPO (Business Process Outsourcing) est en forte croissance et les transferts des résidents à l’étranger constituent traditionnellement une ressource importante pour le pays. Ce sont donc à ce stade les services et l’émigration qui portent l’internationalisation du pays.

Les investissements étrangers ont été longtemps limités par des contraintes constitutionnelles, ce qui explique la faible intégration des Philippines dans les chaînes de valeur asiatiques. Des réformes adoptées en 2022 ont permis d’ouvrir différents secteurs clés aux investissements internationaux, en particulier les télécommunications, la production d’énergie, la distribution ou les transports. Le niveau des investissements étrangers a nettement progressé pour se situer autour de 9 milliards de dollars annuels au cours des cinq dernières années, un niveau comparable à ceux de la Thaïlande ou de la Malaisie. Il devrait encore progresser dans les prochaines années.

La politique commerciale du pays peut être qualifiée de relativement passive si on la compare à celle du Vietnam. Les Philippines sont naturellement intégrés dans le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership Agreement) qui relie l’ASEAN à l’Asie de l’Est. Ils restent en revanche à l’écart de l’accord transpacifique plus ambitieux connu sous l’acronyme barbare de CPTPP. Il s’agit de l’ancien Transpacific Partnership Agreement dont les États-Unis s’étaient retirés à l’initiative de Donald Trump en 2016, un accord que la Grande Bretagne vient de rejoindre. Contrairement au Vietnam, les Philippines n’ont pas signé d’accords de libre-échange avec les États-Unis ou l’Union européenne. L’Asie représente plus des trois quarts des échanges extérieurs du pays.

L’atout de la jeunesse

La population des Philippines a été multipliée par six depuis 1950, une époque où les femmes philippines avaient en moyenne sept enfants. Elle compte 116 millions d‘habitants en 2024 et va encore gagner 19 millions d’habitants pour atteindre 135 millions d’habitants en 2050 selon les démographes des Nations Unies. L’espérance de vie du pays est relativement basse par rapport à la moyenne asiatique (70 ans en 2024), et le rapport entre le nombre d’enfants (moins de 15 ans) et de séniors (65 ans et plus) est actuellement très favorable, à cinq enfants pour un sénior en 2024. Une situation qui contraste avec celle de la Thaïlande où l’on compte autant de seniors que d’enfants.

Les Philippines sont l’un des rares pays d’Asie qui continue à bénéficier d’un « dividende démographique ». On parle de « dividende » quand la part des moins de quinze ans et des plus de 64 ans diminue en proportion de la population en âge de travailler (les 15-64 ans). Dans le cas des Philippines, ce dividende a été spectaculaire. La part des non-actifs a été divisée par deux entre 1950 et 2024, et elle va continuer à baisser légèrement jusqu’en 2050.

Pour autant, la transition démographique est désormais largement engagée, plus tard que dans la plupart des pays d’Asie, mais de façon tout aussi marquée. Le taux de fécondité est tombé en dessous du seuil de reproduction (2,1 pour les démographes) depuis 2020 et la population du pays pourrait plafonner après 2050. L’atout de la jeunesse n’est donc pas éternel. Les séniors représenteront 11 % de la population du pays en 2050. C’est peu par rapport à la Thaïlande (30 %) ou même au Vietnam (20 %), mais suffisant pour peser sur l’équilibre des régimes de retraite et du système de santé.

Source : Nations Unies. World Population prospects 2024

L’innovation malgré tout

Un rapport récent du cabinet de conseil BCG (Philippines venture capital 2024) souligne la forte dynamique de l’économie digitale et des start-ups, portée à la fois par une population jeune, un nombre élevé de diplômés dans les technologies de l’information et le rôle joué par les « tortues de mer ». Il s’agit des nombreux jeunes Philippins ayant réussi à l’étranger – en particulier en Californie – qui reviennent investir au pays. L’innovation est aussi une nécessité pour permettre à l’importante industrie du Business Process Outsourcing ou externalisation des processus métiers de se reconvertir face aux menaces que fait peser l’essor de l’intelligence artificielle.

Mais l’écosystème bouillonnant des start-up ne compense pas les déficiences de l’État. L’effort de recherche et développement du pays reste un des plus bas d’Asie à 0,2 % du PIB, le nombre de chercheurs par million d’habitants se situe au quart du niveau vietnamien ou au dixième du niveau thaïlandais et la comparaison est similaire si l’on retient le critère du nombre de publications scientifiques. Le Global innovation index de l’OMPI souligne par ailleurs les faiblesses de l’enseignement secondaire illustrés par la médiocrité des résultats du pays aux tests PISA de l’OCDE. La « mentalité de rente » des élites place toujours l’innovation au second rang des priorités politiques, et l’objectif d’une économie du savoir reste très éloigné.

