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lundi 21 octobre 2024

Le retour de la conscription : une réponse partielle aux besoins d’effectifs des armées

 

La guerre en Ukraine a entraîné un retour aux fondamentaux de la politique de défense. Les débats sur le possible rétablissement de la conscription, de l’Allemagne aux États-Unis en passant par les Pays-Bas et la Croatie, en sont l’illustration. Pourtant, la mobilisation des citoyens répond-elle au besoin d’effectifs en masse dans les armées ? S’agit-il d’une réaction à chaud face à un problème certain ou d’une transformation nécessaire et inéluctable dans une époque de crise, voire potentiellement de guerre ?

Le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius, a lancé un pavé dans la mare en juin 2024 quand il a proposé un nouveau modèle de service militaire alors que l’Allemagne avait suspendu la conscription très récemment, en 2011. La question se pose aussi dans de nombreux pays en Europe et même aux États-Unis, car les effectifs militaires se sont fortement réduits depuis la fin de la guerre froide et peinent à croître, à l’exception de la Pologne.

Or, la guerre en Ukraine rappelle que les forces armées doivent avoir une épaisseur pour tenir face à l’adversaire, compte tenu de l’ampleur des zones de combat et du taux élevé de pertes dans une guerre entre États. Le concept d’armée lean but mean (petite mais méchante), fondée principalement sur la supériorité technologique, s’avère illusoire au-delà de la conduite d’opérations extérieures.

Les États ont pris conscience, à l’aune du conflit en Ukraine, du sous – dimensionnement de leurs armées. Jean – Dominique Merchet rappelait récemment (1) que, compte tenu de ses moyens matériels et humains, la France ne pourrait tenir qu’un front d’une centaine de kilomètres et pour une courte période. La remontée en puissance des armées passe aussi par des effectifs plus importants.

Cependant, les armées sont confrontées à des difficultés pour recruter des militaires de carrière et pour les garder, le taux de non – renouvellement des contrats étant élevé. De ce fait, il est rare que les armées réussissent à atteindre leur effectif autorisé en France, mais aussi dans beaucoup de pays européens et au – delà. La Russie et, plus récemment, l’Ukraine en sont réduites à recruter dans les prisons. Même Israël a dû se résoudre à appeler sous les drapeaux les ultraorthodoxes, jusque-là exemptés de service militaire, en dépit des fortes tensions politiques suscitées par cette décision.

Le cas de l’Allemagne est emblématique. Sur un effectif attendu de 118 709 militaires hors soldats du rang, 20 898 postes n’étaient pas pourvus à la fin de l’année dernière. Ce déficit de 17,6 % n’a rien d’exceptionnel et reflète une tendance ancienne. Il n’est donc pas étonnant que le rétablissement de la conscription apparaisse comme une nécessité. Pourtant, est-ce la bonne réponse pour avoir des effectifs militaires appropriés ?


D’une certaine manière, les faits tendent à aller dans le sens des défenseurs de cette solution. La guerre en Ukraine a donné le sentiment que n’importe qui pouvait rapidement devenir opérationnel sur le champ de bataille en pilotant un drone FPV (First person view ou pilotage en immersion). Toutefois, comme le rappelait le général Schill lors du salon Eurosatory en juin 2024, l’avantage apporté sur le champ de bataille par les drones simples, de type FPV, n’est qu’un moment de l’histoire. Le renforcement des contre – mesures en réduit l’efficacité et conduit à recourir à des équipements plus sophistiqués qui requièrent… des professionnels pour les opérer.


La satisfaction des besoins en effectifs des armées doit combiner à la fois la masse, afin d’être capable de tenir les positions sur l’ensemble du champ de bataille en permanence, et les compétences des soldats, qui sont nécessaires pour employer des matériels sophistiqués et conduire des manœuvres complexes. Deux configurations de forces sont périlleuses. Les armées pléthoriques sont souvent inefficaces si les soldats ne sont pas suffisamment formés et entraînés, d’où une moindre pertinence de la conscription classique aujourd’hui. À l’inverse, une petite armée de professionnels peut être très efficace, mais elle ne le sera pas longtemps si les pertes au combat entraînent une forte contraction des effectifs et la disparition de compétences détenues uniquement par quelques spécialistes.


