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jeudi 24 octobre 2024

Modeste, mais actif. Changement de posture pour le Luxembourg

 

Comment voyez-vous, en tant que militaire professionnel, l’évolution de la situation militaire en Europe ? Craignez-vous une possible attaque russe contre un membre de l’OTAN ?

Le général Steve Thull. Dans un monde globalisé, qui le devient chaque jour un peu plus en raison d’une interconnectivité grandissante résultant du progrès technologique induit par la numérisation, la situation sécuritaire ne peut plus simplement être prise en compte au niveau local, voire régional, mais doit l’être à l’échelle mondiale. Les tensions montantes dans la région de l’Indopacifique font en sorte que les alliés de l’OTAN avoisinant cet espace s’impliquent activement, y inclus sur le plan militaire, dans la préservation de la stabilité sécuritaire de cette zone. Il s’ensuit que les Européens sont de plus en plus responsabilisés pour prendre en charge les problématiques liées à la sécurité externe sur leur continent et dans leur voisinage.

La situation militaire en Europe se caractérise par une dégradation de son environnement stratégique et la persistance des crises dans son voisinage : Afrique du Nord, Sahel, Moyen – Orient et Europe orientale. S’ajoute à ces instabilités un glissement vers des politiques à tendances populistes et nationalistes dans un nombre croissant de pays européens. Cette évolution fait que la recherche de solutions aux problématiques globales est en général plus le fait du niveau national que du niveau interétatique avec comme corollaire un risque accru de non – résolution des grands enjeux. En Europe, c’est avant tout une Russie de plus en plus agressive et assertive qui conditionne la situation militaire avec l’annexion de la Crimée en 2014, le soutien dans la foulée des séparatistes prorusses dans le Donbass ukrainien et la guerre d’agression à grande échelle contre l’Ukraine depuis février 2022.

En mars 2022, l’UE a publié sa « boussole stratégique » et en juin 2022, l’OTAN adoptait son nouveau concept stratégique. Les deux documents prévoient le renforcement de la posture militaire des deux organisations. La capacité de déploiement rapide de l’UE (Rapid deployment capacity – RDC) ainsi que le concept otanien de dissuasion et de défense de la zone euroatlantique (Deterrence and Defence of the Euro – Atlantic Area – DDA) en sont les émanations sur le plan militaire et servent à mieux garantir les intérêts de sécurité des États membres respectifs. Les nouvelles lignes directrices de la Défense luxembourgeoise à l’horizon 2035, publiées en mai 2023, tiennent compte de ces documents d’orientation stratégique en matière de défense.

La dissuasion de l’OTAN repose sur la combinaison des capacités nucléaires et conventionnelles. L’objectif en est de dissuader toute attaque contre un Allié en signifiant que toute agression entraînerait une réponse militaire collective rapide et décisive. Étant donné la dégradation de la situation sécuritaire sur la périphérie de l’Europe depuis bien plus d’une décennie, il n’est pas surprenant que l’article 5 du traité de l’OTAN regagne en importance et que la préparation des troupes au combat à haute intensité redevienne la première priorité de l’Alliance. Sur le terrain, cette nouvelle orientation est marquée par une montée en puissance des missions essentiellement dédiées à la dissuasion. La conséquence en est l’adoption d’une approche à 360° par l’OTAN, avec une extension de sa présence militaire sur son flanc est.

Sur base du concept DDA, l’Alliance a élaboré toute une famille de plans pour sauvegarder la liberté et la sécurité de ses citoyens. Elle a mis en place un nouveau modèle de forces (NFM) pour répondre aux menaces actuelles et futures : 300 000 militaires peuvent être déployés en 30 jours par rapport à 40 000 militaires dans le modèle précédent. Sous 180 jours, 500 000 troupes supplémentaires peuvent être engagées. Des investissements dans des technologies de défense avancées ainsi que l’amélioration de la mobilité des troupes sont également prévus. S’y ajoute que l’OTAN organise régulièrement des exercices militaires à grande échelle pour s’assurer que ses forces soient prêtes à répondre à toutes les sortes de scénarios de crise envisageables. Ces exercices améliorent l’interopérabilité entre les forces alliées et démontrent la capacité et la volonté de l’OTAN à défendre la zone euroatlantique. En outre, cette montée en puissance de l’OTAN, en matière de dissuasion et de défense, a été renforcée par l’adhésion de la Finlande (31e membre en avril 2023) et de la Suède (32e membre en mars 2024).

D’un autre côté, une Ukraine particulièrement combative, courageuse et résiliente, soutenue par l’UE et les pays membres de l’OTAN, a un effet négatif sur les capacités d’attaque russes face à l’Europe. Jusqu’à présent, les objectifs stratégiques de gains territoriaux de la Russie semblent se concentrer sur l’Ukraine et la sphère postsoviétique. Le mode opératoire de la Russie le plus probable à court terme est de recourir à des tactiques de guerre hybride, telles des cyberattaques, des campagnes de désinformation et des opérations clandestines, à des fins de déstabilisation des pays de l’OTAN sans pour autant déclencher une guerre ouverte.