Climat : une mobilisation tardive

Les Philippines sont l’un des pays d’Asie les plus exposés au changement climatique, qu’il s’agisse des typhons, de la montée des eaux et des inondations, des pics de température, auxquels s’ajoutent les risques sismiques. Dans le Global Climate Risk Index développé par Germanwatch, l’archipel figure au quatrième rang des pays les plus affectés par les accidents climatiques entre 2000 et 2019. L’effort d’adaptation mobilise dès lors 95 % des ressources budgétaires consacrées au climat et un plan national d’adaptation exhaustif couvrant la période 2023-2050 a été publié par la Commission pour le changement climatique.

Le pays se situe à un niveau relativement faible d’émissions de gaz à effet de serre, avec un total de 256 millions de tonnes équivalent CO2 en 2023, soit 2,2 tonnes par habitant, qui est de loin le niveau le plus faible de l’ASEAN 6. La multiplication par 2,5 de ces émissions depuis 1990 tient pour l’essentiel à l’explosion démographique, avec un quasi-doublement de la population sur cette période. Le gouvernement considère que les responsabilités du pays dans la lutte pour la réduction mondiale des émissions sont limitées, et que rien ne sera possible sans l’apport financier des pays développés. Le plan de réduction des émissions déposé auprès des Nations Unies reflète cette exigence, seuls 2,75 % des engagement pris étant inconditionnels. Selon l’analyse du Climate Action Tracker, ces engagements, qui sont formulés en réduction relative par rapport aux courbes de croissance antérieures, se traduiront par une poursuite de la hausse absolue des émissions de gaz à effets de serre du pays d’environ 28 % d’ici 2030. Les Philippines se distinguent par ailleurs comme le seul pays de l’ASEAN 6 à n’avoir pris aucun engagement de neutralité carbone pour le long terme.

La transition énergétique du pays est engagée, avec 26 % de la production d’électricité à base d’énergies renouvelables, et un point fort qui est une production d’énergie géothermique représentant un quart des énergies renouvelables. Le charbon reste toutefois de loin la première source de production électrique, à 62 % du total, un niveau équivalent à celui de la Chine. Le gouvernement a pris en 2020 l’engagement de ne pas lancer la construction de nouvelles centrales à charbon, et cet engagement a été respecté. Mais il n’a pas défini de programme de sortie du charbon, considérant que l’arrêt des centrales existantes relevait de la responsabilité du secteur privé.

L’avenir de la transition énergétique aux Philippines dépendra par ailleurs du solaire et de l’éolien, deux types d’énergie très peu développées mais dont le potentiel est jugé gigantesque. L’ouverture récente aux investissements étrangers dans le secteur de l’énergie semble porter ses fruits. Un investissement de 600 millions de dollars du Britannique Actis Terra Solar annoncé en septembre dernier permettra de tripler la capacité actuelle de production d’énergie solaire. Les appels d’offre concernant le solaire et l’éolien se multiplient avec en ligne de mire une part des énergies renouvelables dans la production électrique atteignant 35 % en 2030.

Quel avenir pour la stabilité politique du pays ?

Ferdinand Marcos Jr. a su commencer son mandat en rétablissant un climat de confiance après les à-coups permanents de la présidence Duterte. Il a su favoriser l’ouverture aux investissements étrangers dans l’énergie, les infrastructures et le secteur minier sans s’aliéner les lobbies économiques nationaux. Il a multiplié les voyages à l’étranger pour promouvoir l’image d’une « Philippines nouvelle » et s’est rapproché stratégiquement des Occidentaux sans freiner l’essor des liens économiques avec la Chine. Marcos Jr. se veut également protecteur des pauvres et la bonne tenue de la croissance économique lui a permis d’engranger des résultats.

Sur les enjeux de long terme, Marcos Jr est beaucoup moins entreprenant, qu’il s’agisse d’une réelle vision pour l’innovation, le changement climatique ou la place des Philippines dans les chaînes de valeur asiatiques et mondiales. Son attention va se focaliser sur le court terme avec les élections à mi-parcours de mai 2025, qui détermineront l’équilibre des forces avec le clan Duterte et sa capacité à faire voter une modification de la Constitution pour lui permettre de briguer un second mandat de six ans.

L’autre menace qui pèse sur la présidence Marcos est celle d’un brusque dérapage des tensions avec Pékin en mer de Chine du Sud après les prochaines élections présidentielles aux États-Unis.

Hubert Testard

asialyst.com