Il est important de replacer la conscription dans une perspective historique. Le recours à des armées de masse a été facilité par la simplification de l’usage des équipements militaires. La difficulté à manier fusils et canons avait contraint les pays européens à professionnaliser leurs armées à partir de la Renaissance. Les matériels sont ensuite devenus plus techniques, mais aussi plus faciles à utiliser au XIXe siècle, ce qui a permis une déqualification des combattants et ouvert la voie à des armées pléthoriques de conscrits. À l’inverse, l’emploi de matériels de plus en plus sophistiqués à partir des années 1950 a favorisé le retour à des armées de militaires de carrière très qualifiés.

Par exemple, deux années sont nécessaires pour former les pilotes ukrainiens au maniement des chasseurs F‑16 occidentaux, alors que ces pilotes chevronnés ont déjà bénéficié d’une longue formation initiale (2). La performance des armées repose sur des compétences garantissant que les soldats pourront opérer avec efficacité et en sécurité sur le champ de bataille. Cela suppose une formation appropriée, une mise à niveau régulière des qualifications et des entraînements fréquents. De ce fait, la professionnalisation reste au cœur du modèle de génération de forces.

La formule de conscription proposée par Boris Pistorius est intéressante, car elle cherche un compromis entre taille des effectifs et efficacité opérationnelle. Loin d’appeler tous les jeunes sous les drapeaux, comme c’était le cas pendant la guerre froide, le projet allemand vise à identifier les personnes potentiellement intéressées par un service militaire, ayant les capacités physiques et mentales pour rejoindre les armées, mais aussi disposant des compétences spécifiques dont les armées ont besoin, notamment dans des domaines spécialisés fortement déficitaires.

Cette nouvelle approche de la conscription vise à remplir les rangs des armées, mais en sélectionnant les personnes qui répondent aux besoins réels et uniquement pour le niveau d’effectifs souhaité. Il s’agit en fait d’une approche développée en Suède. La défense suédoise analyse ainsi le profil d’une classe d’âge chaque année et appelle sous les drapeaux, sans dérogation possible, le tiers d’entre eux le plus apte à servir pour une durée de 9 à 15 mois. Il s’agit en somme d’identifier les bons profils et de s’assurer qu’ils seront disponibles pour les armées sans passer par le marché du travail, une alternative souvent compliquée pour les armées (3).

Cette approche renouvelée de la conscription permet de répondre aux besoins à court terme des armées. Cependant, il s’agit d’un complément par rapport à des forces dont l’efficacité opérationnelle repose toujours sur des militaires de carrière. Beaucoup de compétences nécessaires pour une guerre moderne ne sont pas compatibles avec un service militaire de quelques mois. La durée de service est insuffisante pour acquérir toutes les compétences attendues. Même si les anciens appelés sont considérés comme réservistes pendant plusieurs années, leur réintégration rapide dans les armées est problématique faute de périodes d’activation suffisantes pour maintenir leurs compétences.

L’accroissement des effectifs professionnalisés est donc une nécessité en complément d’une conscription revisitée afin d’être en mesure de faire face à un conflit majeur. L’avenir semble aller vers une formule hybride combinant des professionnels très spécialisés et des conscrits capables de rapidement réaliser certaines tâches pour les suppléer en cas de conflit. Cette nouvelle configuration possible répondrait au besoin de masse des armées, mais aussi à la diversité des équipements allant de drones FPV, presque aussi faciles à utiliser qu’un fusil AK‑47, à des équipements de haute technicité comme un avion ou un char de combat, dont l’emploi optimal requiert des années de formation et d’entraînement.

Notes

(1) Jean-Dominique Merchet, Sommes-nous prêts pour la guerre ? L’illusion de la puissance française, Robert Laffont, Paris, janvier 2024.

(2) La formation initiale d’un pilote de chasse dure entre quatre à sept ans en France en fonction des qualifications requises.

(3) Voir Renaud Bellais, « Les armées face aux défis du marché du travail », Défense & Sécurité Internationale, n° 157, janvier-février 2022, p. 26-28.

Renaud Bellais

areion24.news