Bien que la possibilité d’une attaque russe directe contre un membre de l’OTAN ne puisse pas être totalement exclue, plusieurs facteurs rendent cela peu probable. La dissuasion nucléaire, les mesures prises pour une meilleure posture de dissuasion et de défense collective, les coûts de la guerre en Ukraine élevés pour la Russie et le support continu de l’Ukraine contre son agresseur sont autant d’éléments qui contribuent à prévenir un tel développement. La volonté de rester uni dans les actions, aussi bien au niveau européen qu’au niveau transatlantique, constitue le dénominateur commun indispensable pour éviter l’aggravation de la situation sécuritaire.

L’Armée luxembourgeoise est historiquement marquée par des fonctions d’infanterie légère/motorisée et de reconnaissance. Au vu d’une guerre en Ukraine où les assauts blindés/mécanisés sont de plus en plus complexes, la « voie de la légèreté » vous paraît-elle avoir de l’avenir ? Comment la rendre plus efficiente ?

L’OTAN demande à ses membres de continuellement transformer leurs capacités militaires afin de répondre aux menaces posées à l’Alliance. Par le passé, l’OTAN demandait au Luxembourg de fournir une capacité de reconnaissance légère. Les choses ont évolué avec le contexte géostratégique global et l’évolution des menaces. Aujourd’hui, l’Armée luxembourgeoise est en mutation et ajoute à ses capacités de reconnaissance des forces plus robustes comprenant des équipes de tireurs d’élite, des équipes disposant de moyens antichars MMP (1) et des équipes JTAC (2) capables de diriger l’appui aérien rapproché. Il en découlera une capacité de reconnaissance de combat, bien que toujours de type léger. À l’horizon 2028-2032, en ligne par rapport aux objectifs capacitaires reçus par l’OTAN en 2021, le Luxembourg, avec son partenaire belge, va mettre en place une capacité de reconnaissance de combat de type médian.

Cet objectif capacitaire sera atteint par paliers. En 2025-2026, la première étape consistera à remplacer les véhicules de reconnaissance actuels, les PRV (3) basés sur le Dingo, par les CLRV (4) basés sur l’Eagle V. Le poids de ces véhicules se situe aux environs de 12 tonnes pour le PRV et de 10 tonnes pour le CLRV.

La deuxième étape, entre 2027 et 2031, se traduira par l’évolution vers des unités de reconnaissance de combat de type médian. Il s’agit d’un processus hautement complexe par lequel l’Armée luxembourgeoise changera profondément au niveau doctrinal, organisationnel, infrastructurel, de l’entraînement, de la formation et des plateformes véhiculaires. Le poids des véhicules de combat fera plus que doubler par rapport aux PRV et atteindra 25 tonnes. En mai 2024, la ministre de la Défense, Yuriko Backes, a déposé le projet de loi concernant l’acquisition et le soutien logistique de ces futurs véhicules. Avec une enveloppe budgétaire de 2,6 milliards euros, répartie sur la durée de vie estimée des véhicules, soit 30 ans, il s’agit du plus gros investissement dans la défense de l’histoire du Grand-Duché. L’évolution vers la capacité de reconnaissance de combat de type médian se fera en étroite collaboration avec nos partenaires belges et français.

En juin 2023, la Belgique et le Luxembourg ont signé un accord de création d’un bataillon binational de reconnaissance de combat de type médian. Où en est ce projet, des points de vue organique et matériel ou concernant les personnels ?

En 2021, le Luxembourg et la Belgique ont accepté l’objectif capacitaire de mettre en place une capacité de reconnaissance de combat de type médian commune. De potentielles synergies ont pu être identifiées avec la Belgique, qui depuis toujours est le partenaire clé de l’Armée luxembourgeoise. Il en résulte les signatures de l’accord de coopération belgo – luxembourgeois en juin 2023 et celui de l’arrangement technique « Ermesinde  » en février 2024 avec la création du comité directeur. Ce dernier est responsable des coordinations nécessaires pour mener à bien ce projet binational. Nous nous trouvons actuellement dans la phase de conceptualisation de la mise en place et de la mise en œuvre du bataillon. Ces travaux permettent entre autres à l’Armée luxembourgeoise d’adopter les lois financières nécessaires pour se doter des équipements, infrastructures et munitions dont elle a besoin.

Le bataillon comprendra in fine quatre escadrons de reconnaissance de combat de type médian, dont deux seront fournis par le Luxembourg et deux par la Belgique. L’état – major, la compagnie logistique et des capacités d’appui au combat seront composés à parts égales de militaires luxembourgeois et belges. La majeure partie du bataillon sera localisée à Arlon. Notons qu’il s’agit de la première fois dans l’histoire de l’Armée luxembourgeoise que celle-ci se dotera de véhicules lourds de type combat avec un armement allant jusqu’à 40 mm. À côté des véhicules Jaguar, Griffon et Serval du programme SCORPION français, les escadrons luxembourgeois comprendront aussi des CLRV « scorpionisés » qui seront mis en œuvre de manière complémentaire et interopérable au sein du bataillon binational.

Au-delà de la composante axée terrain, il est à noter que la partie logistique prendra de l’ampleur. La logistique étant la clé de voûte dans un conflit armé, la compagnie logistique du bataillon binational disposera d’un centre logistique moderne spécifique. Celui-ci sera implanté à Sanem, localité luxembourgeoise à proximité de la frontière belgo – luxembourgeoise et disposant d’un accès direct au réseau ferroviaire. Pour être à la hauteur de ses tâches futures, l’Armée luxembourgeoise planifie d’augmenter son effectif actuel d’environ 200 personnes.

Des éléments de l’Armée luxembourgeoise sont engagés en Roumanie. Comment se passe le déploiement ? En tirez-vous déjà des leçons ?

Les « boots on the ground  » de l’Armée luxembourgeoise aux côtés des Alliés démontrent de façon concrète la solidarité du Luxembourg quant à sa participation active à la dissuasion et à la défense de l’OTAN, y compris par des déploiements en Lituanie et en Roumanie.

La mission du détachement luxembourgeois en Roumanie réside dans la fourniture d’une capacité de reconnaissance légère à la compagnie belge faisant partie du groupement tactique interarmes sous commandement français et déployé à Cincu. Les troupes luxembourgeoises présentes s’entraînent aux côtés des camarades belges et français avec les unités roumaines.

L’engagement du Grand-Duché en Roumanie permet de renforcer les liens transatlantiques et de gagner en expérience au niveau multinational, et, par ce biais, de gagner en interopérabilité. Les expériences en Roumanie permettent aussi de préparer le terrain en vue de la montée en puissance du bataillon belgo – luxembourgeois.

Qui dit travail au quotidien avec la Belgique dans le domaine terrestre dit forcément « CaMo » et SCORPION… et donc travail avec la France, étant donné l’imbrication, inédite à l’échelle européenne, entre la composante Terre belge et l’armée de Terre française. Comment envisagez-vous les relations militaires avec la France ?

La Belgique et la France sont des partenaires privilégiés du Luxembourg. Les liens avec ces armées vont encore se renforcer dans les années à venir. L’imbrication entre la composante Terre belge et l’armée de Terre française via le partenariat CaMo constitue un exemple pionnier de coopération militaire en Europe, auquel le Luxembourg s’est également joint via le programme SCORPION. Cette coopération étroite au niveau européen améliore l’efficacité opérationnelle, renforce l’interopérabilité et offre un modèle de coopération qui pourrait inspirer d’autres pays de l’OTAN et de l’Union européenne. L’interopérabilité est renforcée non seulement au niveau des équipements, mais aussi au niveau des systèmes de communication et des procédures opérationnelles, jetant ainsi les bases pour une meilleure collaboration lors de missions conjointes.

Aujourd’hui déjà, l’Armée luxembourgeoise travaille étroitement avec ces deux partenaires, que ce soit au niveau des formations initiales ou des formations continues. Cette façon de procéder 

permet au Luxembourg d’avoir des méthodes de travail et des réflexions tactiques similaires pour ainsi gagner en efficacité lors des exercices, des entraînements et des déploiements en commun. À partir de 2025, les entraînements et les exercices conjoints avec des unités françaises vont s’accroître et s’intensifier. Pour l’Armée luxembourgeoise, le partenariat avec la France, à côté de celui avec la Belgique, est fondamental.

Le Luxembourg a considérablement diversifié ses capacités militaires ces dernières années, avec un véritable investissement dans des capacités multinationales. Au – delà de ce qui est déjà engagé, d’autres coopérations sont-elles envisagées ?

Dans le cadre de l’effort de défense, le 12 juin 2024, la ministre de la Défense, Yuriko Backes, a présenté aux commissions compétentes de la Chambre des députés l’évolution de l’effort luxembourgeois pour atteindre 2 % du revenu national brut en matière de dépenses en 2030. Cela correspond, selon les estimations actuelles, à une augmentation de 696 millions d’euros en 2024 à environ 1,464 milliard d’euros en 2030. Le Luxembourg, ne disposant pas de la masse critique pour développer à lui seul toutes les nouvelles capacités requises, cherchera toujours des opportunités de coopération multinationale.

Dans le domaine air, pour ne citer qu’un exemple, nous envisageons de développer des capacités de défense aérienne et de défense antimissile intégrées. La guerre en Ukraine nous a montré à quel point il est important de pouvoir protéger son espace aérien de manière adéquate. Le Luxembourg ne dispose pas de telles capacités à l’heure actuelle. Or ce moyen est essentiel pour la sécurité de notre pays, de sa population et de ses infrastructures critiques. Il est évident que la mise en place et la mise en œuvre de tels moyens devront se faire en étroite coopération et en concertation avec nos pays voisins et alliés. Étant donné que les discussions à ce sujet se trouvent actuellement encore à un stade préliminaire, des éléments plus concrets ne peuvent pas encore être présentés.

Joseph Henrotin

Steve Thull

areion24.news